Le poids du nom. Culture populaire et constructions identitaires chez les Métis du Cap - article ; n°1 ; vol.1, pg 73-100
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Description

Critique internationale - Année 1998 - Volume 1 - Numéro 1 - Pages 73-100
L'acte de nommer est, en lui-même, un acte de pouvoir : c'est faire exister socialement un être humain, lui attribuer une place dans un système de relations sociales. L'étude des processus de nomination et des réactions à ces processus permet de mieux comprendre la façon dont les identités collectives se construisent et évoluent. L'exemple de la communauté des Coloureds du Cap, en Afrique du Sud, montre comment les noms attribués aux individus et aux groupes par des puissances extérieures ont servi à transformer les positions sociales qui leur étaient assignées pendant et après l'esclavage puis sous l'apartheid. Mais ces noms officiels faisaient à leur tour l'objet d'une appropriation par les groupes concernés. En sens inverse, les noms que se donnaient les groupes de Carnaval, bien que ne s'opposant qu'implicitement à la construction officielle, éclairent la perception intérieure de ces groupes.
28 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 1998
Nombre de lectures 16
Langue Français

Extrait

D’ailleurs
Le poids du nom Culture populaire et constructions identitaires chez les « Métis » du Cap
par Denis-Constant Martin
un premier janvier ensoleillé et venteux, comme à l’ordinaire de l’été austral : au centre du stade de Green Point, cette protubérance placée au nord-ouest de l’agglomération du Cap, on a dressé une estrade ; dans les gradins, un petit peuple détendu pique-nique et reprend en chœur les refrains des chansons que diffuse la sono ; dehors, des bus déversent des groupes habillés de couleurs vives, le visage souvent maquillé, brandissant des ombrelles, accom-pagnés d’orchestre de vents, de banjos et de tambours. Le maître de cérémonie monte sur l’estrade, s’empare du micro et annonce l’ouverture du Carnaval. Les troupes costumées entrent alors dans le stade, l’une après l’autre, en fanfare et en danse. Et lespeakerde lancer à la foule leurs noms rutilants : The Mississippi Nigger Minstrels, The Glamour Boys, The Penny Pinchers All Stars, The Young Pennsylvanian Crooning Minstrels, The Ex-Volunteers, The Good Hope Enter-tainers, The Young Happy Bostons, The Fabulous Playboys, The Nooitgedacht Gatsbys, The Billionaire Boys, The Cape Town Hawkers, The Valhalla Hit Parades, The New World Classics, The African Zonks... Ces noms surprennent, sans aucun doute ; l’utilisation de termes racistes (nigger), les références aux spectacles deBlack Face Minstrelsde la deuxième moitié
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du XIXesiècle, le côté pompeux de certaines épithètes forment un curieux pêle-mêle. Mais ce sont des noms de carnaval, des déguisements mis en mots, des masques de groupe. Alors, comme en toute exubérance carnavalesque, comme en toute mascarade, il faut voir dans ce que l’on découvre au Cap un ensemble de mani-festations qui permettent à leurs acteurs de se montrer à la fois eux-mêmes et autres qu’eux-mêmes, de se projeter, de s’identifier, de choisir une apparence, un comportement différents pour mieux s’afficher soi tout en échappant momenta-nément à son sort quotidien. Cette subtile dialectique de l’être réel et de l’être rêvé, de l’identité et de l’identification n’est pas propre au Cap. Elle trame tous les car-navals, et d’autres fêtes encore. Au Cap, pourtant, ce jeu sur les noms revêt probablement une importance particulière. Les carnavaliers sont tous issus de la communauté classéeerdolouc1 pendant l’apartheid : un groupe dont la plupart des membres sont des descendants d’esclaves, dont tous ont été soumis à des discriminations, ont été durement tou-chés par la ségrégation et les mesures de déplacement forcé entre 1948 et 1990 ; un groupe qui a été, plus que d’autres, méprisé (Stone 1995 : 279). L’histoire des noms qui leur furent appliqués le dit assez. La quasi-totalité des individus ont été dépossédés de leur nom lorsqu’ils sont arrivés en Afrique du Sud ; les appellations collectives ont, à de rares exceptions près, été imposées par les pouvoirs, aux temps coloniaux, dans l’Union sud-africaine et pendant la durée de l’apartheid, quand le souci de classer les hommes prit la dimension d’une véritable obsession. Dans ces conditions, le carnaval du Cap a, depuis la fin du XIXesiècle, fourni à la popula-tiondloceruodes rares occasions de se nommer librement.une Ce champ n’est certes pas n’importe lequel : étant carnavalesques, les appel-lations y obéissent à des traditions d’humour, de désir du grandiose et de l’extra-ordinaire. L’espace ainsi ouvert à l’imagination et au rêve circonscrit un domaine où l’autodésignation fantastique permet d’exprimer de manière symbolique et détournée comment une collectivité humaine se perçoit, se définit par l’identifi-cation à d’autres et par la manifestation de sa créativité propre. Le carnaval four-nit donc une occasion exceptionnelle de construction, de désignation et de repré-sentation d’une identité. Il offre, en général, une voie permettant d’aborder le problème de l’identitéclouoedren Afrique du Sud et d’analyser ses conséquences paradoxales sur les comportements collectifs en politique. Les noms de troupes, même s’ils ne constituent qu’un aspect du carnaval, permettent de poser la ques-tion de la nomination et de ses incidences socio-politiques, question peu abordée, me semble-t-il, par la politologie. Je commencerai donc par présenter quelques élé-ments de réflexion sur cette question avant de rappeler brièvement quelles furent les tribulations de la populationrudeocolet comment les responsables de la domi-nation qu’elle subit élaborèrent leur discours sur son identité. L’histoire du carnaval se comprendra mieux alors, et tracera le cadre pour une rapide analyse des noms
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de troupes. Celle-ci sera prolongée par une comparaison avec les mots servant à désigner les individus puis le groupe dans le dialecte afrikaans propre à la com-munautéocolrudeÀ partir de là, c’est un autre discours, endogène celui-du Cap. là, sur l’identitécolouredque je m’efforcerai de reconstituer pour envisager les contraintes que la tension entre discours imposés et perceptions internes de l’iden-titéeruolocdfait et fait encore peser sur la pensée et l’action politiques de ceuxa qui en sont à la fois objets et acteurs2 .
Nommer, intimer, gouverner Nommer n’est pas simplement reconnaître l’existence, c’est faire exister sociale-ment un être humain. « Le nom, écrit Françoise Armengaud, apparaît comme le garant intersubjectif de la reconnaissance de l’être, de l’unicité, de l’essentialité et de la position de chaque sujet par tous les autres. La nomination est l’acte d’insertion et de promotion par où l’individu réel entre dans l’ordre symbolique, dont l’em-prise paraît parfois telle que l’on est tenté de dire que ce n’est pas l’individu qui porte le nom, mais le nom qui porte l’individu. » (Armengaud 1990 : 384).
1. La sociologie de l’Afrique du Sud demeure tributaire des catégories utilisées avant 1990 par les gouvernements pour dif-férencier artificiellement des groupes humains et imposer leur ségrégation ; son emploi, inévitable par suite des effets que la discrimination et l’apartheid ont eus sur la structuration de la société sud-africaine, soulève des difficultés pratiquement insolubles. La traduction de ce vocabulaire en ajoute parfois, notamment en ce qui concerne les personnes classées, dans la terminologie anglaise, « coloured » (ougrlinkleuen afrikaans) ; les connotations de cette appellation sont très mal trans-mises par « métis », que l’on utilise généralement en français, et la périphrase « gens de couleur » me paraît inadaptée. Pour plus de simplicité et afin de rester au plus près des réalités sud-africaines, je conserveraicoloureddans ce texte. Par ailleurs, j’utiliserai : « Africains » pour désigner les populations indigènes d’Afrique du Sud parlant des langues bantoues ; « Noirs » pour rendreBlackpensé comme l’ensemble des populations « non blanches » (c’est-à-dire : Africains, Indiens etlouredsCo) ; « Khoikhoi » pour parler des populations aborigènes de la région du Cap dont les langues sont rattachées à l’ensemble khoi-san (ceux que l’on a également appelés « Hottentots »). L’utilisation de cette terminologie n’implique en aucun cas une concep-tion fermée, immobile, essentialiste de ces groupes humains. L’histoire de l’Afrique du Sud est une histoire de rencontres, de contacts, d’échanges et de mélanges, quelle qu’ait pu être la violence de ces rapports ; mais c’est aussi une histoire où les puissants ont poussé le souci de classification, de désignation et de séparation à un point extrême. L’emploi des termes pré-sentés ci-dessus permettra, je l’espère, de rendre compte et des discriminations et des relations. 2. Ce texte entre dans le cadre d’une étude plus générale sur les Fêtes du nouvel an au Cap (Afrique du Sud) financée par le CERI (Fondation nationale des sciences politiques, Paris), l’Institut français de recherches en Afrique (Nairobi), l’Insti-tut français d’Afrique du Sud (Johannesburg) et soutenue par le Département d’Anglais de l’Université du Western Cape. Je tiens à remercier, pour les informations ou les documents qu’ils m’ont communiqués et indiqués : Christine Chivallon, Tatiana Yannopoulos et Olivier Roueff. Je voudrais exprimer ma gratitude à Gerald Stone pour les renseignements qu’il m’a fournis sur les troupes de carnaval et leurs noms, pour le temps qu’il a consacré à me présenter son travail sur le dialecte afrikaans de la classe ouvrièrecolouredde la région du Cap. Nul d’entre eux ne peut être tenu responsable des erreurs ou des fautes que ce texte pourrait receler.
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Le nom confère une identité personnelle. Il suggère en outre une conscience d’appartenance : l’individu doit se reconnaître dans le nom par lequel il est appelé. Car le nom ne porte pas simplement l’individu, il signale sa place dans un système de relations sociales, en général celui qui a pour centre la famille, parfois aussi dans un système qui soustrait l’individu à ses géniteurs ou à leur parentèle, et par là-même il contribue à construire la personne. Sigmund Freud, déjà, avait insisté sur « l’im-portance que la pensée inconsciente attribue aux noms » (Freud 1965 : 91) et Carl Abraham allait jusqu’à parler de « la force déterminante du nom » (Abraham 1977 : 114-115). Dans cette perspective, la théorie psychanalytique indique clai-rement que toute nomination implique une relation de pouvoir. Nommer, c’est conférer une forme de vie et exiger une réponse pour fournir une rétribution ; com-mentant ce que Jacques Lacan (Lacan 1966 : 182) pose en termes d’intimation (en jouant sans doute sur la proximité phonétique d’intimé et d’intime), Marie-Claire Boons précise : « D’abord le sujet ne surgit qu’à répondre à l’appel premier : l’Autre à ce niveau lui demande d’être tel ou tel. Correspondre à l’ensemble des exigences idéales surgies de l’Autre, c’est la condition pour être aimé, pour se constituer une image de soi, aimable. » (Boons 1984 : 144). La relation de l’indi-vidu au groupe établie par la nomination est donc sous-tendue par la réponse à l’intimation, la conformité ou non au modèle qu’elle induit. D’où l’importance des noms, individuels ou collectifs, dans l’organisation et la représentation des socié-tés. Nommer, c’est aussi classer et, de ce fait, assigner une position : l’individu est situé dans l’ordre du monde, dans les structures de sens dont une collectivité par-ticulière l’a investi ; les règles de nomination, et éventuellement les rituels qui accompagnent l’attribution du nom, apparaissent ainsi comme caractéristiques de telle ou telle société (Lévi-Strauss 1962 : 206-258). Cette classification permet d’établir des relations, de conclure des accords, d’entreprendre des échanges, puisque tout ici, par la perception mutuelle de différences, implique l’Autre. Dans les sociétés qu’étudie l’anthropologie classique, ces différences n’ont toutefois pas pour but habituel, normal, d’enclore, de fermer le groupe sur lui-même mais, au contraire, de désigner à qui et comment on peut fructueusement se lier. Cet idéal où le nom personnel renvoie à un nom de groupe pour ouvrir sur une « humanité sans frontières » (id. : 200-201) n’est pourtant pas toujours réalisé. Ainsi, bornées par des frontières, affirmant la citoyenneté exclusive par diverses marques dont beaucoup impliquent l’écriture du nom et sa juxtaposition à un adjectif de nationalité, les sociétés gouvernées par l’État moderne ont conservé l’activité classificatoire sans maintenir sa vocation d’entrée dans l’universel. D’un côté, le nom vise à donner une conscience d’appartenance commune à des personnes issues de milieux différents (Rivais 1998) ; de l’autre, la nomination apparaît comme « l’acte premier du politique » (Pourtier 1983 : 295), comme une technique d’appropriation qui marque le territoire, fait passer l’individu à l’état de sujet et
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engendre des entités sociales (Noiriel 1997 : 27-28). L’édification de l’État fran-çais, son attitude face aux particularismes régionaux, linguistiques notamment, en fournissent de nombreux exemples. Mais le pouvoir de nomination n’apparaît peut-être nulle part plus évidemment que dans les situations coloniales, où il s’agit à la fois de s’emparer d’un espace et des gens qui l’occupent, et de classer ceux-ci de manière que les « différences » qui leur sont assignées légitiment et pérenni-sent la domination qui découle de cette conquête (Pourtier 1983). Si la nomina-tion de l’espace, consignée par l’écriture, n’est pas la plus difficile à accomplir, celle des personnes ne va pas sans embarras, d’où les bégaiements des systèmes de clas-sification (Henry 1994 ; Noiriel 1997). Il ne faudrait toutefois pas concevoir l’acte politique de nomination, individuelle et collective, comme l’exercice d’une puissance absolue ; dans la mesure où elle crée et permet la vie sociale, où elle définit des identités, elle suscite des réactions. Au niveau individuel : « Un sujet n’est jamais là où la lettre le marque et l’identifie, et pourtant il a bien fallu que la lettre le marque une fois pour que s’amorce un pro-cessus nommé sujet. Un sujet n’est donc pas sans cette marque de l’identité qui l’as-sujettit mais cette marque reçue lui ouvre aussitôt le chemin de son travail contre elle. Il ne fait que s’adosser à elle pour signifier qu’il est ailleurs, qu’il n’est pas là où son nom l’épingle » (Boons 1984 : 147). Au plan politique : « Quand l’État ins-crit le nom d’un individu, cet acte, en sa violence même, aliène et libère un sujet puisque la loi lui reconnaît le pouvoir potentiel de dire des règles, d’en inventer de nouvelles, de s’en choisir, mais toujours à partir des règles édictées » (ibid.). L’éta-blissement des relations de pouvoir, leur intériorisation puis leur utilisation pour négocier avec les puissants une transformation des identités assignées, pour par-venir à faire entendre des discours identitaires produits par les sujets eux-mêmes, encadrent les affrontements identitaires dans lesquels sont impliqués en Europe les réfugiés (Noiriel 1997) ou les immigrés (Kastoryano 1996) et, en Afrique du Sud, lesCosedurloentre autres. Mais, s’agissant de ces derniers, il faut s’attarder, sur l’esclavage, parce que le marquage au nom en fut une pratique constitutive. Si l’esclavage est une des formes les plus extrêmes, et les plus révélatrices, de la relation de domination, le travail sur le nom qui s’y pratique a valeur exemplaire. L’esclavage, en Afrique du Sud comme ailleurs, était une « mort sociale » (Patterson 1982) ; ceux qui en étaient victimes étaient dépouillés de leur nom et s’en voyaient imposer un nouveau. Il s’agissait d’annihiler la vie antérieure, l’histoire, l’appar-tenance à des groupes sociaux, et d’indiquer à l’esclave, comme à ceux qu’il pou-vait rencontrer, sa nouvelle situation : le changement de nom équivalait à une exé-cution sociale et à la renaissance sous un nouveau statut. Orlando Patterson note que, le plus souvent, les esclaves se dotaient de surnoms différant de leur appella-tion officielle. L’histoire des États-Unis confirme cette réaction première et montre que la bataille pour le nom, indissociable de la lutte pour la famille, s’engagea très
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tôt : des surnoms, les esclaves passèrent dès le XVIIIesiècle à un système prénom-nom patronymique permettant, par transmission du nom du père aux enfants, de signaler dans un honneur recouvré l’existence de familles et de les séparer sym-boliquement de leur propriétaire. Les émancipés, en particulier ceux qui le furent après la guerre d’indépendance, adoptèrent la même attitude et se firent eux-mêmes onction de noms qui disaient la fin de l’asservissement et la liberté enfin retrouvée (Berlin 1976 : 51-52 ; Gutman 1976 : 230-256 ; Sobel 1987 : 157-160). « J’ai décidé que je ne serai plus Caliban » lance à Prospero le personnage de La Tempêtetelle que revue par Aimé Césaire, parce que « c’est le sobriquet dont ta haine m’a affublé et dont chaque rappel m’insulte [...] Appelle-moi X. Ça vaudra mieux. Comme qui dirait l’homme sans nom. Plus exactement l’homme dont on a volédans le texte). Caliban fait écho àle nom. » (Césaire 1969 : 27-28 ; italiques Malcolm évoquant le moment où son X lui fut « accordé » en remplacement du « nom de Little qu’avait imposé à [s]es ancêtres quelque diable blanc aux yeux bleus nommé Little » (X 1966 : 179). Aimé Césaire rappelle ainsi que l’expérience caribéenne est bien proche de la nord-américaine : « fêlure du cœur » provoquant un « lancinement orphelin », un sentiment de déréliction (Degras 1989 : 85) qui requièrent les « ruses de la parole » (id: 101) pour être contrebattus, pour recon-. quérir le droit d’écrire le monde en se nommant soi-même dans une pratique où se rejoignent la foi en la diversité et la force d’une spécificité « parfois indicible » (Degras 1990 : 59 ; voir aussi : Bernabé, Chamoiseau, Confiant 1989 et Glissant 1997). Ce détour par les Amériques éclaire singulièrement l’histoire sud-africaine et les conséquences que l’esclavage, poursuivi par la ségrégation et l’apartheid, y a entraî-nées. Il souligne combien il faut prêter attention à ces « ruses de la parole » si l’on veut percevoir les drames vécus par les êtres dominés, si l’on veut comprendre l’art qu’ils ont déployé pour, à défaut d’affronter directement la subjugation, construire un sentiment d’appartenance contredisant l’identité qui leur était imposée.
Le Cap de bon esclavage De 1652 à 1808, date de l’interdiction de la traite, environ 63 000 esclaves furent importés au Cap. De provenances très variées3, dispersés (un peu moins systéma-tiquement qu’ailleurs dans le cas très particulier de laLodgeoù étaient regroupés les esclaves appartenant à la Compagnie néerlandaise des Indes orientales) afin que ne pussent être reformées des communautés d’origine et de langue, ils subirent, comme ailleurs, le déracinement et l’humiliation, même si le langage privilégié de la domination s’exprimait en termes de relations familiales. Cela n’excluait pas les châtiments, car toute la société du Cap reposait sur la violence, mais entretenait une conception de la punition ne se distinguant guère de celle appliquée aux femmes et aux enfants (Shell 1994 : chap. 7). Dans cette optique, l’imposition du
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nom était bien une pratique d’autorité familiale mais les noms octroyés différaient de ceux qui ordonnaient habituellement les liens du sang. Les esclaves, dès leur débarquement au Cap, étaient enregistrés sous un seul terme (effaçant presque tou-jours ceux qui les désignaient dans leur société d’origine), c’est-à-dire un premier nom, sans patronyme, accompagné d’un toponyme dénotant leur provenance (Leonora van Siam, Titus of Bengal), classement initial qui permettait l’apprécia-tion du sujet sur la base de stéréotypes positifs ou négatifs relatifs aux régions d’enlèvement. Les noms donnés aux esclaves appartenaient à plusieurs réper-toires : classique (Titus, Cupidon, Hannibal), inspiré de l’Ancien Testament (Salomon, Moïse), facétieux/injurieux (Fortune, Singe, Diable, Patate), calendaire (Vendredi, Septembre) ; le plus vaste comprenait les noms des propriétaires, ils étaient attribués plutôt aux femmes et aux jeunes filles, surtout aux créoles, pour marquer une inclusion plus forte dans la maisonnée. Face à ces pratiques de dé-nomination/renomination, les esclaves réagirent. Cer-tains rejetèrent leur nom imposé, surtout s’il était ridicule, et s’en choisirent un autre, qu’il fût reconnu ou non par les autorités. L’islam que pratiquaient des esclaves et des prisonniers politiques déportés en Afrique du Sud fournit un stock de noms de rechange. De même, lors du baptême chrétien, les esclaves prenaient un nou-veau nom (Shell 1994 : 146) mais la crainte de ne pouvoir vendre leurs esclaves, voire de devoir les libérer, n’encouragea pas les propriétaires à les évangéliser. À laLodge, qui servait officiellement de bordel, les femmes obligées de recevoir des hommes esseulés, colons, soldats, marins, préféraient les premiers, donnaient sys-tématiquement des prénoms chrétiens à leurs enfants et indiquaient précisément le patronyme d’un Européen lorsqu’elles les faisaient baptiser ; les créoles, souvent mulâtres, acquirent donc très rapidement un nom européen. Toute la stratégie des mères visait à favoriser l’émancipation de leur progéniture et son rattachement à une famille de colon, voire à se faire épouser (Shell 1994 : 235-236, 286-288). L’esclave frappé d’un nom étranger résistait donc en reformulant sa désignation et celle de sa descendance ; ce faisant, il, et surtout elle, manifestait à la fois le désir d’échapper à la situation qui lui était faite et la conscience de ne pouvoir totale-ment s’en évader : l’obligation de détourner les règles qui s’imposaient plutôt que de les combattre de front, la décision de subvertir les classifications pour les uti-liser à son profit sans les remettre en cause.
3. 26,4% d’entre eux vinrent de diverses régions d’Afrique ; 25,1%, de Madagascar ; 25,9%, d’Inde ; 22,7% de terres incluses aujourd’hui dans la Malaisie et l’Indonésie ; en 1821, ils comptaient pour 35% de la population de la ville du Cap et, si on leur ajoute les Noirs libres, les Khoikhoi et les individus saisis sur des navires pratiquant une traite illégale depuis 1808, ce sont plus de 50% des Capetoniens qui étaient alors « non Blancs » (Shell 1994 : 41 et 143).
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L’invention des «Coloureds» Les esclaves ne sont pas les seuls ancêtres de ceux qui ont par la suite été classés coloured. Mais, s’il convient de leur ajouter les descendants des Khoikhoi, des pri-sonniers politiques déportés au Cap et des Noirs libres, ils n’en constituent pas moins la majorité. Leurs attitudes devant l’asservissement pesèrent probablement sur les représentations du pouvoir qui prévalurent ensuite dans l’ensemble de ce groupe et influèrent sur la manière de penser les stratégies destinées à circonvenir les autorités ou à s’y opposer. Au moment de l’abolition (proclamée en 1834, effective après une période d’« apprentissage » de quatre ans), les Noirs déjà libres (Vrijzwarten) ne jouissent pas de tous les droits desBurghers(citoyens). Après 1838, les habitants de la Colo-nie du Cap deviennent théoriquement égaux et, lorsque celle-ci est dotée d’un gou-vernement autonome, en 1853, le suffrage est censitaire mais les conditions de cens sont identiques pour tous ; en 1892 les électeursoloucersdreprésentent 20% du total des inscrits (Hugo 1978 : 39-40). Cela ne signifie pas que les distinctions sociales ont été abolies, que les pratiques discriminatoires ont disparu ou que les débats sur la place des Noirs, et en particulier desouoldsreC, dans la société sud-africaine ont cessé. Au moins, le droit électoral affirme-t-il un semblant d’égalité de statut. Au Cap, dans la deuxième moitié du XIXesiècle, il existe ainsi un groupe aux origines hétérogènes que l’expérience de l’esclavage a fondues. Il s’est doté d’une langue (l’afrikaans, issu de la communication entre maîtres et esclaves), d’une culture (où la musique tient une grande place, où la cuisine est particulière et l’habillement parfois distinctif) et d’une vie sociale. C’est un embryon de com-munauté : le taux d’intermariage y est élevé, des spécialisations professionnelles (arti-sanat et pêche) y sont transmises et il possède une certaine conscience de son exis-tence, renforcée par les discriminations qu’il subit. Ce groupe, toutefois, demeure ouvert : il accueille des Européens convertis à l’islam, des Noirs américains ou antillais, des Africains ; et on le quitte aussi, car ceux qui, socialement et physi-quement, le peuvent tendent à « devenir » blancs. Il n’a d’ailleurs pas encore vrai-ment de nom. À la fin du XIXeet au début du XXesiècle, la situation va changer. Les bouleversements économiques que connaît l’Afrique du Sud entraînent de fortes tensions sur le marché du travail : lessderuoloCinstruits et qualifiés concur-rencent les Blancs ; les Africains, moins bien payés, sont en compétition avec les Colouredsnon qualifiés. La porosité des frontières de groupe menace certaines catégories de Blancs et, dès 1900, on voit apparaître dans la région du Cap les pre-miers syndicats exclusivement « européens » (Goldin 1987 : 12-19). Les mesures discriminatoires se multiplient dans les domaines de l’emploi, de l’habitat et des droits civiques et, pour les asseoir, il importe de préciser la taxonomie des groupes humains.
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À l’origine, le termecolouredfut employé pour désigner tous les non-Européens, de quelque origine qu’ils fussent ; les recensements de 1865, 1872 et 1892 l’utili-sent ainsi (Stone 1991 : 96-97). Celui de 1904 innove en créant trois catégories : White,BantuetloCeruod; il inclut dans cette dernière « toutes les teintes [shades] intermédiaires entre les deux premières » (Goldin 1987 : 13). Pourtant la classi-fication est loin d’être fixée : en 1921, la Cour suprême arrête encore qu’une per-sonnecolouredest quelqu’un de non-européen (id. : 51) ; ce flou ne disparaîtra jamais. En 1926, la Coloured Persons’ Rights Bill définit la personneclodreoude manière négative : c’est celle qui n’est ni indigène (native), ni asiatique, ni euro-péenne ; surtout, elle donne aux fonctionnaires et, en dernier ressort, au Gouver-neur général le pouvoir de classer les individus, reconnaissant implicitement le carac-tère arbitraire de ces catégories (Lewis 1987 :137-138)4. Alors qu’est conçu l’apartheid, ses tenants disputent pour savoir si lesrudesoColforment un groupe racial distinct5ou un peuple (volksgemeenskap) défini par des traditions, des caractères spi-rituels et des modes de vie6. Le texte décisif, le Population Registration Act de 1959, opte pour la plus totale subjectivité, mettant dans une lumière crue l’inanité de la définition qu’il propose :colouredy désigne « des personnes qui sont, ou sont généralement acceptées comme, membres de la race ou de la classe connues comme Cape Coloured: xxvi). En 1967, la Cour suprême invalide ce para-» (Goldin 1987 graphe pour cause d’imprécision. Le gouvernement adopte alors une autre approche, descriptive, en produisant une liste de sous-groupes (Cape Coloured, Malay, Griqua, Chinois, Indiens7, autres Asiatiques, autresColoureds) ; mais l’appartenance à ceux-ci, bien que théoriquement déterminée par le classement du père, renvoie encore au fait d’être « généralement reconnu » comme en faisant partie (Ebrahim-Vally 1995 : 33-34). En dépit du « problème absolument insoluble »8que constituait le tracé des frontières du grouperedclouo, la création du nom et de la catégorie fut d’impor-tance pour le système politique, puisqu’elle fonda la loi électorale. En 1853, tous les Sud-Africains pouvaient voter, dans les limites du cens. Lorsque celui-ci fut relevé, en 1887 puis en 1892, cela toucha d’abord les Africains mais aussi lesoCruoleds.
4. En 1928, le Pensions Act va encore plus loin sur cette voie et fait decolouredun fourre-tout-ce-qui-n’est-pas : « Une per-sonnecolouredn’est ni : a) un Turc ou un membre d’une race ou d’unesignifie toute personne qui n’est pas blanche, et qui tribu asiatiques ; ni b) un membre d’une race ou tribu aborigènes d’Afrique ; ni c) un Hottentot, un Bushman ou un Koronna ; ni d) une personne qui habite une réserve indigène dans les mêmes conditions qu’un indigène [native] ; ni e) un nègre américain » (cité dans O’Toole 1973 : 14). 5. Manifeste du Parti national, 1948 (Lewis 1987 : 245). 6. SABRA, groupe de réflexion du Parti national sur les questions raciales (Lewis 1987 : 265). 7. Les Indiens, devenus pleinement sud-africains et non plus immigrés en 1961, seront définitivement distingués des Colouredsdans la Constitution de 1983 instituant un Parlement tricaméral (Ebrahim-Vally 1995). 8. W.H. Stewart, député de l’opposition durant le débat sur le Population Registration Act (Ebrahim-Vally 1995 : 37-38).
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Le South Africa Act de 1909 maintint les lois existant dans les différentes provinces formant l’Union mais disposa que seuls des Blancs pouvaient siéger au Parlement. Comme, en 1930, l’extension du droit de vote aux femmes fut octroyée aux Blanches seulement, la part desdsreCoouldans l’électorat s’en trouva diminuée. Lorsque l’apartheid fut instauré, le gouvernement entendit séparer totalement les élec-teursuoerclodsle Separate Representation of Voters Bill endes blancs ; il présenta 1951 mais se heurta à de fortes oppositions. Ce ne fut qu’après avoir imposé obéis-sance aux organes de contrôle de la constitutionnalité des lois et avoir modifié la composition du Sénat qu’il put, en 1956, le faire adopter définitivement. Alors, le suffragecolouredne signifiait plus grand chose : seuls votaient les hommes, avec des limites de propriété et d’instruction qui en restreignaient singulièrement le nombre, afin d’élire quatre Blancs à la House of Assembly. Cette représentation fut abolie en 1968 pour faire place à une Chambre séparée, le Coloured Persons Represen-tative Council, dont les membres étaient cette fois désignés au suffrage universel (Hugo 1978 : chap. 2). Suscitant peu d’enthousiasme, il fut remplacé par la House of Representatives qu’institua la Constitution de 1983, avec un succès encore moindre. À partir du nomcolouredla classification à laquelle il a servi, c’est bien, de une entreprise de spoliation des droits politiques d’une partie de la population sud-africaine qu’ont poursuivie, sans exception, les gouvernements sud-africains jusqu’en 1990. Plus généralement, après 1948, lesColouredssont soumis à toutes les lois de l’apar-theid. Ils sont affectés par le Prohibition of Mixed Marriages Act de 1949 et l’amendement de l’Immorality Act (1927) adopté en 1950 qui interdisent les rela-tions sexuelles, eta fortioriles unions, entre Blancs et « non-Blancs ». Mais le texte qui touchera le plus durement la populationcoloured, au Cap notamment, est le Group Areas Act de 1950, qui instaure un cloisonnement strict des zones d’habi-tation attribuées aux différents groupes définis par le Population Registration Act. L’application de cette loi entraînera des déplacements forcés : underuoloCsur six en aura été victime en 1976 (Ebrahim-Vally 1995 : 41-52). L’obligation de quit-ter District Six, un quartier cosmopolite en grande majoritécoloured, véritable creuset de culture populaire situé à proximité du centre du Cap, laissera dans les mémoires une plaie qui ne se cicatrisera jamais (Jeppie 1990 ; Jeppie, Soudien 1990 ; Keeton 1987). Ségrégés, dépouillés de leurs droits civiques, chassés des quartiers qu’ils consi-déraient comme leurs, lesColouredsn’étaient toutefois pas les plus démunis des Sud-Africains. Dans la province du Cap, ils bénéficièrent longtemps d’une préférence à l’emploi. Sous le gouvernement du Parti national, la politique de Coloured Labour Preference prétendit leur assurer protection et privilèges par rapport aux travailleurs africains. Elle favorisa les artisans, les travailleurs qualifiés, la petite bour-geoisie et permit l’ascension sociale d’un petit nombre de membres de la classe
Le poids du nom —83
ouvrière. Mais cette politique, partie intégrante d’un système qui accordait tous les avantages aux Blancs, ne changea pas grand chose à la misère dans laquelle vivait une grande partie desolCreoudsurbains et encore moins à celle que connaissaient les ruraux (Goldin 1987). Source de difficultés pour les employeurs de la région du Cap, elle avait en réalité un objectif politique : isoler lesColouredsdes Africains, présentés comme une menace pour eux, et placer les premiers dans la mouvance des Blancs. Elle découlait d’une conception générale de la société qui prétendait justifier une organisation hiérarchique et inégalitaire de l’Afrique du Sud dans laquelle la place assignée auxColouredsimpliquait une indéfectible relation de dépendance vis-à-vis des Blancs.
« Une dépendance des Blancs »... Noms, classifications, droits civils et politiques, politique de l’emploi furent en fait autant d’instruments de la construction identitaire dessoColrudeque voulaient les gouvernants sud-africains. Celle-ci est d’abord fondée sur un rapport à la « pureté » dont les Blancs seraient, contre toute réalité historique, dépositaires : d’une part, lesolCdsreoude Blancs (ce qui n’est pas lesont présentés comme des « bâtards » cas de tous les individus ainsi classés), donc « dégénérés », et comme des êtres damnés9; de l’autre, parce qu’ils recèlent une parcelle de blancheur, ils ne parti-cipent pas d’un état de totale sauvagerie. LesouoldsreCne doivent le peu qu’ils ont de civilisation qu’à leur bâtardise et celle-ci les engage à être fidèles aux Blancs ; du moins convient-il de les en convaincre. C’est pourquoi le sort qui leur est fait ne peut être que de subordination, celle-ci étant la condition de maigres privilèges par rapport aux Africains ; c’est ainsi qu’ils deviennent l’objet d’un absolu mépris qui s’exprime, au-delà des classifications officielles, dans les appellations, les insultes et les stéréotypes dont ils font l’objet. Les théories du darwinisme social, très prisées dans l’Afrique du Sud victorienne, font des métis (caeixm-red) des mutants inférieurs aux Blancs mais supérieurs aux Africains (Goldin 1987 : 22). Il est, par conséquent, nécessaire de les séparer de ces derniers, de sorte qu’ils ne puissent se penser ni agir ensemble, et de les lier aux premiers. Jan Smuts, leader de l’United Party opposé à l’extrémisme du Parti national, Premier ministre de 1919 à 1924 puis de 1939 à 1948, partageait totale-ment cette conception et affirmait que « la position spéciale traditionnelle du peuplecoldoureCap est d’être une dépendance des Blancs [du an appendage to the Whites] » (cité dans Lewis 1987 : 210), les communs en quelque sorte.
9. Une lecture très particulière de la Bible prétend qu’ils sont issus de Cham et de Canaan, fils et petit-fils maudits par Noé (Genèse 9 : 20-27) et, par assimilation des Gabaonites à la descendance de ceux-ci, voit en eux des serviteurs consentants voués à couper le bois et à puiser l’eau (Josué 9).
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