Jean-Henri Fabre
SOUVENIRS
ENTOMOLOGIQUES
Livre IX
Étude sur l’instinct et les mœurs des insectes
(1905)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
CHAPITRE I LA LYCOSE DE NARBONNE – LE TERRIER..4
CHAPITRE II LA LYCOSE DE NARBONNE – LA
FAMILLE ................................................................................ 21
CHAPITRE III LA LYCOSE DE NARBONNE –
L’INSTINCT DE L’ESCALADE...............................................32
CHAPITRE IV L’EXODE DES ARAIGNÉES.........................42
CHAPITRE V L’ARAIGNÉE-CRABE.....................................58
CHAPITRE VI LES ÉPEIRES – CONSTRUCTION DE LA
TOILE......................................................................................67
CHAPITRE VII LES ÉPEIRES – MA VOISINE ....................79
CHAPITRE VIII LES ÉPEIRES – LE PIÈGE À GLUAUX ....94
CHAPITRE IX LES ÉPEIRES – LE FIL TÉLÉGRAPHIQUE100
CHAPITRE X LES ÉPEIRES – GÉOMÉTRIE DE LA TOILE109
CHAPITRE XI LES ÉPEIRES – LA PARIADE – LA
CHASSE ................................................................................120
CHAPITRE XII LES ÉPEIRES – LA PROPRIÉTÉ.............. 132
CHAPITRE XIII SOUVENIRS MATHÉMATIQUES – LE
BINÔME DE NEWTON........................................................140
CHAPITRE XIV SOUVES – MA
PETITE TABLE..................................................................... 154
CHAPITRE XV L’ARAIGNÉE LABYRINTHE..................... 165
CHAPITRE XVI L’ARAIGNÉE CLOTHO............................183 CHAPITRE XVII LE SCORPION LANGUEDOCIEN – LA
DEMEURE............................................................................196
CHAPITRE XVIII LE SCORPION LANGUEDOCIEN –
L’ALIMENTATION................................................................211
CHAPITRE XIX LE SCORPION LANGUEDOCIEN – LE
VENIN...................................................................................224
CHAPITRE XX LE SCORPION LANGUEDOCIEN –
IMMUNITÉ DES LARVES .................................................. 240
CHAPITRE XXI LE SCORPION LANGUEDOCIEN – LES
PRÉLUDES ...........................................................................256
CHAPITRE XXII LE SCORPION LANGUEDOCIEN – LA
PARIADE ..............................................................................270
CHAPITRE XXIII LE SCORPION LANGUEDOCIEN – LA
FAMILLE281
CHAPITRE XXIV LA DORTHÉSIE.....................................297
CHAPITRE XXV LE KERMES DE YEUSE ........................ 309
À propos de cette édition électronique.................................324
– 3 – CHAPITRE I
LA LYCOSE DE NARBONNE – LE TERRIER
Michelet nous raconte comment, apprenti imprimeur au
fond d’une cave, il entretenait des rapports amicaux avec une
Araignée. À certaine heure, un rayon de soleil filtrait par la lu-
carne du triste atelier et illuminait la casse du petit assembleur
de lettres de plomb. La voisine à huit pattes descendait alors de
sa toile et venait, sur le bord de la casse, prendre sa part des
joies de la lumière. L’enfant laissait faire ; il accueillait en ami la
confiante visiteuse, pour lui douce diversion aux longs ennuis.
Lorsque nous manque la société de l’homme, nous nous réfu-
gions dans celle de la bête, sans perdre toujours au change.
Je n’endure pas, Dieu merci, les tristesses d’une cave : ma
solitude est riante d’illumination et de verdure ; j’assiste, quand
bon me semble, à la fête des champs, à la fanfare des merles, à
la symphonie des grillons ; et cependant, avec plus de dévotion
encore que n’y en mettait le jeune typographe, je fais commerce
d’amitié avec l’Araignée. Je l’admets dans l’intimité de mon ca-
binet de travail, je lui fais place au milieu de mes livres, je
l’installe au soleil sur le bord de ma fenêtre, je la visite passion-
nément chez elle, à la campagne. Nos rapports n’ont pas pour
but de faire simple diversion aux ennuis de la vie, misères dont
j’ai ma part tout comme un autre, ma très large part ; je me pro-
pose de soumettre à l’Araignée une foule de questions auxquel-
les, parfois, elle daigne répondre.
Ah ! les beaux problèmes que suscite sa fréquentation !
Pour les exposer dignement, ne serait pas de trop le merveilleux
– 4 – pinceau que devait acquérir le petit imprimeur. Il faudrait ici la
plume d’un Michelet, et je n’ai qu’un rude crayon mal taillé. Es-
sayons, malgré tout : pauvrement vêtue, la vérité est encore
belle.
Je reprends donc l’histoire des instincts de l’Araignée, his-
toire dont le précédent volume a donné très incomplet essai.
Depuis ces premières études, le champ des observations s’est
beaucoup agrandi. De nouveaux faits, et des plus remarquables,
sont venus enrichir mon registre de notes. Il convient de les
mettre à profit pour une biographie plus développée.
L’ordre et la clarté du sujet m’exposent, il est vrai, à quel-
ques redites. C’est inévitable quand il faut disposer en un ta-
bleau d’ensemble mille détails cueillis au jour le jour, souvent à
l’improviste et sans liaison entre eux. L’observateur n’est pas
maître de son temps ; l’occasion le mène, par des voies insoup-
çonnées. Telle question suscitée par un premier fait n’a de ré-
ponse que des années après. Elle s’élargit d’ailleurs, se complète
par des aperçus glanés en chemin. Dans un travail ainsi frag-
menté, des redites s’imposent donc, nécessaires à la coordina-
tion des idées. J’en serai sobre du mieux possible.
Remettons en scène nos vieilles connaissances, l’Épeire et
la Lycose, principaux représentants de nos Aranéides. La Lycose
de Narbonne, ou Tarentule à ventre noir, fait élection de domi-
cile dans les garrigues, terrains incultes, caillouteux, aimés du
thym. Sa demeure, forteresse plutôt que chalet, est un terrier
d’un empan de profondeur environ et du calibre d’un col de
bouteille. La direction en est verticale autant que le permettent
les obstacles fréquents dans un sol pareil. Un gravier, cela
s’extrait, se hisse au dehors ; mais un galet est bloc inébranlable
que l’Araignée contourne en coudant sa galerie. Si telle ren-
contre se répète, l’habitation devient un antre tortueux, à voûtes
de pierrailles, à carrefours communiquant entre eux par de
brusques défilés.
– 5 –
Ce défaut d’ordre est sans inconvénient, tant la propriétaire
connaît, par une longue habitude, les recoins et les étages de
son immeuble. Si quelque chose bruit là-haut, de nature à
l’intéresser, la Lycose remonte de son manoir anfractueux avec
la même célérité qu’elle le ferait d’un puits vertical. Peut-être
même trouve-t-elle des avantages aux sinuosités de son gouffre
quand il faut entraîner dans le coupe-gorge une proie qui se dé-
fend.
D’ordinaire, le fond du terrier se dilate en une chambre la-
térale, lieu de repos où l’Araignée longuement médite et tout
doucement se laisse vivre lorsque le ventre est plein.
Un crépi de soie, mais parcimonieux, car la Lycose n’est
pas riche en soierie à la façon des filandières, revêt la paroi du
tube et prévient la chute, des terres désagrégées. Cet enduit, qui
cimente l’incohérent et lisse le rugueux, est réservé surtout pour
le haut de la galerie, au voisinage de l’embouchure. Là, de jour,
si tout est tranquille à la ronde, stationne la Lycose, soit pour
jouir du soleil, sa grande félicité, soit pour guetter le passage de
la proie. Les fils du revêtement soyeux donnent dans tous les
sens solide appui aux griffettes, s’il convient de rester des heu-
res et des heures immobile dans les ivresses de la lumière et de
la chaleur, ou bien s’il faut d’un bond happer la proie qui passe.
Autour de l’orifice du terrier se dresse, tantôt plus, tantôt
moins élevé, un parapet circulaire, formé de menus cailloux, de
fragments de bûchettes, de lanières empruntées aux feuilles sè-
ches des graminées voisines, le tout assez dextrement enchevê-
tré et cimenté avec de la soie. Cet ouvrage, d’architecture rusti-
que, ne manque jamais, serait-il réduit à un simple bourrelet.
Une fois domiciliée, quand vient l’âge mûr, la Lycose est
éminemment casanière. Voici trois ans que je vis en intimité
avec elle. Je l’ai établie en de larges terrines sur le bord des fe-
– 6 – nêtres de mon cabinet, et journellement je l’ai sous les yeux. Eh
bien, il est très rare que je la surprenne dehors, à quelques pou-
ces de son trou, où vivement elle rentre à la moindre alerte.
Il est dès lors certain que, dans la liberté des champs, la
Lycose ne va pas cueillir au loin de quoi bâtir son parapet et
qu’elle utilise ce qui se trouve sur le seuil de sa porte. En de tel-
les conditions, les moellons bientôt s’épuisent, et la maçonnerie
s’arrête faute de matériaux.
Le désir m’est venu de voir quelles dimensions prendrait
l’édifice circulaire si l’Aranéide était indéfiniment approvision-
née. Avec des captives dont je suis moi-même le fournisseur, la
chose est aisée. Ne serait-ce que pour venir en aide à qui vou-
drait un jour reprendre ces relations avec la grosse Araignée des
garrigues, disons en quoi consiste l’installation de mes sujets.
Une ample terrine, profonde d’un empan, est remplie de
terre rouge, argileuse, riche de menus cailloux, enfin conforme à
celle des lieux hantés par la Lycose. Convenablement humecté
de façon à faire pâte, le sol artificiel est tassé, couche par couche
autour d’un roseau central, de calibre pareil à celui du terrier
naturel de la bête. Quand le récipient est plein jusqu’au bout, je
retire le roseau, qui laisse béant un puits vertical. Voilà obtenue
la demeure qui remplacera celle des champs.
Trouver l’ermite qui doit l’habiter est l’affaire d’une course
dans le voisinage. Déménagée de sa propre demeure que vient
de bouleverser ma houlette, et mise en possession du gîte de
mon art, la Lycose aussitôt s’y engouffre. Elle n’en sort plus, ne
cherche pas mieux ailleurs. Une grande cloche en toile métalli-
que repose sur le sol de la terrine et prévient l’évasion.
Du reste, la sur