Penser le désarmement nucléaire
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2 Penser le désarmement nucléaire voulait écrire avec Jacques Chirac un article sur la nécessité du désarmement nucléaire. Il me demandait si j’acceptais d’y associer ma signature. J’ai tout de suite été d’accord. Quand le texte a finalement été terminé, à l’été, Jacques Chirac ne désirait plus le cosigner, pour des raisons detempopolitique et c’est en définitive Alain Juppé qui signera le texte. L’article a donc finalement été publié dans (2) Le Monde. Son thème est exactement le fond de ma thèse :en octobre 2009 l’arme nucléaire a perdu sa pertinence stratégique, et après avoir eu une fonction stabilisatrice pendant la guerre froide, elle a désormais une fonction déstabilisatrice. Si nous continuons sur la même voie sans rien changer, nous allons vers la guerre nucléaire. Il est donc temps de mettre en œuvre un véritable processus de désarmement nucléaire. En général, nous sommes traités de pacifistes, d’utopistes, de naïfs… Pourtant, il faut dire que cet article n’est pas une initiative isolée. Nous sommes dans la lignée de ce qui s’est fait un peu partout dans le monde, sous la houlette de Kissinger aux États-Unis par exemple. Là-bas, il a écrit un article sur ce thème notamment avec Georges Shultz, ancien ministre des Affaires étrangères de Reagan On ne peut pas dire que ces gens ne sont pas sérieux, ni qu’ils n’ont pas les pieds sur terre, d’autant qu’ils représentent les deux bords.

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Publié le 16 juin 2015
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2
Penser le désarmement nucléaire
voulait écrire avec Jacques Chirac un article sur la nécessité du désarmement nucléaire. Il me demandait si j’acceptais d’y associer ma signature. J’ai tout de suite été d’accord. Quand le texte a finalement été terminé, à l’été, Jacques Chirac ne désirait plus le cosigner, pour des raisons detempopolitique et c’est en définitive Alain Juppé qui signera le texte. L’article a donc finalement été publié dans (2) Le Monde. Son thème est exactement le fond de ma thèse :en octobre 2009 l’arme nucléaire a perdu sa pertinence stratégique, et après avoir eu une fonction stabilisatrice pendant la guerre froide, elle a désormais une fonction déstabilisatrice. Si nous continuons sur la même voie sans rien changer, nous allons vers la guerre nucléaire. Il est donc temps de mettre en œuvre un véritable processus de désar-mement nucléaire.
En général, nous sommes traités de pacifistes, d’utopistes, de naïfs… Pourtant, il faut dire que cet article n’est pas une initiative isolée. Nous sommes dans la lignée de ce qui s’est fait un peu partout dans le monde, sous la houlette de Kissinger aux États-Unis par exemple. Là-bas, il a écrit un article sur ce thème notamment avec Georges Shultz, ancien ministre des Affaires étrangères de Reagan On ne peut pas dire que ces gens ne sont pas sérieux, ni qu’ils n’ont pas les pieds sur terre, d’autant qu’ils représentent les deux bords. Leur initiative a essaimé dans presque tous les pays occidentaux, jusqu’en Russie ou en Inde. Il y avait générale-ment toujours un militaire associé aux politiques. En Russie, c’est Serguei Ivanov, ancien ministre des Affaires étrangères de Vladimir Poutine jusqu’en 2006, qui avait lancé l’initiative.
En parallèle, le mouvementGlobal Zeroa été lancé aux États-Unis. Le groupe de Kissinger a créé leNTI(Nuclear Threat Initiative). En Angleterre, c’est l’ELN(European Leadership Network) qui a vu le jour et qui rassemble tout le gotha des ministres européens des années 2000. Un autre mouvement plus ancien qui s’appelle Pugwash a quant à lui été créé après la Seconde Guerre mondiale. Il rassemblait à l’époque des physiciens atomistes, comme Albert Einstein, et son objectif était de faciliter les échanges entre scientifiques de tous les pays, y compris les Soviétiques. Ce groupe s’est élargi à d’autres domaines, et il a obtenu le Prix Nobel de la paix en 1995.
Pour revenir à la conception française de la dissuasion nucléaire, nous constatons une crispation intellectuelle. J’aurais même tendance à parler de croyance. Dans toutes les conférences auxquelles j’ai assisté en France, les conclu-sions sont écrites à l’avance, donc toutes les discussions sont vaines.
Cette situation est d’autant plus malheureuse que la France n’envoie jamais de représentant officiel dans les conférences internationales sur le désarmement
(2) Alain Juppé, Bernard Norlain, Alain Richard et Michel Rocard : « Pour un désarmement nucléaire mondiale, seule réponse à la prolifération anarchique » inLe Monde, 14 octobre 2009 (www.lemonde.fr/idees/article/2009/10/14/pour-un-desarmement-nucleaire-mondial-seule-reponse-a-la-proliferation-anarchique_1253834_3232.html).
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nucléaire, ne serait-ce qu’en tant qu’observateur. Je rencontre régulièrement des généraux, des ministres, y compris des Russes, des Indiens ou des Pakistanais. Il y a des délégations chinoises ou nord-coréennes. On retrouve bien des représentants du ministère des Affaires étrangères dans les conférences sur le désarmement à Genève, qui durent depuis des années, ou dans les négociations autour du TNP (Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires), mais dans les forums où l’on peut discuter librement, il n’y a pas de Français. LesLivres blancssuccessifs ont continué à poser la dissuasion nucléaire comme un sanctuaire inviolable, malgré les changements à l’échelle mondiale intervenus depuis la fin de la guerre froide. Les fondements de l’indépendance, de l’autonomie stratégique et de la puissance de la France ne sont plus les mêmes qu’il y a 70 ans. Mais on continue à présenter la dissuasion comme la clé de voûte de notre défense, sa « pointe de diamant ». Tant qu’on utilise d’entrée un tel vocabu-laire quasi-religieux, quelle marge de manœuvre laissez-vous à la discussion ? Et les militaires en particulier ne peuvent pas s’exprimer. lEstimez-vous que les militaires pensent autre chose, mais qu’ils ne l’expriment pas ? C’est assez difficile à dire : comme personne ne s’exprime, comment savoir ? Cependant, j’ai tendance à constater un formatage de la pensée militaire. Quand j’ai été invité au Centre des hautes études militaires (Chem) avec Michel Rocard, j’ai bien constaté que nous parlions face à un mur. Le constat est triste, mais je pense qu’aujourd’hui, sortis de la question de la conduite des opérations ou de la tactique, les militaires n’ont rien à dire. Est-ce une question d’envie, de capacité, de possibilité ? Mais le problème est plus large que le monde militaire. Il n’y a en France aucunthink tankindépendant qui se penche sur les questions de stratégie. Tous sont financés par l’État. Il est donc très difficile de voir apparaître des solutions qui, au-delà du désarmement nucléaire, proposent une redéfinition de la politique de défense de la France et de l’Europe dans le monde moderne, globalisé, digitalisé, impacté par des problématiques nouvelles comme celle de l’environnement.
lÀ titre personnel, vous êtes vous exprimé lorsque vous étiez en activité, par exemple sur la dissuasion nucléaire ?
Non, pas du tout, mais c’est parce que j’ai surtout connu la guerre froide, donc une situation différente. J’ai commencé à m’interroger dans les années 1990. Mais est-ce que je l’aurais fait pour autant ? Je n’en suis pas sûr. Il est évident qu’il y a une forte pression de la part de l’institution. On le voit bien, les quelques per-sonnes qui expriment un quelconque désaccord sont systématiquement poussées vers la sortie. Je pense en particulier à l’exemple du général Étienne Copel, qui a démissionné en 1984 pour pouvoir s’exprimer librement. Le général Vincent Desportes en est aussi un bon exemple.
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lQuel est votre investissement personnel ? Êtes-vous un militant très actif ? Aujourd’hui je dois avouer que je suis moins investi qu’auparavant, parce que, d’une part, je n’habite plus à Paris, et que, d’autre part, le manque de résul-tats concrets est quelque peu décourageant. Cependant, je continue à participer régulièrement à certains événements, dont ceux organisés par l’association « Arrêtez la bombe » que j’ai créée avec Paul Quilès, ancien ministre de la Défense, et Jean-Marie Collin, consultant indépendant et chercheur associé au Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (Grip). Nous avons, par exemple, organisé en juin 2014 une grande conférence internationale et nous y avons invité des personnalités qui pour, certaines d’entre elles, ne sont pas du tout favorables au désarmement nucléaire comme Hubert Védrine ou Claude Bartolone. Malheureusement, nous n’avons rencontré que peu de succès.
Quoi qu’il en soit, nous continuons à nous réunir au moins une fois par mois. Nous avons un téléfilm en préparation ; nous avons terminé un livre ; et une bande dessinée est en projet. Nous participons à tour de rôle aux divers événements à travers la France. Mais l’aspect le plus important est peut-être celui de la partici-pation aux conférences internationales. Cette année j’irai en particulier à une réunion de la commission créée parGlobal Zeroconsacrée à la réduction du risque nucléaire. Cette commission est composée majoritairement d’une quinzaine d’officiers généraux provenant des neuf pays nucléaires ou des pays du seuil. Je suis également membre du comité exécutif de l’ELN, et je participe régulièrement aux rencontres organisées parPugwash. En moyenne, je fais entre un et deux déplacements à l’étranger par mois. Paradoxalement, nous avons plus de succès à l’étranger qu’en France.
lNous avons bien saisi ce problème du blocage de la pensée stratégique. Que proposez-vous pour la libérer ? Cela passe-t-il par la formation ?
Oui, bien évidemment. Je pense qu’il faudrait en particulier inviter des intervenants plus iconoclastes dans nos écoles. Malheureusement, les formations militaires de haut niveau sont trop conventionnelles et convenues. Quelqu’un comme Alain Joxe (le frère de Pierre Joxe), sociologue et chercheur en géopolitique, est tout à fait passionnant.
Autrefois, il existait des « écoles de pensées » dans l’armée française. À l’École de Guerre, de véritables groupes se formaient autour de généraux ou de colonels qui avaient leurs « disciples ». Tout cela a disparu. Mais il n’y a pas que la formation qui est en tort. La hiérarchie n’est pas prête non plus. C’est beaucoup plus facile pour un chef de ne pas voir ses subordonnés formuler de critiques.
La difficulté principale aujourd’hui reste cependant l’exposition aux médias. Le retentissement des positions alternatives est beaucoup plus important que par le passé. Quand Charles de Gaulle écrivaitLe fil de l’épée, il ne touchait
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qu’un très petit nombre de lecteurs. Quand Vincent Desportes s’exprime au e XXI siècle, il fait le «buzz». Malheureusement, le fond ne compte pas vraiment pour les médias : ce qui les intéresse c’est la réaction de la hiérarchie militaire. Finalement, les idées, aussi bonnes soient-elles, passent en second plan ; c’est un état de fait, le monde moderne est comme ça. Il faut que la hiérarchie accepte le risque médiatique, sans quoi, nous nous ne pourrons jamais progresser. Mais vous, quand vous accéderez aux fonctions supérieures, sachez laisser s’exprimer les voix divergentes. Favorisez le débat autour des questions sensibles. Ne soyez pas fermés aux critiques ou positions contraires. Par exemple, sur la ques-tion des drones,La théorie du dronede Grégoire Chamayou est un livre passionnant. Nous n’avons pas besoin d’être d’accord avec lui mais réfléchir aux questions opé-rationnelles, philosophiques et de société qu’il soulève est indispensable. Il ne faut pas s’arrêter à la personne, à ce qu’elle représente. Vous qui êtes à l’École de Guerre, encouragez le débat, la critique, ne soyez pas fermés, acceptez la polémique. lComment faites-vous pour préserver votre potentiel de crédibilité ? Parlez-vous avec tout le monde ? Vous affichez-vous avec tout le monde ? Ma crédibilité vient avant tout du fait que je collabore avec des représen-tants issus du monde politique, d’anciens dirigeants, des gens considérés comme « sérieux ». J’évite autant que possible d’être associé aux mouvements de type « éco-logistes », parce qu’en France ces militants sont souvent déconsidérés. Pour autant, je ne dis pas que ce ne sont pas des gens intéressants, au contraire. J’ai rencontré Eva Joly, qui a suivi l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) et j’ai eu avec elle des discussions passionnantes. François de Rugy (député EELV) a une approche très raisonnable de la question nucléaire, pourtant il est considéré comme infréquentable. Et ce ne sont pas les seuls Je ne veux pas finir comme le général de Bollardière, qui était pourtant un guerrier remarquable, couvert de décorations gagnées au combat pendant la Seconde Guerre mondiale et la guerre d’Indochine et qui s’est opposée courageu-sement à la torture pendant la guerre d’Algérie. Je veux rester crédible et plutôt être associé à des gens comme Kissinger, Albright, Rocard, Ivanov,… ce sont des gens sérieux, passionnants, qui méritent d’être écoutés. Malheureusement, les Français ne savent pas ce qui se passe en dehors de l’Hexagone. Et le consensus français autour du nucléaire ressemble à une forme d’autisme. Il faut sans cesse démontrer que le désarmement est quelque chose de sérieux, que ce n’est pas de la naïveté ou de l’utopie. Ou, si c’est une utopie, qu’il est tout aussi utopique de croire que l’arme atomique va garantir la paix dans le monde entierad vitam aeternamL’arme atomique existe, et tôt ou tard, si l’on continue comme ça, elle finira par être utilisée. L’utopie, c’est d’oublier que la violence est au cœur de l’homme et que, s’il dispose d’une arme nucléaire, il n’hésitera pas, un jour, à s’en servir.
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