De Moubarak à Moubarak : l élection présidentielle de 2005 en Egypte
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De Moubarak à Moubarak : l'élection présidentielle de 2005 en Egypte

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Contre-jour De Moubarak à Moubarak : l’élection présidentielle de 2005 en Égypte par Iman Farag c nformément aux prévisions, et o malgré les imprécations du mouvement Kefaya (Ça suffit), le Président égyptien Hosni Moubarak (77 ans) a brigué en septembre 2005 un cinquième mandat présidentiel de six ans. Si elle était largement prévisible, sa victoire n’en est pas moins ambiguë car l’image du vainqueur est sortie passablement écornée d’un parcours qui s’est révélé semé d’embûches. Pour la première fois dans l’histoire du pays, une élection présidentielle opposait plusieurs candidats – dix précisément –, rompant en cela avec la pra-tique du référendum plébiscite. Parmi les chiffres à retenir, le score obtenu par le Président réélu : 88 % des voix, et le taux de participation : 23 %, soit 7 millions des 31 826 000 inscrits. Bien qu’il soit sans commune mesure avec les taux de participation « soviétiques » des référendums précédents (88,4 % en 1987), certains observateurs ont estimé que le taux de 2005 avait été gon-flé. Pour d’autres, ces 23 %, même réels, ne permettent pas au Président de se prévaloir de ce qui s’apparente à une légitimité électorale. Quoi qu’il en soit, ce taux de participation est inférieur à la moitié de celui du référendum du 25 mai 2005 (53 %) sur l’amendement de l’article 76 de la Constitution, référendum qui a précisément permis la tenue de l’élection présidentielle de septembre 1 .
1. Le référendum n’a été que partiellement placé sous le contrôle des juges. Au taux de participation officiel de 53 %, le Club des juges – association professionnelle fondée en 1939 et regroupant près de 8 000 membres – a opposé des estimations allant de 3 % à 5 % des inscrits et relevé que dans les bureaux de vote non supervisés par ses membres les taux annoncés pouvaient atteindre 100 %. Cf. Rapport de la Commission d’enquête sur la supervision du référendum par les juges , Le Caire, 28 juin 2005. Rédigés par le Club des juges ou par des organisations de la société civile impliquées dans la supervision du référendum, puis de l’élection présidentielle, plusieurs rapports ont été présentés lors de con-férences de presse, puis diffusés par les médias indépendants ou mis en ligne sur Internet. Fournissant des éléments de preuves ou des arguments juridiques venant à l’appui des débats politiques, ces documents constituaient égale-ment des messages à l’intention de l’opinion internationale. Leur diffusion compte parmi les effets de la compétition électorale.
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La « question présidentielle » Certes, le choix des urnes n’a apporté aucune surprise, mais il reste qu’à défaut d’attirer les électeurs la consultation du 7 septembre a renouvelé les termes de la question présidentielle en Égypte. En témoigne le débat sur la « propreté » de l’élection. Au moment du scrutin, de nouveaux acteurs sont entrés en jeu pour alimenter le débat public avec un flot d’informations. Il s’agit notamment des observateurs issus de la société civile. On s’est posé la question de leur capacité de contrôle : leur présence, à l’extérieur ou à l’inté-rieur des bureaux de vote, lors du scrutin ou pendant le dépouillement, a-t-elle eu pour effet de juguler les fraudes ou simplement de relever les plus notoires ? Disposant des pleins pouvoirs, les juges qui supervisaient le dérou-lement du vote auraient exercé un relatif contrôle sur les fraudeurs, notam-ment les forces de police, les notables locaux, les hommes d’affaires et les membres des administrations. Entre les fraudeurs existent des formes de coo-pération, mais aussi des rivalités, l’enjeu étant de donner au régime les preuves manifestes ou discrètes – de leur loyauté. Hormis quelques dérapages locali-sés, il semble que la neutralité de la police soit l’un des principaux acquis de ce scrutin. Mais qu’en est-il des potentats, locaux ou internationalisés, et des administrations, pour autant qu’on puisse distinguer ces deux catégories ? À défaut de fournir une analyse fine de l’ensemble du tableau électoral, cer-tains observateurs soutiennent qu’une vue globale de la situation révèle que l’on serait passé d’un état de fraude systémique à une situation où la fraude ne serait plus qu’une question d’irrégularités ponctuelles à mettre sur le compte des imperfections accompagnant toute nouvelle expérience. Dès lors, qu’est-ce, au juste, qu’une élection présidentielle propre ? S’agit-il uniquement de rapporter la proportion des irrégularités relevées aux 7 millions de votants, déjà peu nombreux ? Tel est en effet l’argument du régime et de ses défen-seurs. De leur point de vue, la fraude n’a finalement pas influé sur les résultats du vote, qui se sont révélés conformes aux prévisions. Mais que signifient au juste les résultats d’une élection présidentielle ? Là où celle-ci présuppose rigueur et précision, la moindre fraude entache l’ensemble de la consultation. L’élection présidentielle de 2005 a été présentée comme « globalement » propre, tout comme les référendums plébiscites qui ont marqué les quatre mandats précédents du Président Moubarak. Le problème est précisément que les dispositifs de légitimation du candidat unique à sa propre succession ne sont plus de mise lorsqu’il s’agit de compétition électorale. C’est en cela que sont renouvelés les termes de la question présidentielle. Qu’en serait-il alors de la fraude qui constitue bel et bien un « système social » ? Elle
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s’appuie sur deux piliers. En amont des bureaux de vote, d’une part, il existe des dispositifs de contrôle social et bureaucratique fonctionnant selon un sys-tème de pressions et de récompenses. Au sein même des bureaux, d’autre part, les listes d’électeurs inscrits sont parfois fantaisistes. Opérer la décon-nexion entre le PND (Parti national démocratique) et les appareils de l’État serait la seule manière de contrer ces deux formes de fraude. Si elle est diffi-cile, la manœuvre n’est pas impossible. L’une des vertus des remous politico-juridiques qui ont accompagné le scrutin est précisément le pari fait sur les institutions et ce qui resterait d’un PND privé du soutien de l’État. Ramenés à leur juste mesure, les résultats de la présidentielle de septembre 2005 délégitiment à rebours les modes de dévolution du pouvoir présidentiel des quatre mandats précédents, donnant ainsi raison aux contestataires du régime. L’élection présidentielle constitue-t-elle un gage de bonne foi du régime ou n’est-elle qu’une avant-première de compétition électorale autori-sant quelques ratés ? Abstraction faite des hourras de la victoire, c’est à cette question que se ramène l’argument « gradualiste » des ténors du PND : la pré-sidentielle serait un pas en avant. Le parti s’était fixé comme objectif de drainer 50 % des inscrits aux urnes, véritable enjeu au-delà de l’issue prévisible de la « compétition » électorale. Si l’on est loin du compte, c’est bien la faute des Égyptiens et de leur apathie. En marge de ceux qui se sont autoproclamés « courant réformateur » au sein du PND, certains analystes affirment que c’est ensemble que gouvernants et gouvernés doivent désormais apprendre la démocratie. L’hypothèse de cet apprentissage commun résiste mal à l’épreuve des chiffres et des faits. Bien avant la consultation du 7 septembre 2005, de nombreux observateurs ont évoqué un référendum plébiscite déguisé en élection con-currentielle. L’essentiel est ailleurs et tient aux ratés de ce déguisement, générateur d’une cascade d’effets involontaires avec lesquels le Président Moubarak devra compter, bon gré mal gré.
Coopter les concurrents Le premier de ses effets tient aux candidats eux-mêmes. Qu’un régime ait des adversaires est une chose (qu’y a-t-il de plus normal ?). Qu’il échoue à ce point à coopter ses opposants en est une autre, surtout quand les conditions d’un autoritarisme pour le moins confortable lui donnent une réelle marge de manœuvre : une majorité parlementaire écrasante et docile, un exécutif apo-litique, des « tailleurs de lois sur mesure » – comme on dit au Caire – et une Constitution qui confère au Président des pouvoirs importants. Ce que révèle avant tout l’élection de 2005, c’est une erreur de calcul sur le « casting » final.
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La question n’est pas tant qui se présente contre le Président mais contre qui celui-ci est amené à se re-présenter, pour que sa victoire prévisible ait un sens. En posant des conditions draconiennes aux candidatures indépendantes (250 signatures de parlementaires et élus locaux), les nouvelles dispositions constitutionnelles de mai 2005 excluaient celles-ci de fait, le PND détenant l’écrasante majorité dans ces instances. On évoquait les noms de Sa‘d al-Din Ibrahim (sociologue) et de Nawwal al-Sa‘dawi (militante féministe) depuis un bon moment déjà. En outre, une vingtaine d’individus (une chômeuse en quête d’emploi, un inventeur méconnu, etc.), avaient entamé la procédure, ainsi que ‘Abud al-Zumur, leader du Jihad alors derrière les barreaux. En vertu des dispositions constitutionnelles, ces candidatures indépendantes ont été rejetées d’emblée par la Commission des élections présidentielles (CEP). Toutes les conditions avaient été ainsi réunies pour exclure d’éventuelles can-didatures de poids du côté des indépendants. Une fois les indépendants exclus, il ne restait plus que le vivier des partis poli-tiques. Afin d’ouvrir le jeu électoral, une disposition constitutionnelle per-mettait aux partis fondés depuis plus de cinq ans de présenter leurs candidats indépendamment des conditions qui entreront en vigueur à la fin du mandat présidentiel : en 2011, en effet, pour présenter leur candidat à la présidentielle, les partis politiques devront détenir 5 % au moins des sièges du Parlement et autant du Conseil consultatif. Il s’est vite avéré que les profils « pittoresques » des 7 candidats chefs de petits partis, étaient loin d’apporter un semblant de sérieux à la consultation. Pire, le palmarès des éligibles a même frôlé le ridi-cule. Inconnus des électeurs, certains candidats ont annoncé des propositions rocambolesques (comme le rétablissement du tarbouche, couvre-chef tradi-tionnel), d’autres, n’ayant pour tout appui que leur famille, n’ont quasiment pas fait campagne, l’un d’eux a même fait allégeance au Président Moubarak… Du côté des « grands partis », Nassériens et Tagammu‘ (Rassemblement progressiste) ont boycotté la compétition électorale. Il faut croire que les directions de ces deux formations ont tenu compte des humeurs de leurs bases, proches des positions de Kefaya qui appelait à ne pas présenter de can-didat et à ne pas voter. Le boycottage de la candidature par les deux partis de gauche a eu des effets qui vont bien au-delà du poids électoral de ces partis. La campagne aurait peut-être été plus suivie par les électeurs. Par ailleurs, le Président était privé d’un adversaire crédible. L’enjeu ici, ce ne sont pas tant ou pas seulement les figures des candidats, que les terrains de la confrontation avec le Président/candidat Moubarak : un adversaire crédible, ce pouvait être, par exemple, un candidat se réclamant de la légitimité historique du nassérisme ; il n’y en a pas eu. En revanche, les supputations sur les
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2. Cf. le site d’accueil des blogs égyptiens : http://manalaa.net .
« présidentiables » n’ont pas manqué et ne sont pas sans intérêt. Selon la rumeur et selon les sondages dont les résultats étaient disponibles sur Internet, l’ancien ministre de la Défense, le général Abu-Ghazala, en retrait par rapport au pouvoir, était un candidat potentiel. Un autre candidat pressenti était le secrétaire général de la Ligue arabe, le charismatique Amr Moussa, réputé pour son hostilité aux Américains. Plus confirmée était l’hypothèse d’une candidature de Khaled Mohei al-Din, le plus en vue parmi les survivants des Officiers libres qui ont mené la révolution du 23 juillet 1952, d’où procède toujours la légitimité du pouvoir. Figure historique de la gauche, il présentait cependant un inconvénient majeur : celui d’être encore plus âgé que le Prési-dent. L’idée de sa candidature, lancée par quelques courants au sein du parti Tagammu‘ dont il avait été le leader, a donc fait long feu, faisant échouer du même coup celle – chimérique ? – d’un candidat unique de l’opposition. Ces rumeurs n’engageaient toutefois ni les personnalités concernées ni leur esta-blishment et ne rendaient compte que des préférences de quelques Égyptiens. Elles n’en sont pas moins significatives de ce que pensent lesdits Égyptiens des attributs d’un présidentiable : l’enracinement dans une tradition politique, le charisme que révèle la qualité des performances publiques, la réputation de probité ou encore l’apolitisme du militaire. En tournant le dos à l’élection présidentielle, les partisans du boycottage n’ont pas tout perdu. Certes, le faible taux de participation ne peut être tenu pour le résultat de leur prise de position, cela serait tout simplement invéri-fiable. Mais la contestation sans précédent qui a accompagné ce mot d’ordre constitue un véritable acquis, d’autant qu’elle a été largement relayée par les médias indépendants auxquels il faut ajouter un activisme intense dans le champ du virtuel. Appels à la mobilisation (sit-in, meeting, manifestations) et blagues ont circulé par texto et courrier électronique, et les sites de discussion ont été des arènes privilégiées de la contestation. Portables ou caméras en main, des photographes amateurs se sont improvisés reporters et ce fut à qui mettrait au plus vite sur son blog les nouvelles les plus fraîches, les photos ou vidéos les plus sensationnelles, les montages ou caricatures qui repoussaient chaque jour davantage les limites de la dérision 2 . L’impact de cette nébuleuse contestataire était bien sûr conditionné par l’accès limité aux supports. Néan-moins, campagne pour campagne, c’est bien celle des boycotteurs qui a le mieux réussi, si l’on entend par là non ses effets immédiats mais les traces qu’elle a laissées : toute une panoplie de nouvelles manières pour dénoncer l’illégitimité du pouvoir.
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3. « Sans consignes », les Frères ont pourtant voté massivement pour le candidat Ayman Nour qui avait inclus dans son programme la légalisation de la confrérie. 4. Pour une chronologie, cf. National Campaign for Monitoring the Elections , Narrating what Happened:The First Egyptian Presidential Election 2005, Final Report, Le Caire, 2005, p. 67-70. Cf . également un entretien avec le Guide suprême des Frères musulmans, le 27 août 2005 ( http://www.ikhwanonline.com ).
Les effets directs, même limités, du boycottage sont apparus en particulier dans la représentation, le jour du scrutin, du centre-ville cairote par les chaînes satellites. À la fois acteurs et témoins, celles-ci ont diffusé les images du sit-in habituel de Kefaya en train de se transformer en défilé. Barrières et cordons de forces anti-émeutes ont disparu, relayés par des forces de sécurité peu interventionnistes. Le Président étant en train de se faire réélire, le slogan favori, « ça-su-ffit » – repris quelquefois sur l’air de l’hymne national –, a cédé la place à une formule plus adaptée aux circonstances : « in-va-li-dé ». La superbe du geste l’emportait – mais pour combien de temps ? – sur la modestie des effectifs. Avec ses appels au boycottage, Kefaya a galvanisé les volontés de supervision du scrutin, preuve que des outsiders peuvent peser sur les institutions. Qu’adviendra-t-il de « Kefaya et ses sœurs », comme on dit au Caire, pour désigner la myriade de collectifs intitulés « pour le changement » ? (ouvriers, intellectuels, journalistes, universitaires, jeunes…). L’appel du mouvement pour une nouvelle Constitution fait-il sens ? Il lui faudrait l’imagination politique lui permettant de se maintenir, d’intervenir dans le jeu sans en faire partie, tout en assumant sa transformation en cours en un réseau de réseaux. Boycotter et la candidature et le vote, telle était la position de ceux qui ont voulu délégitimer le jeu électoral ou qui ont estimé qu’ils prenaient trop de risques en y participant. S’ils n’avaient pas de candidats, les Frères musul-mans n’en étaient pas moins grands joueurs. En témoigne le défilé des candi-dats en « visite de courtoisie » au siège de la confrérie. Seul le Président ne s’est pas présenté. Le Guide suprême a feint de s’en étonner… En définitive, les Frères musulmans ont appelé au vote « sauf en faveur d’un despote ou d’un corrompu ». C’était à la fois taire le nom d’un favori et se désolidariser des partisans du boycottage 3 . Les deux positions sont cohérentes et font sens par rapport aux modes d’action de la confrérie durant les mois qui ont pré-cédé l’élection, période au cours de laquelle les Frères ont multiplié les signaux contradictoires à l’adresse du régime et de l’opposition 4 . Arguant de l’illégalité de leur statut, ils se sont tenus à distance de la contestation bruyante de Kefaya, dont le Guide suprême avait critiqué l’irrévérence à l’égard du Président, mais n’ont pas pour autant coupé les liens avec le reste de l’opposition. En juin 2005, ils avaient par ailleurs annoncé la constitution de l’Alliance nationale, censée leur servir de cadre de coordination avec les
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autres forces d’opposition : un effet d’annonce réussi et largement médiatisé, alors que l’essentiel était ailleurs. En fait, les Frères poursuivaient leurs propres objectifs. Bien que durement réprimées, leurs manifestations massives au Caire et en province, en mai 2005, ont été une première démonstration de leur force et il s’est avéré que leur capacité à mobiliser tour à tour diverses catégories de leurs effectifs – les sœurs, les cadres, les bases… n’avait d’égal que leur capacité à geler cette même mobilisation au moment qu’ils estimaient opportun. Pour les Frères, l’élection présidentielle a donc été l’occasion d’un test à plusieurs entrées : les limites de la « tolérance » du régime, les perspectives que des positions plus conciliatrices étaient susceptibles de leur ouvrir, les coûts et bénéfices des rapprochements avec l’opposition. À part les arrestations provisoires de cer-tains de leurs membres, eux non plus n’ont rien perdu. Dès lors, il ne restait plus que trois candidatures : celle du Président sortant, celle d’Ayman Nour, fondateur et candidat du parti al-Ghad (le Lendemain) constitué en 2004, et celle de Numan Gom‘a, leader et candidat du Wafd, parti historique du nationalisme égyptien, créé en 1919. Initialement, le Wafd s’était prononcé pour le boycottage mais il est revenu sur ses positions. Gom‘a a tenté de se porter garant de la crédibilité de l’élection, voire de con-currencer sur son terrain le libéral Ayman Nour. Ce faisant, le leader wafdiste s’est attiré la sanction des urnes (250 000 voix), imposant à sa formation un revers électoral qui est probablement la seule vraie surprise de ce scrutin. C’est ainsi que Ayman Nour s’est retrouvé en deuxième position. Mais contre qui le Président a-t-il remporté sa victoire ? Qu’y a-t-il de com-parable entre les 8 % de Ayman Nour (41 ans) et les 88 % de Moubarak ? L’écart en apparence est immense, mais c’est justement là que réside toute la différence entre les deux candidats, car Ayman Nour a obtenu son demi mil-lion de voix sans le support d’une machine comparable à celle du PND et en partie grâce aux Frères musulmans. Activée par des interventions gouver-nementales, la scission intervenue au sein du parti al-Ghad, le lendemain de l’élection, ne serait pas sans lien avec la « performance » de son fonda-teur. Loin de se considérer perdant, celui-ci s’est mis en position de « gagnant numéro 2 ». À l’issue d’une élection conçue pour ne laisser place qu’au Président Moubarak, c’était un défi supplémentaire. Face aux confréries « illégales », aux mouvements sociaux et aux partis confinés dans leurs sièges, et quelles que soient les erreurs commises par les principaux concurrents, les critères d’évaluation sont tout différents pour le Président Moubarak. Élection concurrentielle oblige, une victoire pour être plus éclat ante, même si plus « difficile », aurait nécessité un adversaire plus en phase avec les
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5. Figure controversée, Ayman Nour a gagné en audience en se présentant comme l’anti-Moubarak. Mais l’ascension fulgurante de ce jeune ex-député, journaliste de profession, sa fortune et ses alliances politiques changeantes, les sym-pathies présumées de l’administration américaine à son égard, tous ces éléments ne pouvaient que déplaire. Ils ont été largement utilisés dans la campagne diffamatoire menée contre lui.
L’image présidentielle Il y en a eu trois et ce furent probablement deux de trop. Celle, en noir et blanc souvent, du héros de la frappe aérienne contre Israël en octobre 1973. Cette image du Président présente l’inconvénient de rappeler le temps qui passe, surtout quand elle est juxtaposée à celle, plus actuelle et familière, d’un homme au visage buriné et marqué justement par les années. Mais il y a eu aussi « l’image de synthèse », élaborée par les artisans de la campagne orches-trée par Gamal Moubarak et ses équipes au sein du Comité des politiques du PND. Rien n’a autant fait gloser que le « new look » de jeune cadre adopté par le Président. Même rajeuni, décontracté, décravaté et manches retroussées, il n’a pas trouvé grâce aux yeux des Égyptiens. Après un lancement « à l’américaine », la campagne du Président sortant a vite retrouvé un ton plus traditionnel. Une forêt de banderoles a recouvert le pays, reprenant l’imagerie du père, du guide inspiré de la nation, élu de Dieu, président à vie, pour toujours et à jamais. Les affiches hautes en couleurs l’emportaient sur le laconisme du slogan officiel – « La traversée vers l’avenir » –, pourtant asséné par les médias d’État largement mobilisés et, du coup, complètement discrédités aux yeux de l’opinion. En réalité, les modes d’action bien ancrés des potentats du PND ont submergé la jeune garde en charge de la campagne. Contrairement aux politiciens rodés au populisme, celle-ci a eu du mal à remplir le vide de paroles. Le couplage des nouvelles méthodes et des anciens usages plébiscitaires a mis en évidence les limites de toute consultation électorale qui aurait pour base la fusion actuelle de l’État et du PND. Parce que c’est l’usage lors d’une campagne électorale, des analystes ont décrypté les programmes des candidats. Ils en ont relevé les similitudes, les différences mais aussi les silences (sur l’Irak, la Palestine, le monde arabe, la politique étrangère). Le programme du candidat Ayman Nour proposait un
5 attributs du présidentiable  . À l’échelle de l’élection présidentielle au moins, le leitmotiv « il n’y a pas alternative », voire l’adage égyptien « à tout prendre, celui qu’on connaît plutôt qu’un inconnu » semblent ainsi se confirmer. Moubarak comme pis-aller, le propos n’est pas un hommage à l’homme et encore moins à la compétition électorale.
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mandat présidentiel de transition de deux ans, assorti d’un calendrier de réformes politiques mensuelles. Ce qui pose problème, surtout, c’est le « non-statut » de ces programmes, qui se sont contentés d’un simple ajuste-ment sur celui du candidat donné favori. Mais qu’est-ce que Moubarak pou-vait encore dire de nouveau après vingt-quatre ans d’exercice du pouvoir ? Comme le PND l’a expliqué, il s’agissait de continuer dans la même voie. Tout dépendait alors du bilan de l’action présidentielle, que d’aucuns jugent peu reluisant. Pour mémoire, le troisième mandat avait été qualifié d’excep-tionnel, entrée dans le XXI e siècle oblige. Le quatrième, placé sous le signe de la réforme sociale, avait pour but de récompenser la patience de ceux qui avaient subi stoïquement les effets de l’ajustement structurel. En ce début de cinquième mandat, et en matière de réformes économiques notamment, les défenseurs du Président ont confirmé, envers et contre tout, la bonne tenue des indicateurs globaux, tandis que leurs adversaires dénonçaient l’état d’indigence dans lequel est maintenue la population. Cheval de bataille de la campagne du Président et des autres candidats, la question du chômage a été largement évoquée, mais les promesses mirobolantes en matière de créations d’emplois dans les années à venir n’ont fait que rendre plus saillante l’insuffi-sance des quelques réalisations de ces dernières années. En ce qui concerne les réformes politiques, le Président a repris en partie certaines revendica-tions de l’opposition mais, parce qu’il tient les rennes du pouvoir depuis un quart de siècle, il a eu du mal, encore une fois, à convaincre ses adversaires. Au nombre des ratés il faut compter les agressions physiques incessantes à l’encontre des journalistes et des manifestants, agressions montrées en direct par les chaînes satellitaires, et le poids d’un dossier pour le moins sinistre, celui des détenus politiques, rappelé régulièrement par les apparitions – orchestrées par l’opposition – des mères des détenus en niqab 6 noir. Enfin, l’opposition n’a pas caché sa crainte face à l’éventualité d’un remplacement de l’état d’urgence par une loi anti-terroriste qui inscrirait dans le droit ordi-naire ce qui relevait jusque-là de l’exception. Ceux qui se sont associés à la campagne de trop près, figures médiatiques, analystes politiques ou stars du spectacle, ont perdu beaucoup de crédit. Rien de comparable cependant avec le discrédit jeté sur les autorités reli-gieuses. En appelant leurs ouailles à voter pour Moubarak, le Cheikh d’al-Azhar et le Pape Shenouda (chef spirituel des coptes) se sont arrogé un droit de parole au nom de millions d’Égyptiens, se prêtant ainsi au jeu dan-gereux qui consiste à transformer des communautés de croyants (présumés) en groupes politiques. Si le Cheikh d’al-Azhar est régulièrement critiqué
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6. C’est-à-dire le visage entièrement voilé.
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7. Cf. la partie concernant l’Égypte dans Department of State, Supporting Human Rights and Democracy: The US Rec-cord 2004-2005 ( http://www.state.gov/g/drl/rls/shrd/2004/index.htm ) (consulté le 14.11.2006).
pour ses prises de position progouvernementales, le désaveu de l’opinion fut une première pour le Pape Shenouda, que l’opposition avait plutôt tendance à ménager. Dans un parallélisme remarquable entre le Cheikh d’al-Azhar et l’Église copte, et toutes choses étant inégales par ailleurs, s’est révélé le double visage de l’institution religieuse : une aura symbolique, certes, mais aussi un dispositif d’ordre social, et politique au besoin. Des dix-neuf jours qu’a duré la campagne électorale, les Égyptiens ont surtout retenu les lapsus et les à-côtés insolites qui n’ont pas manqué (l’estrade s’enfonçant sous les pieds du candidat Nour, la chanson leitmotiv de la campagne du Président, reprise avec des paroles scabreuses). Une vérité s’impose, s’il est un contre-pouvoir qui s’exerce sans réserve et sans pitié, c’est bien celui de la dérision.
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Remous politiques C’est donc à juste titre que toute l’Égypte reprend aujourd’hui cette expression : hirak syasi , remous politiques, prise plutôt dans le sens de remue-ménage, c’est-à-dire moins qu’une mobilisation mais plus que l’apathie ordi-naire. La chronologie courte renvoie à l’apparition, en décembre 2004 du mouvement Kefaya. Dès ses débuts, ses revendications n’ont pas eu un carac-tère inédit mais le langage et le slogan qui ont fait mouche ciblaient sans équi-voque le Président et son fils : « Non au renouvellement, non au pouvoir héréditaire ». Le tout additionné de sit-in audacieux qui bravaient l’interdit et la loi d’urgence. Cette chronologie interne correspond par ailleurs aux pressions américaines en faveur des réformes politiques dans « l’air du temps » depuis le dévoile-ment du plan Greater Middle East , en février 2004. Tandis que Le Caire teste le sérieux de ces pressions externes, Washington évalue la portée et les limites d’une réforme qui doit être à la fois réelle, endogène, graduelle et en prise avec les « spécificités » locales sans pour autant reconduire « l’exceptionnalisme » moyen-oriental en matière de démocratie. Les res-ponsables égyptiens ont largement tiré parti de l’ambiguïté de ces termes 7 . Depuis le début de l’année 2005, toutefois, et sur fond de poursuites judi-ciaires contre l’opposant Ayman Nour, accusé de falsification de signatures et emprisonné, les prises de position américaines se font plus directes et plus pressantes. Après le rejet par le régime du principe de contrôle inter-national sur l’élection présidentielle, certains membres du Congrès ont évoqué la remise en cause des accords commerciaux et la possibilité de
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contacts directs avec l’opposition. Un véritable rapport de force s’est alors mis en place. L’initiative d’amendement constitutionnel approuvée par Washington qui l’a considérée comme un « pas vers la démocratie » en est le produit, tandis que, dans le registre négatif, les blâmes adressés par les États-Unis à chaque bastonnade de manifestants ont incité les autorités égyptiennes à une tolérance relative à l’égard des manifestations. Lors de la visite au Caire de Condoleezza Rice, en août 2005, la jeune garde réforma-trice du PND était aux premières loges des rencontres de la responsable américaine avec les représentants présumés de la société civile. Les manifes-tants, eux, ont osé quelques pas timides en scandant « Condoleezza, donne un visa à Moubarak ». Quels que soient les impacts respectifs des facteurs internes et externes, l’arri-vée à terme du mandat présidentiel a contraint le régime à prendre en quelques mois toute une série de « tournants historiques ». À cet égard, la majorité a fait preuve d’une capacité d’adaptation et de revirement qui relève de la performance : farouches opposants à tout amendement de la Constitution tant que le Président y était opposé, députés et membres du gouvernement en sont devenus de zélés défenseurs du jour au lendemain (février 2005). Au-delà des péripéties politiques, la plupart des initiatives du gouvernement (l’amendement de l’article 76 de la Constitution, la promulgation de la loi sur l’élection présidentielle (174 de 2005) et la série de lois qu’il a fallu modifier en conséquence) sont aujourd’hui jugées comme des chefs-d’œuvre d’incons-titutionnalité, truffés, en outre, de contradictions internes (entre les articles 68 et 76 de la Constitution notamment). L’élément central de cette produc-tion juridique sur mesure est la Commission de l’élection présidentielle (CEP), à laquelle sont dévolues, entre autres, les responsabilités du ministère de l’Intérieur en matière d’organisation des élections. Appointée par le pou-voir, constituée à parts égales de magistrats et de personnalités publiques, elle est, aux dires du Club des juges, dotée « d’attributs de droit divin » car ses décisions sont sans appel. Son immunité judiciaire a largement contribué à fragiliser le processus électoral. Les « ergoteries » du secteur juridique n’ont pas été les moindres remous de cette période de changements précipités. À quelques jours de l’élection, la Cour du contentieux administratif relevant du Conseil d’État s’est en effet prononcée sur quatre procès. Elle a ajourné celui de Kefaya contre le ministre de l’Intérieur, qui visait à invalider les résultats du référendum du 25 mai 2005, tout en demandant un rapport à la très sérieuse Commission des commissaires du gouvernement. Elle a également renvoyé à la Haute Cour constitutionnelle des articles spécifiques de la loi sur l’élection présidentielle. Le dossier était toujours en examen au moment de l’élection. Cassant une
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De Moubarak à Moubarak — 49
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