L’ALTÉRITÉ CONJECTURALE ET LA CRITIQUE DES OPINIONS D’AUTRUI CHEZ NICOLAS DE CUSE Lorenzo Peña Institut de Philosophie du CSIC (Conseil Supérieur de la Recherche Scientifique) Madrid, Espagne Communication présentée eau XXIII Congrès des Sociétés de Philosophie de Langue Française LapenséephilosophiqueduCusainestaxéesurunschémanéoplatonicienvisantàsurmonter un quelconque dualisme ou pluralisme radical — à résorber donc en quelque sorte la pluralité enunité—etenmêmetempsàrendrecompte,depuislasourceoriginaledeschoses,deladualité des déterminations opposées, de l’être et du non-être, ainsi que de la multiplicité et de l’altérité propres aux êtres finis. Le schéma sur lequel pivote cette philosophie c’est bien la dualité des manières d’être des opposés. Seulement une telle dualité est à son tour ancrée dans l’unité et, d’une certaine façon, se ramène à l’unité. En effet: la dualité en question ne consiste qu’en ceci, que l’altérité n’est pas toujours réciproque. Dieu est Non-Aliud, si bien qu’il n’est autre par rapport à aucun autre. Dès lors Il possède toutes déterminations (autrement Il serait divers de ce dont il manquerait) mais, comme elles sont en Dieu, les déterminations sont, elles aussi, non-autres, c-à-d elles y sont confondues entre elles puisqu’identiques à leur commun sujet, Dieu (l’identité est ainsi conçue comme étant toujours transitive). En revanche, chaque créature (chaque être finidonc)estunautre.Unautrequequoi?Ehbien,unautreparrapportàquelquechosed’autre.
Communication prsente au XXIIIeCongrs des Socits de Philosophie de Langue Française
La pense philosophique du Cusain est axe sur un schma noplatonicien visant à surmonter un quelconque dualisme ou pluralisme radical à rsorber donc en quelque sorte la pluralit en unit et en mme temps à rendre compte, depuis la source originale des choses, de la dualit des dterminations opposes, de l’tre et du non-tre, ainsi que de la multiplicit et de l’altrit propres aux tres finis.
Le schma sur lequel pivote cette philosophie c’est bien la dualit des manires d’tre des opposs. Seulement une telle dualit est à son tour ancre dans l’unit et, d’une certaine façon,seramneàl’unit.Eneóet:ladualitenquestionneconsistequ’enceci,quel’altrit n’est pas toujours rciproque. Dieu est Non-Aliud, si bien qu’il n’est autre par rapport à aucun autre. Ds lors Il possde toutes dterminations (autrement Il serait divers de ce dont il manquerait) mais, comme elles sont en Dieu, les dterminations sont, elles aussi, non-autres, c-à-d elles y sont confondues entre elles puisqu’identiques à leur commun sujet, Dieu (l’identit est ainsi conçue comme tant toujours transitive). En revanche, chaque crature (chaque tre fini donc) est un autre. Un autre que quoi? Eh bien, un autre par rapport à quelque chose d’autre. Tout d’abord par rapport au Non-Autre, qui prcisment est foncirement caractris par cette non-altrit qui est la sienne, son apanage. Deuximement par rapport aux autres autres, puisque, de par son altrit constituante, un treautreest, non seulement autre que le Non-Autre, mais aussi autrement autre; ce qui veut dire: autre que Lui à sa façon propre, diverse d’autres façons d’tre autre. A chaque autre une altrit propre lui revient, puisque c’est son lot que d’tre autre diversement des autres autres, en altrit. Ce qui entraîne pour le Cusain une vrit ontologique comme celle que Leibniz, deux sicles et demi plus tard, appellera le principe d’identit des indiscernables.
Puis donc que Dieu est non-autre par rapport aux autres (aux tres finis, les cratures), la dualit pose par le Cusain est un dualit enracine dans l’unit. Cette dualit de façons d’tre signifie que chaque dtermination possde par quelque chose, outre la façon d’tre possde qu’elle a dans le domaine des choses finies, a une autre façon d’tre possde, qui ne se ralise que dans l’Infini, c-à-d en Dieu, à savoir: non pas comme une dtermination autre que les autres mais comme identifie aux autres. Ce n’est pas à dire cependant que, comme elle est possde par Dieu, une dtermination ne soit point ce qu’elle est; mais, tout en tant et demeurant ce qu’elle est, sans perdre donc sa propre nature, sans devenir pour ainsi dire frelate, ou altre ou, encore moins, supplante par quoi que ce soit, chaque dtermination, comme elle est en Dieu, est non-autre: non-autre avant tout par rapport à Dieu lui-mme, et en suite par rapport aux autres dterminations autrescomme elles sont dans la rgion du fini, non pas comme elles sont en Dieu.
Le paradoxe du surgissement du multiple à partir d’une racine originaire unique est ainsi rsolu par le Cusain: en Dieu toutes choses existent et concident avec Lui et donc entre elles; en Dieu il n’y a pas d’altrit, ou plutôt l’altrit n’y est pas altrit, l’altrit s’y trouve sans altrit, identifie qu’elle y est à la non-altrit. Mais en eux-mmes, dans la rgion du fini à laquelle ils appartiennent de par l’altrit individuante qui les constitue comme ce qu’ils sont diversdoncdesautreslestrescrsexistentdanslavarit,lamultiplicit,ladiórence vis-à-vis,toutd’abord,deDieu,duNon-diórent(Non-Aliud)et,drivativement,lesunsdes autres. La varit, l’altrit, la pluralit, sont certes relles; seulement elles ne sont ralises que dans un sens, non pas dans l’autre: les tre finis sont bien des autres, des multiples, c-à-d divers les uns des autres et divers du Non-divers. Celui-ci en revanche n’est pas divers de ces tres-là.
Laltrit conjecturale chez Nicolas de Cuse 2 Cela ne veut pas dire en tout cas pas essentiellement que l’altrit n’existe qu’au point de vue des cratures. Si d’aventure le Cusain s’exprime en des termes susceptibles d’une lecture semblable, ce n’est gure sa façon coutumire d’exposer sa pense (pense il faut l’avouerdiôcileàprciserexactement,puisqu’elleseveutundiscoursquiatteindrait,incom-prhensiblement, l’inattingible, par le biais des nigmes, dbouchant ainsi sur un parler qui n’en est plus un, ni simple parole ni silence, mais une union des deux qui se dpasse elle-mme vers l’infini). Ce que le Cardinal paraît vouloir dire c’est plutôt ceci: que, si Dieu, connaissant les choses comme elles sont, ne saurait trouver aucune altrit de Lui-mme par rapport aux choses, c’est qu’il n’y en a aucune; si les cratures trouvent leur altrit par rapport à Dieu, c’est qu’une telle altrit existe; par suite Dieu lui aussi doit la connaître.
La seule racine de l’tre des cratures c’est Dieu, qui leur donne leur tre, leur identit. Dieuestaussilasourcedesdiórencespourautantquelesdiórencesexistentet,decefait, sont des choses aprs tout. Nanmoins ce qui constitue chaque crature comme tant autre que les autres et, ds lors, limite (c-à-d sa borne) ce n’est pas quelque chose que Dieu ait à donner à la crature ou à lui imposer, mais au contraire c’est, ni plus ni moins, la crature elle-mme dans son tat d’altrit, donc de finitude. Encore faut-il viter une mprise ici qui consisterait à supposer que chaque chose finie serait la source de sa propre finitude. Non pas! Sa finitude tant quelque chose, elle vient aussi de Dieu. Car aussi bien la chose ralise dans l’altrit del’universnediórepasdel’altritquiluiestpropre,desadiversitvis-à-visdesautres. Maisquelachosesoitaóecteparunetelleborne,parunetellealtritoupluralit,n’estpas due à ce que Dieu cause en elle quelque chose de surajout à elle-mme. En ce sens Nicolas rpte plus d’une fois des phrases que d’autres avant lui avaient noncs y compris un certain nombredescolasticiens,dontilempruntesouventlestournuresenleurassignatunrôlediórent , p.ex. que Dieu est la cause de l’tre des cratures mais pas de leur non-tre, pas de leur altrit, de leur finitude, de leur multiplicit, puisque ce qui est Être, Unit, Infinitude ne peut donner que de l’tre, de l’unit, de l’infinitude; que la racine de la pluralit et de l’altrit ne serait pas à chercher en Dieu. D’aucuns interprtent de tels propos dans le sens d’une assertion de l’indrivabilit de l’altrit, d’une contingence absolue des cratures dans leur pluralit, dans leurdiórence,cequimanqueraitdepourquoi.C’estoublierquepourNicolaslenon-tre,le nant, la nihilit, l’altrit, ne sont pas trangers à Dieu, à qui rien ne fait dfaut. Seulement rappelons-le comme elles sont en Dieu ces dterminations-là sont identiques à leurs contraires, à l’tre, à la non-altrit. Mais si Dieu donne l’tre à une crature la rendant par là autre par rapport à Lui-mme et aux autres, il ne lui confre par là aucune altrit supplmentai-re dont elle aurait besoin pour tre autre. En donnant l’tre, Dieu donne aussi la limitation, l’altrit, le non-tre. Mais il donne tout cela comme tre, comme ce qu’il est. (Car, si les contraires sont en Dieu identifis, chaque fois que l’un des contraires est moins parfait que l’autre c’estcommele dernier qu’il est en Dieu, ce qui veut dire que la façon qu’a Dieu de possder la dtermination en question est celle caractrisable par le membre le plus parfait du couple en question.)
Puisque Dieu est donc avant tout le Non-Aliud il est l’Égal, l’Égalit elle-mme. Dieu n’est ni plus grand ni plus petit, mais ce qui ne garde aucune commune mesure avec les tre finis. Il n’est donc pas ingal. Sans l’Égalit aucun tre ne saurait exister, vu que chaque tre abesointoutd’abordd’tre[galà]cequ’ilestaulieud’treautre.Eneóet,sichaquetre fini est un autre par rapport aux autres, il n’en est pas moins gal par rapport à soi. L’galit est source d’tre pour autant que plus une chose possde l’galit plus elle possde l’tre: les chosesaóectesparuneplusgrandeingalitparrapportàelles-mmes(p.ex.suivantles moments, les parties, les côts) sont moins stables que celles lies à elles-mmes par une plus
Laltrit conjecturale chez Nicolas de Cuse 3 grande galit. Plus un ensemble sera composite ou htroclite, moins de chances il aura de demeurer au moinscteris paribus. Si bien qu’à la fin il aura t, tout compte fait, moins rel.
Dieu est l’Égalit, donc. Il n’est ingal ni par rapport à lui-mme ni par rapport aux cratures. Mais chaque crature est ingale. Tout d’abord elle est ingale par rapport à l’Égal en soi, c-à-d à Dieu. En suite par rapport aux autres choses, vu que rien ne saurait tre autre que’une chose à moins de ne pas tre (parfaitement) gal à cette chose-là. Enfin nous l’avons vu chaque chose finie est (partiellement) ingale mme par rapport à elle-mme, bien qu’une telle ingalit soit, pour ainsi dire, partage suivant les priodes, les aspects, les parties composantes. Plus une chose approche de Dieu tout en restant loigne de Lui par une distance infinie , plus elle est gale (à elle-mme).
Les tres finis existent dans l’ingalit, mais cette ingalit s’y trouve à des degrs trs divers.Lapluralitdesdegrsdcouledel’ingalitmmedeschoses.N’taientlesdiórences de degr, les choses seraient contraintes à tre gales, tout au moins parfaitement gales à certaines autres choses sous certains rapports, ce qui pour le Cusain est exclu par la nature ingale des choses finies, par l’altrit qui les rend telles. Les tres finis sont donc plongs dans la gradualit. Ils peuvent eux aussi possder des dterminations mutuellement opposes, mais il y aura toujours desdiórencessoitd’aspectsoitdetempssoitdedegr.
La connaissance qui est à la porte des tre finis que nous sommes est conditionne par ces facteurs d’altrit et d’ingalit. Une connaissance vritable, parfaite, demanderait tout d’abord une non-altrit par rapport à l’objet, une communion ou galit sans faille avec lui, ce que nous ne saurions pas atteindre par rapport à nous-mmes, encore moins par rapport à d’autres choses.
La vrit est l’adquationde la pense à l’objet, c-à-d leur galisation. Dieu seul tant gal, la connaissance (parfaite) lui est rserve. Nous autres ne pouvons accder qu’à un succdan: laconjecture. Une conjecture est une pense que le penseur produit, qu’il cre, qu’il invente. Or là où l’altrit est rduite à un moindre degr c’est dans l’oeuvre cratrice. Dieuquiestlecrateurparfaitnediórepasdesescratures.Pourautantquenouscronsune oeuvre (imparfaitement), nous en sommes spars par un moindre dcalage, par une moindre altrit. De fait chaque oeuvre ressemble à son crateur en un sens profond et bien rel. Au point que, nos conjectures tant l’oeuvre de notre dmarche de pense et ne nous venant pas de l’extrieur, ce sont elles que nous connaissons le mieux. Par leur biais nous connaissons les objets sur lesquels elles portent.
Mais c’est une chose de connaître vraiment, dans la non-altrit par rapport au connu, et c’en est une autre que de connaître par conjecture. La conjecture peut tre fonde, elle peut aussi reposer valablement sur des indices rels. D’ailleurs Nicolas insiste sur ce point: en crant les conjectures nous ne crons pas leurs objets, qu’au contraire nous trouvons, que nous rencontrons (reperimus). Mais la rencontre, la «trouvaille», ne s’en fait pas moins par un mouvement spontan du penseur dans l’lan de sa conjecture, dont le bien-fond ne saurait tre garanti d’avance.
Trois sont les traits qui rendent notre connaissance conjecturale une docte ignorance. Tout d’abord le fait que la conjecture n’est qu’une reprsentation de l’objet, qui tout de mme en dióre.Laressemblanceentreeuxexisterachaquefoisquelaconjectureseravraie.Maisce
Laltrit conjecturale chez Nicolas de Cuse 4 sera toujours une ressemblance imparfaite. La conjecture sera dans ce cas unesimilitudode l’objet, mais (partiellement) ingal à lui. C’est ainsi que Nicolas dit que nous connaissons dans l’nigme. Nous connaissons les objets dans cessimilitudinescomme nous connaissons une chose par des symboles: nous la devinons, mais elle ne se donne pas (pleinement) à nous, elle demeure nigmatique. Le deuxime trait de la connaissance conjecturale qui la rend une docte ignorance (et aussi une connaissance dans l’nigme) c’est cette absence de caution. Lors mme que nous nonçons nos conjectures sur la base d’indices srieux, toute preuve ultime et indubitable nous chappe. La force des indices et des raisonnements est toujours limite, plus ou moins prcaire. La troisime caractristique de la connaissance conjecturale que nous avons des autres choses en vertu de laquelle cette connaissance n’en est pas une vritablement mais un moyen terme entre le savoir et l’ignorance c’est que l’objet de notre connaissance manque de prcision. Eneóet:laseulechoseabsolumentprcisec’estl’Égalitparfaite,c-à-dDieului-mme;mais, à cause de la surabondance de sa perfection, de son tre, nous ne pouvons en recevoir qu’une lointainelueur.Quantauxtresfinis,aóectsqu’ilssontparl’ingalit(chacund’euxàl’gard de lui-mme), ils sont toujours, à des degrs divers, imprcis ils n’ont pas de dmarcations prcises, nettes, tranchantes. Or une connaissance en est une dans la mesure où elle est prcise; elle peut tre prcise pour autant seulement que son objet est, lui aussi, prcis. Cela ne veut pas dire pour autant que la critique devienne impossible ou arbitraire, que toutes les conjectures se valent, que les dbats perdent leur sens. Seulement, il faut s’aviser du faitquelesdiórentesopinionssontsouventautantdefaçonsd’approcher,dansl’nigme,d’une vrit diversement aperçue et formule suivant les points de vue. En outre, toute justification est relative: aucun raisonnement n’est dcisif, tout à fait concluant ou inappelable. Le critre que la conception pistmologique du Cardinal semble prfrer à tout autre c’est bien un critre qui, tout en reconnaissant cette relativit irrductible de la justification pistmique, tend, asymptotiquement, vers son dpassement, au moyen non pas d’une fermeture sur soi, mais au contraire d’une ouverture aux autres points de vue, d’essais d’intgration de points de vue alternatifs dans le canevas de conjectures qu’on est en train de tisser.*
* On trouvera des claircissements ainsi que le dploiement d’une vidence textuelle tayant certaines des thses exgtiques proposes dans cette communication dans d’autres travaux de l’auteur: «Au-delà de la concidence des opposs: Remarques sur la thologie copulative chez Nicolas de Cuse»,Revue de Thologie et de Philosophie121 (Lausanne: 1989), pp. 57-78; «La superación de la lógica aristotlica en el pensamiento del Cusano»,La Ciudad de DiosCCI/3 (sept-dc. 1988), pp. 573-98; «La concepción de Dios en la filosofía del Cardenal Nicolás de Cusa»,Revista de la Universidad Católica47 (Quito: 1987), pp. 301-28; «El pluscuamracionalismo de Nicolás de Cusa: la contradicción allende la contradicción», qui paratra dans les Comptes Rendus du Premier Congrs espagnol de philosophie mdivale, Saragosse 1990.