Guerre et construction de l État dans la Corne de l Afrique - article ; n°1 ; vol.9, pg 93-111
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Critique internationale - Année 2000 - Volume 9 - Numéro 1 - Pages 93-111
Il est admis que la guerre a joué un rôle essentiel dans la formation de l'État et de la nation en Europe. Le caractère lacunaire de ce processus dans les pays africains, qui précisément ne se sont pas constitués sur la base de guerres entre voisins, en fournirait la preuve a contrario. Or l'examen de la relation entre guerre et formation de l'État en Éthiopie et en Érythrée, qui en offrent pourtant les deux meilleurs exemples en Afrique, ne permet guère de confirmer l'hypothèse de la capacité de la guerre à construire la nation et l'État, du moins à l'échelle de quelques décennies. Certes, elle a obligé les deux entités à s'organiser assez efficacement sur le plan administratif et militaire. Mais le résultat reste extrêmement fragile et peu convaincant. La constitution de la nécessaire communauté imaginée est un processus beaucoup plus complexe que les théories constructivistes du nationalisme n'ont tendance à le croire.
19 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 2000
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Langue Français

Extrait

D’ailleurs
Guerre et construction de l’État dans la Corne de l’Afrique
par Christopher Clapham
u ne littérature abondante et généralement convaincante donne à penser que l’expérience de la guer re a joué un rôle véritablement essen -tiel dans la formation de l’État et de la nation en Europe 1 . Confrontées à une lutte sans répit pour leur sur vie dans un monde darwinien où les plus faibles étaient sacrifiées, les sociétés eur opéennes ont été amenées à mettr e en place des struc-tures étatiques leur permettant de se défendre face à leurs adversaires, lesquels, à leur tour, ont dû s’organiser en États. Tout au long de ce processus, la guerre a per-mis aux pouvoirs centraux d’assurer leur autorité sur des vassaux jusqu’alors quasi indépendants. Elle a suscité le besoin d’appareils d’encadrement capables de mobi-liser les ressources de ces sociétés et de les organiser à des fins de protection. Les administrations nationales ont ainsi prélevé des hommes (par la conscription) et
1. L’ouvrage de référence est bien entendu celui de Charles Tilly, Coercion, Capital and European States, A.D. 990-1990, Oxford, Blackwell, 1990. Voir aussi Linda Colley, Britons Forging the Nation 1707-1937 , New Haven, Yale University Press, 1992 ; William McNeill, The Pursuit of Power : Technology, Armed Force and Society since A.D. 1000, Oxford, Blackwell, 1983 ; Martin van Creveld, The Transformation of War , New York, Free Press, 1991.
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de l’argent (par l’impôt) et les ont déployés sous la forme de ces armées de citoyens qui, de 1792 à 1945, ont façonné l’État-nation européen moderne. Surtout, et cela est essentiel, ce processus a construit la « communauté imaginée » (B. Anderson), seule susceptible de légitimer en morale l’exercice par l’État d’une violence orga-nisée et donc de produire des citoyens prêts à y participer, voire à se sacrifier pour elle. Cette communauté imaginée a enfin permis la participation populaire et la responsabilité démocratique, puis la transformation de l’État en pourvoyeur de bien-être social. Vus sous cet angle, les dysfonctionnements manifestes des États africains pour-raient être attribués au fait qu’ils n’ont pas connu cette expérience capitale de la guerre. Dans leur grande majorité, ils ont été le produit d’une conquête par des puissances colonisatrices à la supériorité militaire si écrasante que les peuples afri-cains n’ont pu garder de cette expérience que le souvenir d’une vaine résistance. Les territoires ainsi conquis devinrent des États qui n’avaient aucune rationalité interne et dont les frontières avaient été définies par les conquérants. Les mou -vements « nationalistes » qui revendiquèrent l’indépendance étaient beaucoup trop récents et faibles pour of frir quelque chose de comparable à l’expérience de la guerre, malgré les efforts de certains d’entre eux (au Ghana, en Guinée ou au Mali, par exemple) pour for ger un État et une nation dans le combat contr e « l’autre », le colonisateur. Même après l’indépendance, les États africains ont continué d’exister non pas tant grâce à leurs pr opres efforts pour se construire en États-nations que grâce aux règles de dr oit et aux pratiques du système inter na-tional qui reconnaissaient leur « souveraineté » 2 . Ces normes leur ont générale-ment permis de nouer entre voisins des relations de soutien mutuel, ce qui leur a évité d’avoir à recourir à une mobilisation intensive de leurs r essources comme les États européens avaient dû le faire ; et lorsqu’ils se trouvaient menacés, soit par des dissensions internes, soit par une agression venue de l’extérieur, ils pouvaient faire appel à la protection diplomatique et militair e, voire à l’intervention armée directe de leurs anciens colonisateurs ou des superpuissances dont ils s’étaient assuré la pr o-tection. Ils ont pu ainsi s’épar gner la tâche de bâtir au plan interne des structures d’autorité ; au contraire, celles-ci ne pouvaient qu’être affaiblies par leur état de dépendance extérieure. Quelle que soit la réticence que l’on puisse éprouver, sur le plan moral, à plaider en faveur de la guerre, on serait ainsi amené à conclure que les États africains ont eu la part trop belle et que leurs faiblesses, en tant qu’États, en sont le résultat 3 . La fin de la guerre froide et le désengagement progressif des deux super-puissances, ainsi que des anciens tuteurs coloniaux, vis-à-vis de la préservation du statu quo territorial en Afrique ont créé une situation nouvelle, et les États africains sont de plus en plus seuls, désormais, face aux défis qu’ils doivent affronter. Il est probable que les soulèvements qui ont eu lieu depuis, et dont l’exemple le plus
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frappant est celui des guerres qui déchirent la République démocratique du Congo depuis 1996, vont entraîner de nouveaux processus de consolidation ou de désa-grégation des États, qui pourront soit modifier soit confirmer les divisions terri-toriales héritées de la période coloniale. Le résultat final reste très incertain et ne peut donner lieu qu’à des spéculations. Il y a cependant une région en Afrique, la Corne, où la relation entre guerre et formation de l’État est beaucoup plus étroite qu’ailleurs, plus ancienne aussi, et où elle peut donc être analysée de manière bien plus significative que dans d’autres régions du continent. Même là, bien entendu, les effets de ces troubles ont été très variables d’un pays à l’autre. La République de Somalie offre l’exemple le plus net d’un effondrement de l’État sous la pression d’une guerre menée tout d’abord contre l’Éthiopie, puis entre différentes factions à l’intérieur du territoire national. Le micro-État de Djibouti doit encore large-ment sa survie au soutien de son ancienne métropole. Mais deux pays très proches, l’Éthiopie et l’Érythrée, offrent à coup sûr d’excellents exemples du lien entre guerre et formation de l’État sur le continent africain, et c’est ce dont nous trai -terons dans les pages qui suivent. La pr emière est l’État le plus grand de la région et pourrait y prétendre à l’hégémonie. L’Érythrée en était partie intégrante entre 1952 et 1991 puis, à l’issue d’une guer re de sécession, s’est elle-même constituée en État dont la souveraineté a été inter nationalement reconnue en 1993. Une seconde guerre a de nouveau mis aux prises ces deux pays de 1998 à 2000.
L’État éthiopien et la guerre Le cas de l’Éthiopie est cer tainement le mieux à même de suggér er une réponse à la principale fausse énigme concer nant l’Afrique : que se serait-il passé si la colo -nisation n’avait pas découpé le continent comme elle l’a fait et si les pr ocessus de formation de l’État déjà en cours avant la conquête avaient pu se poursuivr e ? Il pré-sente bien entendu des par ticularités qui empêchent de le transposer tel quel à d’autres parties du continent. Déjà à l’époque du par tage colonial, l’État éthiopien était l’un des plus anciens et des plus puissants d’Afrique, et au surplus se distinguait des autres par sa religion – le christianisme – et par une langue écrite. Le simple fait qu’il ait pu, un jour décisif de mars 1896, mobiliser à ses frontières une armée de cent mille hommes, pour la plupart équipés d’armes à feu, et tenir tête à l’invasion de troupes européennes montre assez à quel point il différait de la plupart des autres formations politiques africaines confrontées à la poussée coloniale.
2. Voir Robert H. Jackson, Quasi-States : Sovereignty, International Relations and the Third World , Cambridge, Cambridge Uni -versity Press, 1990. 3. C’est le point de vue soutenu par Edward N. Luttwak dans « Give war a chance », Foreign Affairs 78 (4), 1999.
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Et pourtant, à bien des égards, le processus de formation de l’État en Éthiopie présentait des analogies avec ce qu’on pouvait observer ailleurs sur le continent 4 . Le noyau de l’État était localisé au centre du pays, dans une région assez densé-ment peuplée (bien que particulièrement morcelée par le relief), et son pouvoir s’étendait tout autour vers des zones moins peuplées, où il s’affaiblissait progres-sivement. Les frontières de l’Empire n’étaient pas clairement délimitées car elles ne résultaient pas d’une confrontation avec d’autres États : en fait, son influence finissait par s’épuiser dans des régions qui ne faisaient à proprement parler partie d’aucun État. L’une des principales différences entre l’Afrique et l’Europe sur le point qui nous occupe ici réside, de fait, dans l’absence de conflit entre pays voi-sins ayant pour objet la définition des frontières. L’étendue du territoire de l’État, à un moment donné, était plutôt déterminé par le degré d’autorité que son chef était capable d’exercer sur la région centrale, les moyens militaires dont il dispo-sait et sa détermination à en faire usage, ainsi que par les ressources économiques qu’il pouvait prélever sur les populations et les régions de la périphérie. Dans la plupart des cas, ces ponctions s’opéraient par le r ecours périodique à des razzias plutôt que par l’activité régulièr e d’une administration. La guer re était donc au cœur de toute l’affaire. L’histoire de l’Éthiopie est celle d’un pays où l’autorité du chef sur des vassaux potentiellement r ebelles et celle de l’État sur les ter ritoires péri-phériques ont en per manence été soumises à l’épr euve des armes. Il n’est pas d’époque dont on puisse dir e que l’Empire dans son ensemble y a con nu la paix 5 . Pourtant, cette situation de belligérance per manente n’a que très par tiellement nourri un processus de consolidation de l’État analogue à ceux qu’a connus l’Eur ope. La conscience qu’avait l’Éthiopie d’êtr e « une île chrétienne au milieu d’un océan musulman » a certes contribué à alimenter un cer tain nationalisme territorial, mais l’État n’a été réellement menacé que lors du djihad d’Ahmed Gragn (1527-1543). Dans l’ensemble, la guer re avait un caractère non pas linéaire mais cyclique. Sur le plan économique, elle avait des ef fets désastreux – comme c’est générale-ment le cas pour des sociétés paysannes – qui empêchaient la création d’institu -tions efficaces appuyées sur le développement des forces productives. Et sur le plan idéologique, entre le milieu du XVI e siècle et le milieu du XIX e , elle n’a favorisé l’éveil d’aucun sentiment « national », car elle concernait presque exclusivement l’ordre interne ; il n’y avait pas d’ennemi extérieur, d’« autre » contre lequel une identité nationale aurait pu se définir. Il est difficile de déterminer à quel point ce processus a été affecté par le par-tage colonial du continent africain et la transformation de l’Éthiopie en un État territorial reconnu à l’extérieur et beaucoup plus étroitement intégré qu’aupara-vant dans les structures diplomatiques, militaires et économiques du système inter-national. On peut néanmoins observer certains changements importants. L’Éthiopie s’est vu reconnaître des frontières au-delà desquelles s’exerçait l’autorité de
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puissances coloniales qui, d’un côté, représentait une menace pour la « souverai-neté » éthiopienne, mais aussi (ce qui était plus important au jour le jour) exerçait un contrôle administratif relativement efficace sur des confins jusque-là instables. La capacité de l’État éthiopien à s’assurer une position privilégiée dans l’impor-tation des armes tout en procédant, à l’intérieur, à un renouveau de l’appareil d’État, permit aux dirigeants d’affermir leur autorité sur la zone centrale et de conquérir, à la périphérie, des territoires beaucoup plus étendus que n’avaient pu le faire leurs prédécesseurs – à l’exception notable du Nord, où l’Italie fonda la colo-nie de l’Érythrée en y intégrant certaines zones qui faisaient naguère partie du « cœur » de l’État éthiopien. Néanmoins, cette expansion territoriale reposait sur des discriminations sociales et religieuses, et l’annexion forcée de nombreuses popu-lations musulmanes allait nécessairement diluer ce qui pouvait exister de sentiment national. Les bases de la richesse se modifièrent également, par suite notamment de la valeur croissante des terres conquises au Sud et à l’Ouest du pays, qui pouvaient fournir des produits d’exportation, en particulier du café. Une administration cen -tralisée fut créée, dont les fonctions essentielles étaient l’extraction de plus-value et l’entretien d’un appareil de coercition permanent. Les alliances militair es conclues avec les puissances étrangèr es devinrent indispensables à l’État, à la fois pour se défendre contre d’éventuelles invasions et, plus encor e, pour garder le contrôle des territoires périphériques potentiellement – et souvent effectivement – insoumis. La principale question concer nant le lien entre guerre et formation de l’État était dès lors la suivante : cet État au moins partiellement transformé allait-il se trou-ver renforcé ou au contraire fragilisé par les conflits auxquels il était confr onté ? Autrement dit, réussirait-il à « utiliser » la guerre à des fins de construction de la nation et de l’État, selon des modalités analogues aux trajectoir es européennes ? On sait aujourd’hui qu’il n’en a rien été, mais ce n’était nullement donné d’avance. Un processus de formation d’un État et, au moins par tiellement, de développement d’une nation était bel et bien en cours, ouvrant peut-êtr e la voie à la création d’un État-nation viable, et la guer re y jouait un rôle essentiel. Le nouveau système international faisait peser une menace sur l’indépendance du pays, suscitant cet « autre » contre lequel une identité nationale pouvait se constituer. C’est un État très largement unifié qui s’opposa aux deux tentatives d’invasion italiennes de 1895-1896 et de 1935-1936 – victorieusement dans le premier cas, mais sans succès dans le second – et qui puisa par la suite dans ces deux expériences tous les éléments
4. L’ouvrage que vient de publier Jeffrey Herbst, States and Power in Africa : Comparative Lessons in Authority and Control , Prince-ton, Princeton University Press, 2000, donne un remarquable aperçu général des problèmes et des processus de formation de l’État en Afrique. 5. La meilleure étude du fonctionnement de l’Empire éthiopien avant la colonisation reste celle de James Bruce, Travels to Discover the Source of the Nile in the Years 1768,1769,1770,1771,1772 and 1773, 2 e ed., 8 vol., Edimbourg, Constable, 1804.
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d’un mythe d’unité nationale. Même si, en 1941, l’aide extérieure a été très utile à l’Éthiopie pour se libérer de l’occupation italienne et recouvrer son indépendance, sa lutte de libération était suffisamment « nationale » pour que l’identité de la nation en sorte renforcée. C’est l’existence en Érythrée d’un fort courant d’opinion favo-rable à la « réunification » avec la « mère-patrie » qui permit sa fédération avec l’Éthiopie en 1952 6 . Et le développement d’une économie nationale et d’un appa-reil administratif civil et militaire, bien qu’essentiellement limité à la région cen-trale de Shoa et se réclamant des fondements culturels et religieux de l’Empire éthio-pien, ouvrit la voie à la participation d’un certain nombre d’individus à travers tout le pays, en particulier chez les élites chrétiennes. Avec l’accession à l’indépen-dance d’autres pays africains, à partir de la fin des années cinquante l’Éthiopie béné-, ficia d’un environnement international très favorable, au début tout au moins : à cette époque, les États jouissaient d’une très forte légitimité et la construction nationale devint une priorité partout sur le continent. La création de l’Organisation de l’unité africaine à Addis Abeba, en 1963, symbolisait l’intégration de l’Éthiopie dans le nouvel ordre continental. Le seul pays africain à contester la volonté af fi-chée par l’OUA de fair e respecter le statu quo frontalier en Afrique, la République de Somalie, fournit même à l’Éthiopie un « autr e » contre lequel le nationalisme éthiopien allait pouvoir se définir. Sur quoi le processus a-t-il donc achoppé ? Avant même l’effondrement de l’Empire en 1974, il était clair que le pr ojet de formation de l’État en Éthiopie souf -frait de deux handicaps. Le plus évident était l’échec de l’intégration politique en Érythrée, où la résistance qui était appar ue au début des années soixante était devenue, dix ans plus tard, une véritable insurrection. Le second handicap, sans doute moins inquiétant dans l’immédiat mais qui devait avoir à long ter me des consé-quences encore plus dommageables, était l’échec de l’intégration politique dans une partie du Sud et de l’Ouest. Ces régions, dont dépendait désor mais le développe-ment économique du pays, étaient soumises à un régime d’exploitation sociale, poli -tique et économique qui se révélerait à la longue insuppor table. Pour l’intelli-gentsia révolutionnair e qui allait donner au soulèvement de 1974 ses bases théoriques, cet échec s’expliquait par la structure même de l’État. Le projet auquel adhéraient ces intellectuels était un projet jacobin, bien plus proche du modèle révo-lutionnaire français de 1789 que du modèle russe de 1917. Ils pensaient qu’en renversant une superstructure monarchique anachronique et corrompue et l’idéo-logie particulariste sur laquelle elle reposait, et en engageant un processus révo-lutionnaire de transformation égalitaire de la société, il serait possible de jeter les fondations d’un État-nation moderne. La révolution éthiopienne – la seule véri-table révolution sociale que l’Afrique ait encore jamais connue – reposait fonda-mentalement sur l’abolition de la propriété privée des terres, considérée très lar-gement, et à juste titre, comme la base principale de l’exploitation, et sur la mise
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en place d’un État fortement centralisé imposant une modernisation par le haut. Comme toutes les révolutions, elle dévora nombre de ses enfants et ne tarda pas à tomber sous le contrôle d’une dictature militaire ; mais c’était peut-être là une étape normale dans le processus de modernisation. L’argument selon lequel une poi-gnée de militaires a « trahi » une révolution qui sinon aurait ouvert la voie à une démocratie libérale ne fait qu’illustrer la naïveté des espoirs nourris par les perdants. Comme toutes les révolutions aussi, celle-ci dut très vite affronter l’épreuve de la guerre et, du moins au début, elle en sortit victorieuse. Contrairement à la plu-part des régimes révolutionnaires, elle n’avait pas de projet de transformation mondiale ni même régionale, et elle ne mettait pas en cause la structure du sys-tème international. Elle limitait ses ambitions au territoire national, considéré comme un cas à part, et bien que le nouveau régime ait conclu une alliance étroite avec l’Union soviétique et adopté le marxisme-léninisme comme idéologie officielle, il n’avait aucune prétention à exporter son modèle. Si la Somalie envahit le pays en 1977, c’est parce que les troubles en Éthiopie paraissaient of frir au régime somalien de Mohamed Siyad Bar re une belle occasion de réaliser un pr ojet qui lui tenait à cœur depuis longtemps : l’annexion d’une région éthiopienne peuplée de Somalis. Le résultat de l’opération allait confir mer la sagesse d’un précepte épr ouvé : « N’envahissez jamais un pays en pr oie à une révolution ». Comme dans d’autres pays révolutionnaires depuis 1792, le régime éthiopien put s’appuyer sur un sou -tien populaire massif, que lui avait acquis sa politique de changement social – notamment dans les pr ovinces du Sud naguère particulièrement exploitées – et c’est grâce aux armées de citoyens qu’il fut en mesur e de mobiliser, bien plus qu’à l’aide cubaine ou soviétique, qu’il vainquit la Somalie. Ce faisant, il créait et conso -lidait ces éléments d’encadr ement, ces appareils qui, en Europe, avaient trouvé leur origine dans les mouvements révolutionnair es, et l’on a pu penser qu’il avait ef fec-tivement posé les bases d’un État beaucoup plus ef ficace. Les six années qui sépar ent la guerre de l’Ogaden (1977-1978) de la grande famine de 1984-1985 mar quent l’apogée de l’État éthiopien. Bien qu’il n’ait pas réussi à soumettre l’Érythrée et que la guerre se poursuivît dans la région du Tigré, le nouveau pouvoir militaire marxiste continua à mettre en œuvre son pro-jet de contrôle de la société par le haut, avec comme objectif la mobilisation de toutes les ressources, en principe pour assurer le développement économique et social du pays, mais en fait, essentiellement, pour répondre aux nécessités militaires. Grâce à la réforme agraire et à l’encadrement des populations rurales et urbaines dans des associations de paysans et de citadins, l’État put renforcer la collecte de l’impôt,
6. Ceci a bien entendu été contesté par les par tisans d’un autre nationalisme érythréen qui s’est finalement imposé, mais de nombreux témoignages contemporains l’attestent. Voir Tekeste Negash, Eritrea and Ethiopia : The Federal Experience , Uppsala, Nordiska Afrikainstituet, 1997.
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la conscription, la mise en place de coopératives – qui n’alla pas jusqu’à la collec-tivisation –, la « villagisation » (concentration de l’habitat paysan) et le déplace-ment de populations (600 000 personnes environ furent évacuées de zones mena-cées par la famine et réinstallées dans des régions réputées sous-peuplées). Tout cela s’accompagnait de la promotion d’un nationalisme unificateur des différents peuples du pays, d’une propagande nationaliste révolutionnaire sans répit et de la création, en 1984, d’un parti d’avant-garde marxiste-léniniste, le Parti ouvrier éthiopien, le dernier à avoir été créé sur ce modèle avant la débâcle de 1989 7 . Pourquoi ce projet a-t-il échoué ? À mon avis, ce n’est que très partiellement à cause des événements qui se sont déroulés ailleurs dans le monde, en particulier l’effondrement de l’Union soviétique. Quelque importance qu’ait pu avoir ce pays comme fournisseur de matériel militaire et d’un modèle de développement éco-nomique et politique particulièrement adapté à la situation éthiopienne 8 , l’échec du modèle léniniste était déjà perceptible avant 1989. Au plan militaire, en parti-culier, le problème n’était pas tant d’obtenir de l’étranger la four niture de maté-riel que de s’organiser à l’intérieur pour êtr e en mesure de l’utiliser. Malgré son expérience déjà ancienne d’une or ganisation hiérarchisée, l’institution militair e ne résista pas à l’usure des combats incessants en Ér ythrée et au Tigré ni à la déli-quescence de ce qui restait d’une armée de métier peu à peu diluée dans les lar ges masses de conscrits mal entraînés et peu motivés. Plus l’Union soviétique et ses alliés accéléraient la fourniture d’armes à ces conscrits, plus vite ces mêmes ar mes se retrouvaient entre les mains de ceux qu’elles étaient censées combattr e. À la fin de la guerre, le Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE), principal mou-vement nationaliste érythréen, était équipé d’armes soviétiques, y compris d’ar tillerie lourde et de chars. L’échec militaire de la République démocratique populair e d’Éthiopie – tel fut son nom officiel à partir de 1987 – ne fut que l’expression d’un vice plus profond qui, à son tour, prouve que la guerre n’est pas forcément un instrument efficace pour construire un État ou une nation. Un élément essentiel en a sans aucun doute été l’échec économique révélé par la famine de 1984-1985, avec la désaf fection des campagnes qui l’a accompagnée. Les effets d’une guerre sur le développement d’une économie nationale sont complexes et variables. Dans certains cas récents, comme en Corée du Sud ou à Taiwan, le schéma suivi a pu correspondre aux théo-ries de la construction de l’État par la menace extérieure. Il n’en a rien été en Éthiopie. Indépendamment des destructions causées par la guerre, qui furent en fait très limitées et concernèrent essentiellement l’Érythrée et le Tigré, le poids des prélèvements supplémentaires imposés aux populations – ponction de main-d’œuvre par la conscription, alourdissement de l’impôt qui obligeait les paysans, dans les régions touchées par la famine, à vendre leur bétail pour acheter sur le mar-ché libre des céréales qu’ils devaient ensuite revendre aux magasins d’État à des prix
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beaucoup plus bas – fut totalement contre-productif. Mais ce sont les mécanismes de contrôle mis en place par le gouvernement qui allaient avoir l’impact le plus négatif. Aux effets dissuasifs bien connus d’une économie dirigée s’ajoutaient ceux de la « villagisation » : les paysans étaient contraints de quitter leurs fermes dis-persées – dispositif adapté aux besoins d’une agriculture de subsistance – pour se regrouper dans des villages où l’on pouvait mieux les contrôler, quitte à les éloi-gner de leurs champs. Les coopératives d’agriculteurs et les fermes d’État absor-baient une part disproportionnée des capitaux investis dans l’agriculture, avec les résultats désastreux que l’on pouvait prévoir. Lorsqu’en 1989, sous la pression de l’effondrement économique et de la défaite, Mengistu Hailé-Mariam dut faire machine arrière et changer complètement de politique agraire, les paysans mirent à sac les coopératives abandonnées et reconstruisirent les fermes qu’on les avait naguère obligés à détruire 9 . Beaucoup de ceux qui avaient été déplacés loin de leur région d’origine rentrèrent chez eux. Bref, la capacité des sociétés paysannes à nourrir la guerre a des limites, en particulier lorsqu’il s’agit non plus d’un conflit agraire traditionnel, avec un système d’enrôlement temporair e et d’opérations militaires saisonnières, mais d’une guerre « moderne » menée avec un matériel importé sophistiqué nécessitant l’entr etien permanent d’une armée importante. Plus grave encore a été l’échec de l’intégration politique et de la constr uction nationale. Au départ, on l’a dit, le régime révolutionnair e s’était employé à faire disparaître les éléments de discrimination ethnique et d’exploitation qui caracté -risaient le système de gouver nement impérial, en particulier par la réforme agraire. Certes, cette réforme ne concernait guère les populations pastorales, comme les Somalis et les Afars, mais celles-ci étaient en général périphériques. Elle n’appor -tait rien non plus aux populations des plateaux du Nor d qui, déjà pour la plupar t propriétaires de leurs terres, ne pouvaient que craindre la nationalisation de celles-ci. Une certaine opposition « blanche » au régime révolutionnaire se constitua d’ailleurs sous la direction d’aristocrates et de pr opriétaires terriens, un peu à l’image de la Bretagne et de la Vendée sous la Révolution française, mais, comme en France, cette opposition fut vaincue. Ce sont sans aucun doute les populations du Centre, du Sud et de l’Ouest, dont le soutien était essentiel pour des raisons tant ethniques qu’économiques, qui, au début, profitèrent de la réforme agraire et, de ce fait, apportèrent leur adhésion au régime révolutionnaire. Mais cette adhésion allait progressivement s’effriter.
7. J’ai étudié ce processus d’encadrement dans Transformation and Continuity in Revolutionary Ethiopia , Cambridge, Cambridge University Press, 1988 (2 e éd. 1990). 8. L’Empire éthiopien avait beaucoup de choses en commun avec son partenaire soviétique : la religion chrétienne ortho-doxe, une tradition impériale de formation de l’État, la question paysanne, la question nationale et le sentiment d’avoir été « laissé en arrière » par le développement des États voisins. 9. Ceci dans la plupart des cas : dans certains endroits, des villages qui fournissaient des services utiles ont été préservés.
102 Critique internationale n°9 - octobre 2000
Il apparut très vite que la nationalisation des terres n’avait rien à voir avec le slogan révolutionnaire « la terre à ceux qui la travaillent » qui avait été lancé dans les années soixante. C’étaient les régions les plus productives du pays qui subissaient les exac-tions les plus lourdes, dues à la « villagisation » et à l’organisation des marchés par la Corporation des marchés agricoles, et bien que, paradoxalement, l’opposition armée se limitât pour l’essentiel aux régions qui formaient le cœur historique de l’État éthiopien, cette désaffection vis-à-vis du régime révolutionnaire s’exprima progressivement sous forme de la réémergence d’une identité ethnique. L’État se sentait de plus en plus menacé, et ses appels à l’unité nationale ne pouvaient qu’exprimer une mission impériale et centralisatrice. Là encore, on voit clairement les limites du rôle que la guerre peut jouer comme source d’unité nationale : il n’est possible que si l’adversaire, « l’autre », se distingue suffisamment d’un « nous » national, qui doit lui-même avoir une définition assez large. Là où, comme en Éthiopie, l’opposition est essentiellement interne et où le concept de nation a été plaqué sur une société divisée, au surplus traditionnellement soumise à l’exploitation du centre, il peut en résulter plus de division que d’unité. La chute du régime révolutionnaire, en mai 1991, est finalement autant, sinon plus, l’ef fet d’un effon-drement interne que de l’intervention de forces extérieures. Là encore, la simili-tude avec l’URSS est frappante : l’écroulement du projet révolutionnaire qui légi-timait l’État n’a fait que révéler le fondement discriminatoir e du régime et accélérer le rejet de l’État lui-même par sa périphérie.
La guerre et la création du nationalisme érythréen À l’inverse, l’Érythrée incarne un des cas récents les plus exemplair es de forma-tion de l’État par la guer re. La colonie fondée par l’Italie en 1890 était aussi ar ti-ficielle et divisée que toutes les autr es créations coloniales de l’époque. Ses fr on-tières passaient au beau milieu de populations qu’elle par tageait ainsi tant avec Djibouti qu’avec l’Éthiopie et le Soudan. Par ailleurs, l’Ér ythrée comptait neuf groupes ethniques principaux. Pire, le clivage entre chrétiens et musulmans, si décisif au plan politique, la divisait en deux populations de poids à peu près égaux. Alors que la moitié chrétienne avait historiquement appartenu à l’Éthiopie, la partie musulmane n’avait subi la domination éthiopienne que par intermittence. Lorsque, après la Seconde Guerre mondiale, les Nations unies eurent à statuer sur l’avenir de la colonie, un fort courant d’opinion – on l’a vu – s’exprima en faveur de la « réunification » avec l’Éthiopie. Celle-ci s’effectua en 1952, dans le cadre du système fédéral mis en place par l’ONU. L’opposition armée au pouvoir éthiopien qui se manifesta en 1961 était au départ localisée dans des zones peuplées de musulmans qui ne se reconnaissaient aucun lien avec l’État éthiopien ; elle représentait donc, en termes de politique
Guerre et construction de l’État dans la Corne de l’Afrique — 103
interne érythréenne, un facteur de division plutôt que d’union. Le Front de libé-ration de l’Érythrée (FLE) qui prit la tête du mouvement était très majoritairement musulman, dans le recrutement de ses dirigeants comme dans ses choix, et son projet d’« Érythrée arabe », s’il était susceptible de lui gagner des soutiens extérieurs, ne pouvait qu’éloigner les chrétiens déçus par le régime éthiopien. Il fallut attendre 1973, date à laquelle un certain nombre d’adhérents chrétiens se joignirent à d’autres dissidents pour former le Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE), pour qu’un effort sérieux soit entrepris en vue de dépasser les clivages ethniques et reli-gieux ; et c’est au prix d’une guerre civile très dure contre le FLE que ce mouve-ment parvint à s’imposer comme le représentant du nationalisme érythréen. Bien que ses dirigeants fussent pour la plupart des chrétiens (ou peut-être précisément pour cette raison), le FPLE insista très fortement sur le caractère à la fois laïque et national de son combat, se réclamant d’une idéologie de libération marxiste dans l’espoir de surmonter les divisions de la population. Ce qui n’allait pas sans quelque réécriture de l’histoire au bénéfice de l « unité nationale » 10 . Aucune histoire du nationalisme érythréen ne fait encore réellement autorité et la plupart des analyses dont on dispose r elèvent de l’engagement par tisan qui caractérise inévitablement l’étude des mouvements nationalistes révolutionnair es. C’est d’ailleurs le souci du FPLE lui-même de donner une interprétation « cor -recte » de cette histoire qui a conduit de nombr eux commentateurs à prendre position pour ou contr e elle. Néanmoins, on peut r etenir certains éléments fon-damentaux et tout d’abor d le rôle central de la « lutte », comme tout le monde l’appelle en Érythrée. Avant les années soixante, les Ér ythréens n’avaient qu’une vague idée de leur identité ; l’expérience coloniale puis, à par tir des années qua-rante, les débats sur l’avenir du ter ritoire n’avaient fait qu’appr ofondir leurs divi-sions. Même la résistance vis-à-vis du pouvoir éthiopien, on l’a vu, avait au début provoqué plus de division que de cohésion. Le pr emier succès du FPLE fut d’ar river à créer un sentiment de solidarité contr e « l’autre », l’Éthiopien, suffisamment fort pour soutenir un conflit long et coûteux jusqu’à la victoir e finale. Même si cette solidarité n’est jamais allée jusqu’à l’unanimité r evendiquée dans le discours offi-ciel, et si certains Érythréens ont continué à professer des opinions divergentes – soit en soutenant le FLE musulman, soit en plaidant le maintien du rattachement à l’Éthiopie – le projet du FPLE a connu un extraordinaire succès. Celui-ci ne s’explique pas uniquement par la nécessité d’être unis lorsqu’on mène une guerre de libération. L’histoire de la lutte armée en Afrique – en Angola, au Soudan ou au Zimbabwe, pour prendre ces trois exemples – est semée d’affron-tements sur des enjeux ethniques, idéologiques ou factionnels. L’Érythrée, avec sa
10. Voir David Pool, « The Eritrean People’s Liberation Front », dans C. Clapham (ed.), African Guerillas, Oxford, James Currey, 1998.
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