Claude Serfati : «  L’acharnement à justifier les dépenses de défense sur la base de leur utilité pour le système productif va à l’encontre de toute la réalité contemporaine »
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Claude Serfati est économiste, chercheur associé à l’Institut de Recherches économiques et sociales et au CEMOTEV (université de Versailles Saint-Quentin), membre du conseil scientifique d’ATTAC. Il vient de publier un livre aux éditions Amsterdam intitulé « Le militaire : une histoire française ». C’est une contribution qui détonne dans un paysage national marqué la domination presque sans partage des thèses militaristes. L’analyse de Claude Serfati propose en 5 chapitres un éclairage critique sur la trajectoire historique de l’armée française, sur le positionnement de la défense dans l’économie politique nationale, sur les caractéristiques de l’industrie de défense hexagonale, sur la propension des dirigeants français à recourir à l’intervention armée et enfin sur le mécanisme de l’état d’urgence, ses effets et ses risques pour la démocratie. « Le militaire : une histoire française » est un tour de force réussissant à trouver le juste équilibre entre synthèse et exhaustivité, vulgarisation et profondeur. Claude Serfati offre ainsi une analyse riche et rigoureuse où ceux qui ne peuvent se satisfaire des discours tenus dans les chambres d’écho des décisions gouvernementales ou des lobbies industriels trouveront matière à réflexion.
Cette longue entrevue que Claude Serfati a accordé à OSINTPOL est l’occasion de revenir sur plusieurs des sujets traités dans l’ouvrage, mais aussi d’explorer d’autre enjeux connexes.

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Publié le 24 avril 2017
Nombre de lectures 199
EAN13 ISSN2492-248X
Licence : Tous droits réservés
Langue Français
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OSINTPOL
Décryptage
Claude Serfati : «L’acharnement à justifier les dépenses de défense sur la base de leur utilité pour le système productif va à l’encontre de toute la réalité contemporaine »
11/04/2017 propos recueillis par Yannick Quéau
Claude Serfati est économiste, chercheur associé à l’Institut de Recherches économiques et sociales et au CEMOTEV (université de Versailles Saint-Quentin). Il est aussimembre du conseil scientifique d’ATTAC. Il vient de publier un livre aux éditions Amsterdam intitulé «: une histoire françaiseLe militaire ». C’est une contribution qui détonne dans un paysage national marqué la domination presque sans partage des thèses militaristes. L’analyse de Claude Serfati propose en 5 chapitres un éclairage critique sur la trajectoire historique de l’armée française, sur le positionnement de la défense dans léconomie politique nationale, sur lescaractéristiques de l’industrie de défense hexagonale, sur la propension des dirigeants français à recourir à l’intervention armée et enfin sur le mécanisme de l’état d’urgence, ses effets et ses risques
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pour la démocratie. «Le militaire : une histoire française» est un tour de force réussissant à trouver le juste équilibre entre synthèse et exhaustivité, vulgarisation et profondeur. Claude Serfati offre ainsi une analyse riche et rigoureuse où ceux qui ne peuvent se satisfaire des discours tenus dans les chambresd’écho des décisions gouvernementales ou des lobbies industriels trouveront matière à réflexion.
Cette longue entrevue que Claude Serfati a accordé à OSINTPOLest l’occasion de revenir sur plusieurs des sujets traités dans l’ouvrage, mais aussi d’explorer d’autre enjeux connexes.
*** Votre livre commence avec quelques chiffres forts, comme le fait que la France a mené au moins 111 interventions militaires entre 1991 et 2015. Est-ce à dire que la France ne pas sait pas vivre en paix?
Elle n’est pas la seule.Dès avant le 11 septembre 2001, j’ai caractérisé de «mondialisation armée», le contexte historique issu de la disparition de l’URSS et de la globalisation dominée par la finance.
Les guerres pour les ressourcesqui se pérennisent, en particulier en Afrique, enPhotographie 1 : des canons tractés Palmaria de larmée libyenne détruits par des avions français Rafale dans la région de Benghazi sont l’exemple le plus tragique en Libye lors de lopération Harmattant le 19 mars 2011. Crédit : et spectaculaire. Elles ontBernd Brincken, CC BY-SA 3.0.été présentées par le groupe d’économistes de la Banque mondialeles qualifiaient de « qui guerres ethniques» ou de «guerres civiles»des produits de la « comme mauvaise gouvernance», d’un retard dans la miseen œuvre des prescriptions du consensus 1 de Washington datant de 1989.Dans plusieurs articles, j’ai défendu l’hypothèse symétrique : ces guerres sont des composantes de la mondialisation existante. Elles sont en effet reliées par de multiples canaux aux processus de mondialisation financière et économique, elles impliquent les pays du Nord et leurs groupes financiers et industriels.
Or, une partie non négligeable de ces «guerres pour les ressources» se déroule sur des territoires anciennement colonisés et où la présence des intérêts économiques et géopolitiques français demeure très puissante. La France
1  Le Consensus de Washington est une expression qui renvoie à un ensemble de mesures d’inspiration libérale adopté au lendemain de la Guerre froide par les institutions financières internationales que sont la Banque mondiale et le Fonds monétaire international dont les sièges se trouvent à Washington.
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participe ainsi de façon proactive à la défense de ses intérêts géopolitiq3ues et économiques en Afrique subsaharienne, au Maghreb (nos amisle Roi du Maroc et Ben Ali en Tunisie) et au Moyen-Orient. Elleparticipe ainsi à la défense d’un(dés)ordre mondial qui resteinsoutenable pour des centaines de millions d’êtres humains.
Depuis des dizaines d’années, les armées françaises conduisent des guerres qui, contrairement aux guerres coloniales (Indochine, Algérie) ne semblent pas avoir eu d’effeten retour sur le territoire national. Il faut cependant une forte dose de naïveté, ou si l’analyse est moinscharitable, un degré élevé de cynisme pour affirmer, comme le font les gouvernements français, que ces interventions militaires constituent seulement une réponse aux grands bouleversements économiques et géopolitiques. On ne peut pas faire en permanence référence à la mondialisation dans les discours et ne pas faire de sa réalité systémique un point de départ de l’analyse. L’hexagone n’est pas une terre d’exception, il constitue un espace géopolitique qui est une composante de la mondialisation, et les gouvernements et grands groupes financiers français, en conjonction avec ceux des autres pays développés, déterminent la trajectoire de la mondialisation.
Dans louvrage que je viens de publier, je fournis des données qui montrent où se situent les objectifs des gouvernements français. Prenons lexemple du Mali. Au cours des années 2013 et 2014 (dernière année disponible), les dépenses consacrées à lintervention militaire ont été plus de cinq fois supérieures aux dépenses totales d’aide publique au développement que la France a octroyées à ce pays.
Photographie 2 : des soldats français se préparent à décoller de la baseIsdsert à destination du Mali à bord dun transporteur C-17Globemaster de lUS Air Force. Crédit : US Air Force/Sgt. Nathanael Callon, domaine public.
Plus précisément, l’aidede la France destinée à l’éducation des enfantsmaliens, aux infrastructures sociales et à la santé a atteint en 2013 et 2014 un montant total équivalent respectivement à 3 %, 6,8 % et 7,2 % des dépenses militaires engagés par les armées françaises au Mali. Les choix financiersdonc politiques sont clairs.
Quel est le nombre exact d’interventions militaires de la France? Personne ne connaît la réponse. Alors que pour une nation, la décision de faire la guerre est l’acte politique le plus important, il n’existe en France aucun décompte officiel tenu par l’État. C’est un reflet de l’attitude de la société française vis-à-vis du militaire. Les présidents considèrent que le droit de faire la guerre les dispense de
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rendre des comptes, le Parlement est réduit à un rôle subalterne, et au mieux approbateur sur les questions de défense, les citoyens sont dépourvus d’ONG pacifistes assez puissantes pour servir de contrepoids aux autres pouvoirs.
Peut-on retracer l’origine du militarisme en Franceet comment peut-on expliquer sa prégnance dans le débat public hexagonal?
Les racines du militarisme de l’État français sont profondes et anciennes. Rien d’exceptionnel, si l’on suit la thèse —discutée largement  del’historien 2 américain Tilly selon laquelle «la guerre fait les États et inversement ». e Toutefois, la politique de Louis XIV fut sans doute pionnière en Europe au 17 ° siècle en revendiquant si fortement l’alliance de l’économie (à l’époque, principalement le commerce) et du pouvoir militaire. Au cours des deux siècles suivants, le militaire a formé en France l’armature sur laquelle l’État moderne s’est renforcé, et celui-ci a constitué la trame sur laquelle se sont greffés les rapports sociaux et le développement économique. Cette double caractéristiquecentralité de l’institution militaire dans l’État et omniprésence de l’État dans les rapports sociaux et économiquesune singularité structurelle par constitue rapport aux autres pays développés.
Je consacre en particulier un chapitre à e l’république.économie politique de la 5 Celle-ci est issued’un conflit dramatique entre deux fractions de l’armée. Une partie des officiers demeure attachée à l’ordre colonial en Algérie. Une autre partie, sous la direction de De Gaulle, souhaitait conforter l’enracinement de l’armée e dans les institutions de la 5 République. De là, le qualificatif de «coup d’état permanent» utilisé par Mitterrand, qui résumait ainsi l’opinion majoritaire du mouvement syndical et des partis politiques de gauche. Les deux septennats de Mitterrand ont transformé cette critique acerbe en prophétie autoréalisatrice.
Au cours de ses six décennies, le régime e de la 5 République a mis au centre l’institutionmilitaire, que ce soit grâce à la détention de l’arme nucléaire, de
Photographie 3 : le président François Mitterrand et legouverneur militaire de Paris Hervé Navereau lors de la parade militaire du 14 juillet 1989. Crédit : Axeo, CC BY-SA 3.0.
2  Charles Tilly,Contrainte et capital dans la formation de l’Europe: 990-1990, Aubier, 1992, p. 119.
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l’influence forte de son système militaro-industriel (que j’ai analysé com5me le «mésosystème de l’armement») ou encore à des interventions militaires permanentes. Dans le contexte mondial dégradé, dont les attentats terroristes ne sont qu’une composante spectaculaire,cet interventionnisme permanent demeure un élément indispensable à prendre en compte pour comprendre la situation actuelle.À l’exception des États-Unis, dont le pouvoir militaire peut néanmoins être débattu au Congrès, la France est, de tous les pays occidentaux, celui dont l’imbrication entre le militaire et les rapports sociaux, économiques et politiques est la plus élevée.
Ce que vous appelez «sa prégnance dans le débat public hexagonal» ne renvoie pas à un quelconque débat démocratique, comme le Royaume-Uni en connait par 3 exemple à propos de la fourniture d’armes à l’Arabie saoudite, alors même que la présidencede Hollande a poussé les relations avec l’Arabie saouditeun point à rarement atteint. Fabius, alors ministre des Affaires étrangères, annonçait fièrement la discussion avec ses dirigeants sur la livraison de centrales nucléaires au moment même où il adoptait une position defauconsur les négociations avec l’Iran sur le dossier nucléaire. De même, qui imagine sérieusement que le parlement français réexamine le rôle de la France en Afriquecompris au y 4 Rwanda à la manière dévastatrice dont le rapport Chilcot au Royaume-Uni a critiqué l’implication active du gouvernement de Blair dans la guerre en Irak (2003)?
Il me semble qu’en France, ce qu’on observe sur le rôle dupolitique et économique militaire, c’est unconsensus assourdissant par le silence. Il est vrai qu’au Royaume-Uni, les organisations pacifistes sont puissantes, alors que leur faiblesse en France est d’une évidence criante.
De manière curieuse, il semble que la crise de 2008 ait constitué un révélateur de l’emprise du militarisme sur la société française sans contribuer à son repli. Au contraire, les arbitrages ont été favorables à la Défense, mais aussi au ministèrede l’Intérieur au détriment des orientations mises initialementde l’avant par Bercy. Comment expliquez-vous ce phénomène?
J’appelle cela le «moment 2008», un tournant dans la situation économique mondiale la longue récession dont personne ne peut prévoir la fin qui se conjugue avec une nouvelle donne géopolitique caractérisée notamment par les printemps arabes et la prudence de l’administration Obama dans ses engagements militaires.
3 Jamie Doward, «Does UK’s lucrative arms trade come at the cost of political repression»,The Guardian, 12 février 2017.4  Pour une analyse des enjeux du rapport, voir le travail réalisé par la rédaction du Gardian : «Chilcot report: Key points from the Iraq inquiry»,The Guardian, 6 juillet 2016.
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Dans ce contexte, un faisceau de facteurs internationaux et nationaux, économiques et politiques explique l’intensificationcours de ces dernières au années des interventions militaires de la France dont un rapport parlementaire bipartisan (comme toujours) de juillet 2016font qu’on se demandant si elles ne révèlent pas une «passion française». En tout cas, ce regain militariste va bien au-delà des «guerres du Président» (celles de Sarkozy puis de Hollande). Il s’appuie sur les ressorts profonds qui dans ce «moment 2008» ont ouvert une fenêtre d’opportunité pour ses promoteurs.
Sur la base des données publiques, je discute également l’idée acceptée sans véritable débat que les dépenses militaires auraient été les grandes victimes des dernières années du budget français. Entre 1997 et 2008, les effectifs des ministères dela Défense et de l’Intérieur ont en réalité progressé respectivement de 6 % et de 5 %, alors que les ministères de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MENSR) et ceux de l’Écologie et des Transports subissaient une sérieuse baisse de leurs effectifs (respectivement,-10 % et -29 %).
Les défenseurs du mésosystème français de l’armement invoquent souvent le non-respect des objectifs adoptés lors des lois de programmation militaire (LPM). Les données disponibles tempèrent largement cette critique, en tout cas en ce qui concerne la LPM 2014-2019. En 2016, letaux d’exécution decette LPM était en effet déjà de 102,7 %.
Vous expliquez dans votre livre que l’instauration puis la reconduction de l’état d’urgence ont exacerbé plusieurs phénomènes sociaux, notamment dans relations entre les appareils de défense et de sécurité et le reste de la société. Quels sont les exemples qui illustrent le mieux la situation et quelles enseignements doit-on en tirer?
L’histoire montre que les guerres menées par les dirigeants d’un pays sont en général corrélées à une restriction des libertés publiques dans leur propre pays. Ces guerres nécessitent en effet de bâtir une union nationale solide, de rendre inaudibles les voix dissidentes, et souvent de les réprimer. C’est ce qui s’est produit dans toutes les guerres menées par la France, y compris dans les guerres coloniales des années1950. L’état d’urgence a été précisément créé en 1955 pour combattre les luttes pour l’indépendance de l’Algérie.
La connexion entre guerres à l’extérieur et restriction des libertés publiques à l’intérieur s’est fortement relâchée après la fin de la guerre d’Algérie et l’état d’urgence à nouveau décrété en 1962 contre l’OAS. Les nombreuses interventions militaires effectuées par l’armée française en Afrique au cours des décennies passées ont été menées sans conséquences majeures sur les libertés publiques en France.
La situation actuelle est tout autre. L’état d’urgence mis en place depuis plus d’un andoit faciliter l’«éradication du terrorisme» en France objectif aussi imprécis qu’illusoire tant que les moyens militaires sont les seuls utilisés –a été
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fixé il y a cinq ans à l’intervention française au Mali par le président7de la République et réitéré depuis les attentats commis en France. La réalité est plutôt celle d’une présence de l’armée française dans des anciennes colonies africaines: elle rappelle les protectorats de l’ère de l’impérialisme et semble promise à durer. Cette restriction des libertés publiquesvial’état d’urgence constitue le troisième élément d’un triptyque dont les deux autres sont l’engagement militaireaccru de la France et les attentats sur le territoire métropolitain.
Par définition, un régime d’exception, comme l’est l’état d’urgence, installe un peu plus les appareils militaro-sécuritaires au cœur de la vie sociale. Les atteintes aux libertés se font plus fréquentes et sont tolérées par les gouvernements comme par tout un pan de la société au nom de la sécurité nationale. C’est peu dire que les victimes de ces atteintes sont discriminées. Comme le montrent des études de chercheurs, les «minorités visibles» le sont encore plus lors des contrôles de police. Le 9 novembre 2016, la Cour de cassation a d’ailleurs condamné l’État 5 pour ses pratiques discriminatoires. L’état d’exception reconstitue e insidieusement la figure de «l’ennemi intérieur». Au 19 siècle, ce furent les «classes laborieuses, classes dangereuses».Aujourd’hui, ainsi que le précise 6 l’historien Gérard Noiriel, ce sont «les jeunes d’origine immigrée[qui]n’existent pas», sauf sur «un seul critère fondant l’appartenancelagroupe :  du stigmatisation.»
L’institution militaire se sent naturellement confortée par cette situation. On observe une montée de l’expression publique des militaires, la «grande muette» utilisant désormais les médias pour faire passer des messages. En mai 2014, selonLe Canard enchaîné, les chefs d’état-major des trois armées (Terre, Air, Marine) avaient informé le président de la Photographie 4 : des soldats patrouillent sur les quais de la République de leur intention de gare de Strasbourg le 19 août 2013 dans le cadre du plan démissionner en bloc si le Vigipirate. Crédit : Claude Truang-Ngoc, CC BY-SA 3.0.budget devait être encore rogné. Crainte infondée ou menace efficace? Le budget militaire a augmenté de façon significative. Cela ne suffit pas. Désormais, les militaires demandent que le budget de défense de la France passe à 2 % du PIB. Certains militaires et
5  Voir Julia Pascual, «Contrôles au faciès: après la condamnation de l’État, la police devra changer ses pratiques», Lemonde.fr, 9 novembre 2016. 6 Gérad Noiriel,État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, 2001.
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gendarmes vont plus loin dans leurs exigences politiques, et considèrent qu’il faudra tôt ou tard renforcer le régime d’exception.
En tant qu’économiste, que pensez-vous de cette idée qui consiste à définir un budget de défense sur des points de pourcentages établis en fonction d’une valeur mouvante? On pense ici à la règle non contraignante de l’OTAN qui veut que les États membres dépensent 2 % de leur PIB dans la défense.
La défense est un des rares domaines où un ratio lié au PIB est utilisé. Combien e de personnes savent que la France occupe une médiocre 10 place sur les 22 pays de l’OCDE en termesde dépenses d’éducation rapportées auPIB?
Leslimites d’une évaluation de l’efficacité de la défensesur ce ratio sont fondée évidentes. Il faudrait en effet supposer une nécessaire corrélation entre le PIB et les dépenses militaires, comme si l’accroissement du premier devait mécaniquement entraîner celui des secondes pour maintenir un même niveau de protection armée du pays contre les menaces extérieures et intérieures. Ensuite, l’attention un peu fétichiste accordée à ce ratio néglige les évolutions du contexte international et des mutations géopolitiques. La disparition de l’URSS et des pays satellites justifiait la fin d’unhaut niveau de dépenses militaires. Or, les dépenses militaires de la France et d’autres pays n’ont que modérément baissé grâce aux «dividendes de la paix», bien moinsqu’ontannoncénombre d’experts.
De plus, comment comparer l’efficacité de la défense d’un pays procurée par les armes utilisées il y a plusieurs décennies et les systèmes d’armes contemporains bourrés d’innovation technologique? Contrairement à ce qui se passe dans les industries civiles, les progrès technologiques réalisés dans les systèmes d’armes en renchérissent considérablement les coûts. Enfin, les dépenses militaires inscrites au budget de l’État ne sont qu’une partie des dépenses à prendre en compte. Il convient d’y ajouter les dépenses de sécurité intérieure, dont l’entrecroisement avec la défense est de plus en plus évident et reconnu par les Livres blancs, ceux rédigés sous la présidence Sarkozy (2008) et Hollande (2012) étant même intitulésLivres blancs sur la défense et la sécurité nationale.À ce titre, on peut rappeler que les dépenses de sécurité constituent depuis plusieurs années un «relai de croissance» pour les groupes de l’armement.
Vous soulignez dans votre ouvrage la place des grands industriels de la défense dans l’innovation technologique. D’où est héritée cette structure singulière et constitue-t-elle un atout ou est-elle plutôt symptomatiqueà l’heure d’Internet d’un modèle d’innovation problématique?
En France, les relations entre la science, la technologie et le pouvoir politiquedonc militairesont très intenses depuis des siècles. Elles ont pris une plus forte ampleur avec l’arrivée deDe Gaulle au pouvoir. Conforter le «rang de la France
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dans le monde» repose selon lui sur deux piliers : lacompétitivité économ9iqueun objectif qui est clairement affiché dans le «Cinquième Plan de développement économique et social» (1966-1970) et lapuissance militaire. Telle est la e substance de l’économie politique de la 5°république à laquelle je consacre un chapitre.
Les dépenses militaires représentent un peu moins 7 de 2 % du PIB , mais les dépenses de recherche-développement des groupes à production militaire représentent 22 % des dépenses des 50 premiers groupes industriels français. Ils bénéficient, il est vrai, de généreux contrats de R&D publique (les 8 premiers groupes de l’armement Photographie 5 : le Sébastopol, un bâtiment de projection et de reçoivent près de 70 % decommandement (BPC) de classe Mistral, en construction à Saint-Nazaire, 30 décembre 2014. Ce navire a finalement été livré à tous les contrats de R et D lÉgypte et rebaptisé lENS Anwar El Sadat. Crédit : Ludovic Péron, militaire) sans omettre le CC BY-SA 4.0.milliard d’euros dont les entreprises de l’armementbénéficient au titre du Crédit d’impôt recherche. Depuis que j’analyse le mésosystème françaisde l’armement, soit plus de trois 8 décennies, la situation n’a guère changé . Le ministre de la Défense Giraud avait déclaré lors de la période de cohabitation entre Mitterrand et Chirac que la loi de programmation militaire (LPM, 1987-1991) constituerait une «locomotive du développement industriel.» Depuis ces affirmations, de très nombreux secteurs industriels ont progressivement sombré : sidérurgie, textile-confection-habillement, chantiers navals, puis les biens électroniques, et plus récemment l’industrie automobile.
Le ministre de la Défense Le Drian peut bien se féliciter que grâce aux ventes d’armes, l’industrie de défensese trouve au cœur de la compétitivité de l’industrie française, le délitement de celle-ci est tel que la France est avant-dernière en Europe du point de vue de la place de lindustrie manufacturière rapportée au PIB.
7  En excluant les dépenses liées à la gendarmerie et les budgets additionnels liés aux opérations pour la portion mesurable, ce que ne fait pas la base de données du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) et qui fait autorité en la matière. Pour le SIPRI les dépenses militaires de la France se situent systématiquement au dessus de 2 % (3,3 % en 2o16, par exemple). 8  Pour une analyse récente et approfondie voir Claude Serfati,L’industrie française de défense, Les Études, La documentation française, novembre 2014.
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L’acharnement à justifier les dépenses de défense sur la base de leur utilité pour le système productif va à l’encontre de toute la réalité contemporaine. Même l’affirmation des retombées économiques positives (spin-off) des technologies militaires vers le civil, sur laquelle je me suis beaucoup exprimé dans les années1980 et 1990, n’est plus sérieusement défendue aujourd’hui aux États-Unis. Ainsi que leFinancial Timesrésume les relations entre le DoD et les entreprises de haute technologie : «Le Pentagone lance son offensive de charme en direction de la Silicon Valley, mais de très nombreuses entreprises ne voient 9 pas l’utilité daccepter les offres du gouvernement .» Les raisons sont les mêmes que celles déjà analysées dans les années 1970 : les contrats souvent juteux passés avec le Pentagone sont assortis de telles contraintes réglementaires (confidentialité) et de spécifications techniques (destinées aux usages militaires qui se déroulent dans des conditions physico-chimiques extrêmes) que lejeu n’en vaut pas la chandelle pourles entreprises désireuses de s’orienter massivement vers les marchés civils.
Les gouvernements français continuent de défendre un modèle de relations militaire-civil qui n’a plus de soutien hors de l’hexagone. Les effets de ce modèle en termes de performances du système productif viennent jour après jour en contester la validité. Le poids des intérêts économiques du mésosystème de l’armement, la«vitrine» que représentent les exportations d’armes et les opérations militaires qui testent en grandeur nature (combat proven) les armes développées par les groupes français, la crainte des salariés des entreprises d’armement de perdre leur emploi dans un pays où le taux de chômage demeure irréductiblement élevé maintiennent pourtant jusqu’à maintenant une forme de consensus par le silence.
Vous brossez parfois de manière explicitele portrait d’un appareil de défense français fonctionnant aux marges, si ce n’est en marge, de la démocratie. Comment faire pour ramener de plain-pied le militaire dans le giron démocratique?
e L’institution militaire est solidement installée au cœur de la 5° république. Les mécanismes constitutionnels font une large place aux pouvoirs militaires et d’ordre public du Président de la République; le terme demonarchie républicainele caractère édulcore bonapartiste des institutions politiques de la France. Ainsi qu’en témoigne l’installation dans l’état d’urgence permanent, la transition vers un régime d’exceptionencore plus attentatoire aux libertés publiques ne nécessiterait pas uncoupcomme ce fut le cas pour mettre en place e la 5 ° république ou comme on imagine lescoups d’État en Amérique latine. L’article16, létatd’urgence, l’étatde siège sontd’ores et déjàinscrits dans la constitution, et sont laissés à la presque totale discrétion du Président de la
9 Henry Sender, «US Defence: Losing its edge on technology»,The Financial Times, 4 septembre 2016.
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République. Ils forment «un cocktail explosif» commel’écrivent Be1a1ud et 10 Guérin-Bargues, deux professeurs de droit public .
La dérive autoritaire est donc inscrite dans nos institutions. Certes, en dépit des obstacles et des menaces formuléesà l’époque,les citoyens ont pu exprimer leurs opinions en manifestant massivement contre la loi travail il y a près d’un an. Les atteintes aux libertés, en particulier celles contre les minorités visibles ont néanmoins alerté les institutions judiciaires, dont la Cour de cassation, et le défenseur des droits. La survenue d’attentats aussi graves que ceux qui ont frappé le pays renforcerait les appels à unÉtat fortqui mettrait un peu plus l’armée et la police au centre du dispositif.
La démocratie existe dans les textes, mais également dans la réalité. La possibilité pour les citoyens de s’organiser pour faire connaitre leur opinion, imposer les droits démocratiques et sociaux fondamentaux appelle sans doute à un retour aux fondamentaux (séparation des pouvoirs, contrôle permanent des élus, etc.), mais également à des innovations institutionnelles qui, facilitées par les moyens de communication modernes, permettraientl’auto-organisation citoyenne. Autant dire que ce défi n’est pas la seule affaire des chercheurs.
Claude Serfati, propos recueillis par Yannick Quéau
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Photographie : des soldats français procèdent à l’aide du canon César à un tir d’artillerie effectué contre les troupes de l’organisation État islamiquelors dune opération de soutien aux Forces irakiennes de sécurité dans leur progression vers Mossoul. Irak, le 16 octobre 2017 . Crédit : US Department of Defense, Pfc. Christopher Brecht, domaine public.
Pour citer ce document
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Claude Serfati : «L’acharnement à justifier les dépenses de défense sur la base de leur utilité pour le système productif va à l’encontre de toute la réalité contemporaine», propos recueillis par Yannick Quéau,Décryptage d’OSINTPOL,11 avril 2017.
***
10 Olivier Beaud et Cécile Guérin,L’état d’urgence. Étude constitutionnelle, historique et critique, L.G.D.J., collection Systèmes.
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