Entre justice et raison politique. L affaire Pinochet - article ; n°1 ; vol.3, pg 35-42
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Description

Critique internationale - Année 1999 - Volume 3 - Numéro 1 - Pages 35-42
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Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 1999
Nombre de lectures 14
Langue Français

Extrait

Contre-jour Entre justice et raison politique L’affaire Pinochet Aleajo Carpentier dans leRecours de la méthode, par Guy Hermet et Javier Santiso utrefois, comme se plaisait à l’observer les dictateurs du Nouveau Monde s’étei-gnaient paisiblement. Ils pouvaient écouler leurs jours d’automne, oubliés et soli-taires, sous les lambris de quelque grand hôtel d’une des villes du Vieux Monde. Ces mêmes villes leur assuraient des places éternelles dans leurs plus beaux cime-tières, tandis que d’autres, plus généreuses et compréhensives, s’activaient à mul-tiplier leurs lingots. L’arrestation de Pinochet est venue soudainement inter rompre cette tradition d’hospitalité, suscitant au Chili, selon les cas, joie, fur eur ou embar ras : car, en s’assurant de sa personne, les Eur opéens n’ont pas seulement réduit la liber d’aller et venir des (ex-)dictateurs du monde entier ; ils ont aussi mis en demeure quatorze millions de Chiliens d’affronter la mémoire vive d’un passé omniprésent. Sur le plan des principes, les démocrates de tous pays ne peuvent que se réjouir de cet événement. Comment, en effet, ne pas célébrer l’arrestation d’un des dic-tateurs les plus emblématiques du continent? Car Pinochet est avant tout un sym-bole. Il ne fut pas, et de loin, le plus sanguinair e du siècle, même à s’en tenir aux Amériques. La durée de vie et l’intensité répressive de son régime (1973-1989) ne furent pas exceptionnelles si on les compar e à celles de cer tains de ses prédéces-seurs ou contemporains comme T rujillo (qui gouver na la République Domini-caine de 1930 à 1961) ou Fidel Castr o, dont le régime fête en 1999 ses quarante ans d’existence. Non, si Pinochet est devenu un symbole, c’est qu’il incarne une scandaleuse hérésie : celle d’un autocrate qui a réussi à transformer son pays et à l’ériger, avec l’aide des fameux Chicago Boys, en un modèle de vertu économique. Il résume à lui seul une époque où le roman de la vie des Latino-Américains n’avait rien de magique ; une époque dominée par les coups de force de guérillas lumineuses et de généraux séditieux, l’époque des Amériques aux veines ouvertes et d’un monde anticartésien qui multipliait les concertos baroques. De plus Pinochet n’a cessé d’accumuler les paradoxes. Il a été à la fois le chef d’une institution, l’armée, véri-table colonne vertébrale de l’État chilien, et l’artisan du démantèlement de pans
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entiers de ce même État. Il a désarmé un modèle de développement économique pour mieux en armer un autre, lequel sera par la suite imité dans tout le sous-continent et même en Europe. Enfin, il a orchestré sa propre sortie (involontaire) de la scène politique en faisant voter ses concitoyens sur son maintien au pouvoir lors du référendum de 1988. Sa trajectoire atteste combien, en définitive, le temps des autocrates diffère de celui des démocrates. À l’instar de tous les dictateurs, il a d’emblée récusé le temps de la démocratie, rythmé par les aléas électoraux et les contretemps parlementaires. Le temps du régime de Pinochet a été celui d’une uchronie autoritaire. Il a été une tentative antipolitique d’échapper au temps, de le mettre entre parenthèses en déniant toute contrainte de durée à l’exercice du pouvoir, autre que la contrainte biologique. Même après avoir accepté d’être évincé du pouvoir en 1988, il a conti-nué de se maintenir en vie politique, son ombre omniprésente s’étirant sur ces dix dernières années de démocratie. L’ancien dictateur a pris soin de multiplier les enclaves autoritaires, s’arrogeant par exemple le droit de nommer des sénateurs à vie (neuf des quarante-sept sénateurs). Durant les dix-huit der niers mois de sa présidence, il a manœuvré pour nommer neuf des seize juges de la Cour suprême, également à vie. Lui même s’est octr oyé le dr oit de se maintenir à la tête des armées comme commandant en chef jusqu’en 1997, avant de rejoindre à son tour le cer cle très fer mé des sénateurs à vie et, en tant que tel, de devenir constitu -tionnellement intouchable dans son pays (ce que les responsables chiliens se gar-dent bien de rappeler lorsque, arguant de la « souveraineté nationale », ils exigent son retour au Chili afin qu’il « soit jugé dans son propre pays »). Du haut de son « immortalité » politique, il n’a eu de cesse de perturber le cérémonial démocra-tique, faisant dire à certains de ses analystes que la transition chilienne a été la plus 1 incomplète et imparfaite de toutes celles d’Amérique latine .
La transition en danger ?
Dès lors, comment ne pas s’étonner de l’effort considérable déployé par les auto-rités chiliennes, le président démocrate-chrétien Eduardo Frei, son ministre des Affaires étrangères José Miguel Insulza, son ministre de l’Intérieur ou encore son ambassadeur à Londres, tous membres de la gauche, pour extirper des griffes de la justice européenne le toujours encombrant octogénaire ? Pourquoi s’acharner ainsi afin d’obtenir le retour au pays de celui qui fut responsable de tant d’années d’exils et de répression ? En fait cette arrestation illustre les heurts de temporalités qui traversent aujour-d'hui l'espace mondial. Elle intervient (sur le sol britannique et à la demande d'un juge espagnol) alors que, d'un côté, le monde célèbre le cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme et que, de l'autre, le Chili
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s'apprête à affronter sa troisième élection présidentielle depuis le retour de la démocratie. D'un côté, donc, la temporalité majestueuse de l'éthique des principes et des convictions, dont la visée n'est pas l'immédiat mais bien l'horizon lointain du temps long. De l'autre, la temporalité prosaïque de l'éthique de la responsabi-lité, qui, au nom de la mesure et de la prudence, commande de prendre en consi-dération les conséquences immédiates et de parer aux effets indésirables. Or, comme le souligne Max Weber, la politique ne peut être conduite qu’en compo-sant ces deux éthiques. Le principal regret que l’on pourrait formuler à l’encontre de cette arrestation est finalement qu’elle intervienne si tard : non seulement au moment où le patriarche fête ses quatre-vingt-trois ans, mais à quelques mois d’une échéance électorale délicate. Car elle amplifie, par le réveil d’une mémoire douloureuse, les risques de polarisation de la société. On comprend dès lors que l’activité déployée par la coalition au pouvoir ne répond pas au seul impératif de la raison d’État (dans une affaire d’ailleurs où l’on use et abuse, de par t et d’autr e, des ar guments juridiques, comme le souligne le recours à la phraséologie de la « souveraineté » bafouée ou l’emploi du terme de « génocide » pour qualifier les atrocités commises par le régime militaire) : elle pro-cède aussi du souci de ne pas mettre en danger les acquis démocratiques dans un pays où la recherche de consensus a été à la fois le gage et la limite du ertour à une vie politique pacifiée. Pour l’avoir per due de manièr e br utale au mois de sep -tembre 1973, les artisans de la transition chilienne savent combien il faut se méfier des génér eux élans de ceux que T ocqueville appelait « les amis excessifs de la démocratie », ceux pour qui la politique est af faire d’absolus, d’impératifs tout aussi catégoriques qu’idéologiques, c’est-à-dire, en l’occurrence, les zélés juges et intellectuels eur opéens peu enclins à s’attar der dans les méandr es de l’histoir e d’un pays du bout du monde. Dans ce pays, la démocratisation s’est mise en mar che au prix d’un lent et patient travail de deuil et d’oubli, d’accommodements et de frustrations, d’une labo-rieuse entreprise de conciliation qui s’est arrêtée, comme l’a montré la véhémence des réactions chiliennes de part et d’autre, en deçà du seuil de la réconciliation. Dans ce pays, également, l’armée reste une institution crainte et respectée. Chacune de ses branches peut envoyer un de ses ex-commandants en chef siéger au Sénat ; quatre de ses commandants militaires sont membres du Conseil de sécurité nationale (autant que les représentants civils) ; le Président du pays ne peut démettre aucun de ses officiers supérieurs ; et elle jouit d’une grande autonomie budgétaire : le dixième des revenus issus des ventes annuelles de la principale richesse du pays (le cuivre) lui est directement reversé. Par ailleurs, l’éventuel procès de Pinochet serait très délicat à gérer. Comme le rappelle Paul Ricœur, l’acte de juger est avant tout celui qui dé-partage. Il s’agit de faire la part de l’un et de l’autre, autrement dit d’imputer les crimes et les châtiments.
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Or, cet exercice d’imputation est toujours compliqué. La responsabilité de Pinochet n’est mise en doute par personne, pas même par les dirigeants chiliens, dont le premier gouvernement démocratique a établi que l’armée et les services secrets, agis-sant directement sur ordre de la junte militaire, sont responsables de 2 095 exécu-tions extra-judiciaires et de morts causées par les tortures ainsi que de 1 102 « dis-parus », les chiffres réels étant, de l’avis de tous, probablement supérieurs. Mais faudra-t-il élargir (et jusqu’où) le cercle des responsabilités ? En 1958, en 1964 et en 1969, les États-Unis ne ménagèrent pas leurs efforts financiers pour aider les chrétiens-démocrates à vaincre les socialistes dont les promesses électorales effrayaient. Lorsque Salvador Allende arriva au pouvoir en 1970, Richard Nixon donna des instructions pour « sauver » le Chili, la CIA entamant alors les manœuvres visant à sonder les possibilités d’un coup d’État militaire. Le général chilien René Schneider, alors aux commandes d'une des armées les plus légalistes du sous-continent, fut ainsi approché en vain. Il sera tué par la suite, et c’est Allende qui 2 nommera à ce poste le général Pinochet . Et comment esquiver des pr océdures judiciaires qui pour raient être lancées à l’encontre non seulement des despotes du monde entier (tel Laurent-Désiré Kabila) mais aussi, par exemple, contre George Bush pour les civils tués lors de l’invasion de Panama en 1989 ou contre Mikhaïl Gorbatchev au vu de sa responsabilité dans l’invasion meurtrière de la Lituanie ou dans le pogrom anti-arménien de Soumgaït en 1998 ? Ce dernier exemple est spécialement illustratif. Il ne s’agit pas d’opposer les morts aux morts pour absoudre Pinochet, mais de percevoir, sur la base d’épi-sodes assez proches dans le temps, relevant en outre l’un et l’autre de l’ordre poli-tique interne et non de la guerre internationale, que les dictateurs classés « du mau-vais côté » du réper toire de nos sentiments ne détiennent pas le monopole des massacres visant à intimider l’adversaire par la terreur au nom d’une raison d’État que chacun interprète à sa manièr e. Gorbatchev, le « héros démocratique », a voulu frapper indir ectement de conster nation les Baltes pré-sécessionnistes en laissant complaisamment se perpétrer la tuerie de Soumgaït ; Pinochet a entendu frapper d’une stupeur définitive la gauche chilienne. Or, dès lors qu’on se place sur le terrain judiciaire, la qualification du crime cesse de dépendre des intentions politiques générales dans lesquelles il s’est inscrit à un moment donné. On ignore encore dans quelle mesure, large ou modeste, l’affaire Pinochet aura contribué à mettre à l’heure des droits de l’homme toutes les pendules du monde. Sur le plan national, cette affaire rouvre indiscutablement des plaies qui ne furent ou ne purent être cicatrisées à temps. Désormais le Chili doit traiter dans l’urgence un problème placé sur son agenda immédiat depuis la lointaine Europe. Le pays avait sans doute besoin de cet exercice collectif de catharsis. Peut-être trouvera-t-il suffisamment de ressources pour s’engager sur le chemin d’une réconciliation effective et exprimer le pardon. Avec la dictature militaire, le Chili a fait l’expérience
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de l’impardonnable, c’est-à-dire de la dette infinie. Si l’on pense, avec Ricœur 3 toujours, que la finalité du pardon n’est pas d’effacer la mémoire mais bel et bien de briser le cercle de la dette, peut-être est-il alors permis d’espérer que cette affaire sera aussi l’occasion pour le pays de donner un futur à sa mémoire et de pou-voir ainsi se libérer pour de nouveaux projets.
Une bénédiction déguisée
4 Comme le souligne une enquête rendue publique en décembre 1998 , si les Chiliens restaient divisés quant à l’opportunité de cette arrestation, ils ne considéraient pas pour autant que la démocratie fût en danger (à plus de 66 %). Pragmatiques, ils continuaient de penser que le boycottage des produits britanniques ou espagnols était une mauvaise chose (à 82 %). Mais surtout, la culpabilité de Pinochet ne fai-sait aucun doute pour la majeure partie des personnes interrogées (63 %), qui pensait également que la meilleure solution serait un retour au pays de l’ancien dic-tateur et son jugement (dont on a vu qu’il est inconcevable en droit) par les tribunaux chiliens. Elles étaient 57 % à être favorables à un tel procès, contre 29 % à y être hostiles. Preuve également d’une certaine maturité politique, l’affaire Pinochet n’avait pas altéré leurs préférences électorales et leur appréciation de la situation politique, le candidat de la gauche rénovée, Ricardo Lagos, continuant de recueillir 32 % des intentions de vote, et 46 % des personnes interrogées (contre 49 % avant le déclen-chement de l’affaire) étant convaincues qu’il serait le prochain président du pays. Si ces intentions de vote venaient à se confir mer, le Chili, à l’instar de l’Espagne du début des années quatre-vingt, pourrait alors parachever son processus de tran-sition démocratique en acceptant, sans traumatisme ni triomphalisme, de se donner pour président un candidat issu de la gauche. Autrement dit, l'af faire Pinochet pourrait bien comporter une bénédiction déguisée. D’abord, quelle que soit désormais l'issue juridique de l'affaire, elle a contri-bué à débloquer la politique chilienne. Cette der nière, enlisée dans la r echerche de consensus et contrainte par les enclaves autoritaires héritées de la période mili-taire, était entrée en crise avant la demande d'arrestation du juge espagnol. Les déchi-rements internes au sein de la droite et les dissensions au sein de la démocratie chré-tienne avaient affleuré au grand jour dès 1997. Quant à la coalition gouvernementale, si socialistes et démocrates-chrétiens continuaient d'afficher leur unité dans l'exer-cice du pouvoir, certains leaders ne cachaient plus dès 1997 leur volonté de recon-sidérer les stratégies d'alliances nées dans le sillage de la lutte contre le régime mili-taire. Le déclenchement de l'affaire n'a fait qu'accélérer le délitement d'une politique sans doute nécessaire à la sortie du tunnel autoritaire mais devenue par la suite synonyme de blocage. Désormais, le paysage politique est entré dans une intense et salutaire phase de recomposition, la topographie finale de cette
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recomposition restant indécise. Cette affaire pourrait contribuer à reconfigurer les systèmes d'alliances de la fameuse démocratie de consensus à la chilienne en favo-risant l'exit(la défection) des mécontents, qui déplaceraient leur choix d’un parti à un autre, et en éprouvant la loyauté des militants et sympathisants des différents partis politiques, l'essentiel ayant été jusqu'à présent des manifestations plus ou moins explicites devoice(de protestation), toujours endiguées. D'une part, la droite rénovée (Renovación nacional, RN), entrée en crise avant 1998 avec le départ de son leader, le réformateur Andrés Allamand, désormais en « congé de la politique » à Georgetown, se trouve prise entre le loyalisme à l'égard de Pinochet et une attitude plus critique. La crise de ce parti sanctionne de fait les limites de la rénovation d'une droite qui, contrairement à la très « légaliste » et pinochettiste UDI, s'était jusqu'alors démarquée en tenant des propos plus critiques, en matière de droits de l'homme et de démocratie, à l'encontre du régime mili-taire. Avec le retrait, au cœur de l'affaire Pinochet, du candidat de RN à l'élection présidentielle de 1999, une par tie non négligeable de la dr oite r este désor mais orpheline, les uns refusant de se reconnaître pleinement dans les propos de l'UDI, les autr es excluant de basculer au centr e vers la démocratie chrétienne. Autr e-ment dit, l'irruption de cette affaire pourrait altérer les loyautés de la droite modé-rée en favorisant, si ce n'est des défections, tout du moins des prises de parole de nature à affaiblir cette composante, l'UDI ou la DC pouvant êtr e les deux béné-ficiaires du phénomène. La démocratie chrétienne, quant à elle, est également agitée par de nombr eux débats sur la stratégie à suivr e en matière d’alliances, et connaît une remise en question importante comme l'a souligné, bien avant l'afaire Pinochet, la démission de l'ancien ministr e des Finances du président A ylwin, Alejandro Foxley, de la présidence du par ti, laissant ainsi la voie libr e à l'actuel candidat présidentiel, Andrés Zaldivar. Quant à la gauche, elle pourrait devenir en 1999 l'une des grandes bénéficiaires (involontaire) de cette af faire car son charismatique candidat à l’élection prési-dentielle, Ricardo Lagos, s'il venait à s'imposer face à Zaldivar au sein de la Concer-tation lors des primair es de la coalition au pouvoir, affronterait alors Joaquín Lavin, le candidat de l'UDI. Difficile, dans ce contexte, d'imaginer un report mas-sif des votes de la DC et de RN vers le candidat de l'UDI. D'ici l'élection prési-dentielle fin 1999, l'exercice de haute politique auquel devra s'essayer Lagos sera donc d'alterner silences et prises de position, en se gardant bien de s'aliéner tant les électeurs socialistes (qui pourraient lui reprocher son manque de « combati-vité » en manifestant leur mécontentement, en faisant défection ou en prenant la parole) que l'électorat centriste (qui pourrait lui reprocher, au contraire, trop de « combativité » et être encore plus enclin à la protestation verbale). À ce déblocage politique s'ajoute qu’en retrouvant la mémoire, le Chili retrouve aussi une certaine forme d'espoir, une capacité jusqu'alors niée et désactivée de croire.
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La société chilienne a en effet souffert d'un excès d'oubli, l’amnésie des uns empê-chant les autres de se défaire de leur excès de mémoire. Cet excès d'oubli a égale-ment entravé l'horizon temporel du pays, rivé sur ce que le politiste Norbert 5 Lechner a appelé « l'omniprésence du présent » . Le Chili a ainsi souffert d'un déficit d’avenir, de projets (comme il avait souffert par le passé d'un excès de futur aux connotations utopisantes, que ce soit celle de la « révolution socialiste » ou celle de la « révolution libérale »). En forçant le pays à affronter ce passé qui n'est pas passé, l'affaire agit d'ores et déjà comme un catalyseur, contribuant à poser la question de la mémoire et à libérer l’horizon, à se dégager de la peur. Il n'y a aucune raison sérieuse de douter de la capacité des Chiliens à affronter ce double défi. Sur le plan politique, et à la veille de l'élection présidentielle, l'affaire invite à larguer les amarres de la politique de consensus et à redonner au 6 Chili ce qu'Ortega y Gasset appelait une « politique de haute mer » , c'est-à-dire une politique de « longue distance », lestée de vision et de visée du futur. Sur le plan économique, en se frottant à l'adversité, le Chili se redonnera les moyens d'ajus-ter le modèle économique qui a certes contribué à amener des taux de croissance appréciables mais n'a pas dissipé le pr ofondmalestar(malaise) obser vé par le 7 PNUD dans son der nier rapport consacré au pays . Ajoutons qu'en 1999, l'éco -nomie chilienne connaîtra des performances macro-économiques moindres que par le passé. Après un taux de croissance de 7,1 % en 1997 et encore de 4,7 % en 1998 (malgrél'impactdelacriseasiatiqueetdelachutedesprixducuiver),lacroissance devrait plafonner à 2 % en 1999 selon les prévisions des banques d'af faires amé-ricaines telles que J.-P. Morgan et Merrill Lynch. Autrement dit, non seulement le modèle du consensus politique arrive en bout de course mais le tout aussi incon-tournable « modèle économique » chilien devra retrouver le cap de la bonne espé-rance. Tant sur le plan politique qu'économique, l'appel du large ne se fera pas sur le mode utopique mais bien pragmatique, l'émer gence de ce pragmatisme, de politiques du possible et non plus de l'impossible ayant été en définitive la véri -table grande transformation chilienne de ces dernières années.
1. Voir en particulier les essais de Tomas Moulian,Chile actual : anatomía de un mito, Santiago du Chili, Arcie-Lom, 1997 ; et d'Alfredo Joignant,El gesto y la palabra. Ritos políticos y representaciones sociales de la construcción democrática en Chil,eSantiago du Chili, Arcis-Lom, 1998. 2. Peu de temps avant le déclenchement de l’« affaire Pinochet », le 11 septembre 1998, les archives américaines sur cette période ont été partiellement ouvertes et diffusées sur le web. Plusieurs documents de la CIA, du FBI ou de différents dépar-tements nord-américains relatifs aux relations entre le Chili et les États-Unis et au coup d’État de 1973 sont ainsi aujour -d’hui consultables à l’adr esse suivante :http//www.seas.gwu .edu/nsarchive. Concernant l’affaire Pinochet elle-même, on consultera les sites suivants :http://www.puntofinal.cl/especial/justicia/justicia.html;http://www.amnesty.orgou encore http://www.tercera.cl/casos/pinochet/index.html 3. Voir Paul Ricœur, « Sanction, réhabilitation, pardon », dans Ricœur,Le juste, Paris, éditions Esprit, 1995, pp. 193-208. 4. Cette enquête, réalisée par le MORI chilien, peut-être consultée sur Internet à l’adresse suivante : http://www.mori.com/polls/pinochet.html…/…
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5. Voir Norbert Lechner, « Las sombras del mañana »,Colección Estudios Cieplan, n° 37, juin 1993, pp. 69-75 ; « Nuestros miedos »,Perfiles Latinoamericanos, n° 13, décembre 1998, pp. 179-198 ; et Norbert Lechner et Pedro Guell, « Contruc-ción social de las memorias en la transición chilena », article présenté lors de la conférence « Mémoires collectives de la répression dans le Cône Sud », Montevideo, 15-16 novembre 1998. Sur la dimension politique de cette transformation tem-porelle, voir Javier Santiso, « The fall into the present : the emergence of limited political temporalities in Latin America », Time & Society, vol. 7, n° 1, 1998, pp. 25-54 ; et, plus spécifiquement sur la trajectoire chilienne, Javier Santiso, « Théorie des choix rationnels et temporalités des transitions démocratiques »,L’Année Sociologique, vol. 47, n° 2, 1997, pp. 125-148. 6. Voir le bel essai de José Ortega y Gasset, « Mirabeau ou le politique », dans Ortega y GassetL,e spectateur, Paris, Rivages, 1992, pp. 101-149. 7.Desarrollo humano en Chile, 1998. Las paradojas de la modernización, Santiago du Chili, PNUD, 1998. Voir les débats qu'a suscités ce rapport dans le forum de discussions chilienhttp://www.tiempo2000.cl
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