Le supplément de copule. La philosophie devant la linguistique  - article ; n°24 ; vol.6, pg 14-39
27 pages
Français

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris

Le supplément de copule. La philosophie devant la linguistique - article ; n°24 ; vol.6, pg 14-39

-

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus
27 pages
Français
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus

Description

Langages - Année 1971 - Volume 6 - Numéro 24 - Pages 14-39
26 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1971
Nombre de lectures 170
Langue Français
Poids de l'ouvrage 2 Mo

Extrait

Jacques Derrida
Le supplément de copule. La philosophie devant la linguistique
In: Langages, 6e année, n°24, 1971. pp. 14-39.
Citer ce document / Cite this document :
Derrida Jacques. Le supplément de copule. La philosophie devant la linguistique . In: Langages, 6e année, n°24, 1971. pp. 14-
39.
doi : 10.3406/lgge.1971.2604
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1971_num_6_24_2604JACQUES DERRIDA
LE SUPPLÉMENT DE COPULE
LA PHILOSOPHIE DEVANT LA LINGUISTIQUE
Si, à partir de l'opposition, naïvement reçue, entre langue et parole,
langue et discours, on tentait d'élaborer une théorie du discours philoso
phique, il serait difficile de contourner la question classique : le discours
philosophique est-il réglé — jusqu'à quel point et selon quelles modalités —
par les contraintes de la langue? En d'autres termes, si nous considérons
l'histoire de la philosophie comme un grand discours, une puissante chaîne
discursive, ne plonge-t-elle pas dans une réserve de langue, réserve syst
ématique d'une lexicologie, d'une grammaire, d'un ensemble de signes et
de valeurs? Dès lors n'est-elle pas limitée par les ressources et l'organisa
tion de cette réserve?
Comment déterminer cette langue de la philosophie? Est-ce1 une
« langue naturelle » ou une famille de langues naturelles (grec, latin, ger
main, indo-européen, etc.)? Est-ce plutôt un code formel élaboré à partir
de ces langues naturelles? Ces questions ont une vieille histoire, elles
remontent sans doute à l'origine de la philosophie elle-même. Mais on ne
pourrait les ré-élaborer sans transformer ou déplacer les couples de concepts
qui la constituent. Ceux-ci, par exemple langue naturelle/langue formelle,
langue /parole, etc., en tant que productions du discours philosophique,
appartiennent au champ qu'on voudrait leur soumettre; ce qui, sans les
priver de toute autorité, ne leur confère aucune pertinence pour dominer
le rapport du « discours » philosophique à ses contraintes.
D'autre part, ces questions, qui restèrent longtemps particulières et
virtuelles, deviennent, à un moment donné, dominantes et obsédantes.
Cela n'est certainement pas insignifiant quant au rapport « historique » de
la philosophie à sa propre limite et à la forme singulière de cette clôture.
Cette singularité se manifeste régulièrement selon la tournure suivante :
celui qui allègue l'appartenance du discours philosophique à la clôture
d'une langue doit procéder encore dans cette langue et avec les opposi
tions qu'elle lui fournit. Selon une loi qu'on pourrait formaliser, la philo
sophie se réapproprie toujours le discours qui la dé-limite.
Enfin, bien que la question sur les contraintes linguistiques ait une
certaine permanence philosophique, la forme sous laquelle nous l'avançons
aujourd'hui s'est sans doute constituée dans une configuration historico-
théorique très particulière et très complexe. Celle-ci relie de nombreux
champs de la critique mais elle reste surtout inséparable du développement
de la linguistique historique au xixe siècle. En rappelant au philosophe
qu'il reste emmuré dans une langue, Nietzsche est sans doute plus violent
et plus explicite qu'un autre mais il exploite aussi une possibilité affleurant
un peu partout depuis un demi-siècle, même si elle était le plus souvent 15
réappropriée par l'intérêt philosophique. Dans cette situation, pas plus
qu'aucun autre, le discours nietzschéen ne pouvait échapper simplement à
la loi de cette réappropriation. Par exemple, Nietzsche détermine comme
libération (ou liberté de pensée) le mouvement par lequel enfin on s'affran
chirait du langage et de la grammaire qui ont jusqu'ici régi l'ordre philo
sophique. Très traditionnellement, il en vient ainsi à définir la, loi de la
langue ou du signifiant comme un « esclavage » dont il faut s'affranchir et,
au moment le plus critique ou « renversant » de son entreprise, il reste
philosophe, disons par provision. « La logique n'est que l'esclavage dans
les liens du langage (die Sklaverei in den Banden der Sprache). Celui-ci
[ou celle-ci : la langue] a cependant en lui un élément illogique, la méta
phore. La première force opère (bewirkt) une identification du non-identique
( Gleichsetzen des Ungleichen), elle est donc une opération de l'imagination
(Wirkung der Phantasie). C'est là-dessus que repose l'existence des concepts;
des formes, etc. » 1. Ce mouvement se répète régulièrement, et d'abord
quand Nietzsche analyse l'illusion philosophique de « vérité » : asservi
ssement à un ordre de signes dont on oublie qu'ils sont « arbitraires »
(willkùrlich). Rappeler l'arbitraire du signe, n'est-ce pas ce qu'a toujours
fait la philosophie afin de poser l'extériorité contingente et superficielle
du langage à la pensée, la secondante du signe par rapport à l'idée, etc.?
Avec une visée tout autre, Nietzsche doit recourir à un argument analogue :
C'est seulement grâce à sa capacité d'oubli (Vergesslichkeit) que
l'homme peut parvenir à croire qu'il possède une « vérité » au degré
que nous venons d'indiquer. S'il ne veut pas se contenter de la vérité
dans la forme de la tautologie, c'est-à-dire se de cosses
vides, il échangera éternellement > des illusions contre des vérités.
Qu'est-ce qu'un mot? La représentation sonore d'une excitation
nerveuse. Mais conclure d'une excitation nerveuse à une cause exté
rieure à nous, c'est déjà le résultat d'une application fausse et injus
tifiée du principe de raison. Comment aurions-nous le droit, si la
vérité avait été seule déterminante dans la genèse du langage, et le point
de vue de la certitude dans les désignations, comment aurions-nous
donc le droit de dire : la pierre est dure : comme si « dure » nous était
connu autrement et pas seulement une excitation ~ toute
subjective. Nous classons les choses selon les genres, nous désignons
l'arbre comme masculin, la plante comme féminine : quelles trans
positions arbitraires (welche willkùrlichen Ubertragungen!). Combien
nous nous sommes éloignés à tire-d'aile du canon de la certitude •!
Suivent l'exemple du « serpent » et une interprétation de la méta
phore comme la structure même ou la condition de possibilité de tout lan
gage et de tout concept.
Notons-le ici en pierre d'attente : l'illusion diagnostiquée porte sur
la valeur du « est » qui a pour fonction de transformer une « excitation
subjective » en jugement objectif, en prétention à la vérité. Fonction gram
maticale? Fonction lexicologique? C'est une question qui.se déterminera
plus loin.
L'exemple de la pierre ou du serpent illustrait un arbitraire séman
tique ou lexicologique. Mais Nietzsche incrimine le plus souvent la gram
maire ou la syntaxe. Celles-ci soutiendraient de leur structure toute l'édif
ication métaphysique :
Notre plus vieux fonds métaphysique est celui dont nous nous débar
rasserons en dernier lieu, à supposer que nous réussissions à nous en
1. Le Livre du Philosophe, études théorétiques, tr. fr. A.-K. Marietti, Aubier, p. 207.
2. Ibid., p. 177. 16
débarrasser — ce fonds qui s'est incorporé à la langue et aux catégories
grammaticales et s'est rendu à ce point indispensable qu'il semble
que nous devrions cesser de penser, si nous renoncions à cette méta
physique. Les philosophes sont justement ceux qui se libèrent le plus
difficilement de la croyance que les concepts fondamentaux et les
catégories de la raison appartiennent par nature à l'empire des
certitudes métaphysiques; ils croient toujours à la raison comme à
un fragment du monde métaphysique lui-même, cette croyance
arriérée reparaît toujours chez eux comme une régression toute
puissante •.
Nietzsche doit donc, à un moment donné, faire appel à des schemes
philosophiques (par exemple l'arbitraire du signe ou l'émancipation de la
pensée au regard d'une langue) dans son opération critique contre la méta
physique. Ce n'est pas une incohérence dont il faille chercher la solution
logique mais une stratégie et une stratification textuelles dont il f

  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents