Mémoires d Outre
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Mémoires d'Outre

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Mémoires d'Outre

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Publié le 08 décembre 2010
Nombre de lectures 119
Langue Français

Extrait

Project Gutenberg's Mémoires d'Outre-Tombe, by François-René Chateaubriand
This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net
Title: Mémoires d'Outre-Tombe  Tome V
Author: François-René Chateaubriand
Editor: Edmond Biré
Release Date: May 22, 2009 [EBook #28930]
Language: French
Character set encoding: ISO-8859-1
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE ***
Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers Gallica - Bibliothèque Nationale de France and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
CHATEAUBRIAND
MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE
NOUVELLE ÉDITION Avec une Introduction, des Notes et des Appendices
PAR Edmond BIRÉ
TOME V
PARIS LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES 6, RUE DES SAINTS-PÈRES
KRAUS REPRINT Nendeln/Liechtenstein 1975
Reprinted by permission of the original publishers KRAUS REPRINT A Division of KRAUS-THOMSON ORGANIZATION LIMITED Nendeln/Liechtenstein 1975 Printed in Germany Lessingdruckerei Wiesbaden
MÉMOIRES
LIVRE XII
Ambassade de Rome. — Trois espèces de matériaux. — Journal de route. — Lettres à madame Récamier. — Léon XII et les cardinaux. — Les ambassadeurs. — Les anciens artistes et les artistes nouveaux. — Ancienne Société romaine. — Mœurs actuelles de Rome. — Les lieux et le paysage. — Lettre à M. Villemain. — À madame Récamier. — Explication sur le mémoire qu'on va lire. — Lettre à M. le comte de la Ferronnays. — Mémoire. — À madame Récamier. — À la même. — À madame Récamier. — À M. Thierry. — Dépêche à M. le comte de la Ferronnays. — À madame Récamier. — À la même. — Dépêche à M. le comte Portalis. — Mort de Léon XII. — Dépêche à M. la comte Portalis. — À madame Récamier.
Le livre précédent, que je viens d'écrire en 1839, rejoint ce livre de mon ambassade de Rome, écrit en 1828 et 1829, il y a dix ans[1]. MesMémoires, comme Mémoires, ont gagné au récit de la vie de madame Récamier: d'autres personnages ont été amenés sur la scène; on a vu Naples sous Murat, Rome sous Bonaparte, le Pape délivré revenu à Saint-Pierre; des lettres inédites de madame de Staël, de Benjamin Constant, de Canova, de La Harpe, de madame de Genlis, de Lucien Bonaparte, de Moreau, de Bernadotte, de Murat, sont conservées; des récits de Benjamin Constant le montrent sous un jour nouveau. J'ai introduit le lecteur dans un petitcanton détourn él'empire, tandis que cet empire accomplissait son mouvement universel; je me de trouve maintenant conduit à mon ambassade de Rome. On aura été délassé de moi par la distraction d'un sujet étranger: c'est tout profit pour le lecteur.
Pour ce livre de mon ambassade de Rome, les matériaux ont abondé; ils sont de trois sortes:
Les premiers contiennent l'histoire de mes sentiments intimes et de ma vie privée racontée dans les lettres adressées à madame Récami er.
Les seconds exposent ma vie publique; ce sont mes dépêches.
Les troisièmes sont un mélange de détails historiques sur les papes, sur l'ancienne société de Rome, sur les changements arrivés de siècles en siècles dans cette société, etc.
Parmi ces investigations se trouvent des pensées et des descriptions, fruit de mes promenades. Tout cela a été écrit dans l'espace de sept mois, temps de la durée de mon ambassade, au milieu des fêtes ou des occupations sérieuses[2]. Néanmoins, ma santé était altérée: je ne pouvais lever les yeux sans éprouver des éblouissements; pour admirer le ciel, j'étais obligé de le placer autour de moi, en montant au haut d'un palais ou d'une colline. Mais je guéris la lassitude du corps par l'application de l'esprit: l'exercice de ma pensée renouvelle mes forces physiques; ce qui tuerait un autre homme me fait vivre.
hommemefaitvivre.
Au revu de tout cela, une chose m'a frappé: à mon arrivée dans la ville éternelle, je sens une certaine déplaisance, et je crois un moment que tout est changé; peu à peu la fièvre des ruines me gagne, et je finis, comme mille autres voyageurs, par adorer ce qui m'avait laissé froid d'abord. La nostalgie est le regret du pays natal: aux rives du Tibre on a aussi lemal du pays, mais il produit un effet opposé à son effet accoutumé: on est saisi de l'amour des solitudes et du dégoût de la patrie. J'avais déjà éprouvéce mallors de mon premier séjour, et j'ai pu dire:
Agnosco veteris vestigia flammæ[3].
Vous savez qu'à la formation du ministère Martignac le seul nom de l'Italie avait fait disparaître le reste de mes répugnances; mais je ne suis jamais sûr de mes dispositions en matière de joie: je ne fus pas plus tôt parti avec madame de Chateaubriand que ma tristesse naturelle me rejoignit en chemin. Vous allez vous en convaincre par mon journal de route:
«Lausanne, 22 septembre 1828.
«J'ai quitté Paris le 14 de ce mois; j'ai passé le 16 à Villeneuve-sur-Yonne[4]: que de souvenirs! Joubert a disparu; le château abandonné de Passy a changé de maître; il m'a été dit: «Soyez la cigale des nuits.Esto cicada noctium.»
«Arona, 25 septembre.
«Arrivé à Lausanne le 22, j'ai suivi la route par laquelle ont disparu deux autres femmes qui m'avaient voulu du bien et qui, dans l'ordre de la nature, me devaient survivre: l'une, madame la marquise de Custine, est venue mourir à Bex; l'autre, madame la duchesse de Duras, il n'y a pas encore un an, courait au Simplon, fuyant devant la mort qui l'atteignit à Nice[5].
Noble Clara, digne et constante amie, Ton souvenir ne vit plus en ces lieux; De ce tombeau l'on détourne les yeux; Ton nom s'efface et le monde t'oublie!
«Le dernier billet que j'ai reçu de madame de Duras fait sentir l'amertume de cette dernière goutte de la vie qu'il nous faudra tous épuiser:
«Nice, 14 novembre 1828
«Je vous ai envoyé unasclepias carnata: c'est un laurier grimpant de pleine terre qui ne craint pas le froid et qui a une fleur rouge comme le camélia, qui sent excellent; mettez-le sous les fenêtres de la Bibliothèque du Bénédictin.
«Je vous dirai un mot de mes nouvelles: c'est toujours la même chose; je languis sur mon canapé toute la journée, c'est-à-dire tout le temps où je ne suis pas en voiture ou à marcher dehors; ce que je ne puis faire au delà d'une demi-heure. Je rêve au passé; ma vie a été si agitée, si variée, que je ne puis dire que j'éprouve un violent ennui: si je pouvais seulement coudre ou faire de la tapisserie, je ne me trouverais pas malheureuse. Ma vie présente est si éloignée de ma vie passée, qu'il me semble que je lis des mémoires, ou que je regarde un spectacle[6]
«Ainsi je suis rentré dans l'Italie privé de mes appuis, comme j'en sortis il y a vingt-cinq ans. Mais, à cette première époque, je pouvais réparer mes pertes; aujourd'hui qui voudrait s'associer à quelques vieux jours? Personne ne se soucie d'habiter une ruine.
«Au village même du Simplon, j'ai vu le premier sourire d'une heureuse aurore. Les rochers, dont la base s'étendait noircie à mes pieds, resplendissaient de rose au haut de la montagne, frappés des rayons du soleil. Pour sortir des ténèbres, il suffit de s'élever vers le ciel.
«Si l'Italie avait déjà perdu pour moi de son éclat lors de mon voyage à Vérone en 1822, dans cette année 1828 elle m'a paru encore plus décolorée; j'ai mesuré les progrès du temps. Appuyé sur le balcon de l'auberge à Arona, je regardais les rivages du lac Majeur, peints de l'or du couchant et bordés de flots d'azur. Rien n'était doux comme ce paysage, que le château bordait de ses créneaux. Ce spectacle ne me portait ni plaisir ni sentiment. Les années printanières marient à ce qu'elles voient leurs espérances; un jeune homme va errant avec ce qu'il aime, ou avec les souvenirs du bonheur absent. S'il n'a aucun lien, il en cherche; il se flatte à chaque pas de trouver quelque chose; des pensées de félicité le suivent: cette disposition de son âme se réfléchit sur les objets.
«Au surplus, je m'aperçois moins du rapetissement de la société actuelle lorsque je me trouve seul. Laissé à la solitude dans laquelle Bonaparte a laissé le monde, j'entends à peine les générations débiles qui passent et vagissent au bord du désert.»
«Bologne, 28 septembre 1828.
«À Milan, en moins d'un quart d'heure, j'ai compté dix-sept bossus passant sous la fenêtre de mon auberge. La schlague allemande a déformé la jeune Italie.
«J'ai vu dans son sépulcre saint Charles Borromée dont je venais de toucher la crèche à Arona. Il comptait deux cent quarante-quatre années de mort. Il n'était pas beau.
«À Borgo San Donnino, madame de Chateaubriand est accourue dans ma chambre au milieu de la nuit: elle avait vu tomber ses robes et son chapeau de paille des chaises où ils étaient suspendus. Elle en avait conclu que nous étions dans une auberge hantée des esprits ou habitée par des voleurs. Je n'avais éprouvé aucune commotion dans mon lit: il était pourtant vrai qu'un tremblement de terre s'était fait sentir dans l'Apennin: ce qui renverse les cités peut faire tomber les vêtements d'une femme. C'est ce que j'ai dit à madame de Chateaubriand; je lui ai dit aussi que j'avais traversé sans accident, en Espagne, dans la Vega du Xenil, un village culbuté la veille par une secousse souterraine. Ces hautes consolations n'ont pas eu le moindre succès, et nous nous sommes empressés de quitter cette caverne d'assassins.
«La suite de ma course m'a montré partout la fuite des hommes et l'inconstance des fortunes. À Parme, j'ai trouvé le portrait de la veuve de Napoléon; cette fille des Césars est maintenant la femme du comte de Neipperg[7]; cette mère du fils du conquérant a donné des frères à ce fils[8]: elle fait garantir les dettes qu'elle entasse par un petit Bourbon qui demeure à Lucques, et qui doit, s'il y a lieu, hériter du duché de Parme[9].
«Bologne me semble moins désert qu'à l'époque de mon premier voyage. J'y ai été reçu avec les honneurs dont on assomme les ambassadeurs. J'ai visité un beau cimetière: je n'oublie jamais les morts; c'est notre famille.
«Je n'avais jamais si bien admiré les Carrache qu'à la nouvelle galerie de Bologne. J'ai cru voir la sainte Cécile de Raphaël pour la première fois, tant elle était plus divine qu'au Louvre, sous notre ciel barbouillé de suie.»
er «Ravenne, 1 octobre 1828.
«Dans la Romagne, pays que je ne connaissais pas, une multitude de villes, avec leurs maisons enduites d'une chaux de marbre, sont perchées sur le haut de diverses petites montagnes, comme des compagnies de pigeons blancs. Chacune de ces villes offre quelques chefs-d'œuvre des arts modernes ou quelques monuments de l'antiquité. Ce canton de l'Italie renferme toute l'histoire romaine; il faudrait le parcourir Tite-Live, Tacite et Suétone à la main.
«J'ai traversé Imola, évêché de Pie VII, et Faenza. À Forli je me suis détourné de ma route pour visiter à Ravenne le tombeau de Dante. En approchant du monument, j'ai été saisi de ce frisson d'admiration que donne une grande renommée, quand le maître de cette renommée a été malheureux. Alfieri, qui avait sur le frontil pallor della morte e la speranza, se prosterna sur ce marbre et lui adressa ce sonnet:O gran Padre Alighier!Devant le tombeau je m'appliquais ce vers du Purgatoire:
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Frate,
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Lo mondo è cieco, e tu vien ben da lui[10].
«Béatrice m'apparaissait; je la voyais telle qu'elle était lorsqu'elle inspirait à son poète le désirde soupirer et de mourir de pleurs:
Di sospirare, e di morir di pianto.
«Ô ma pieuse chanson, dit le père des muses modernes, va pleurant à présent! va retrouver les femmes et les jeunes filles à qui tes sœurs avaient accoutumé de porter la joie! Et toi, qui es fille de la tristesse, va-t-en, inconsolée, demeurer avec Béatrice.»
«Et pourtant le créateur d'un nouveau monde de poésie oublia Béatrice quand elle eut quitté la terre! il ne la retrouva, pour l'adorer dans son génie, que quand il fut détrompé. Béatrice lui en fait le reproche, lorsqu'elle se prépare à montrer le ciel à son amant: «Je l'ai soutenu (Dante), dit-elle aux puissances du paradis, je l'ai soutenu quelque temps par mon visage et mes yeux d'enfant; mais quand je fus sur le seuil de mon second âge et que je changeai de vie, il me quitta et se donna à d'autres.»
«Dante refusa de rentrer dans sa patrie au prix d'un pardon. Il répondit à l'un de ses parents: «Si pour retourner à Florence il n'est d'autre chemin que celui qui m'est ouvert, je n'y retournerai point. Je puis partout contempler les astres et le soleil.» Dante dénia ses jours aux Florentins, et Ravenne leur a dénié ses cendres, alors même que Michel-Ange, génie ressuscité du poète, se promettait de décorer à Florence le monument funèbre de celui qui avait appriscome l'uom s'eterna[11].
«Le peintre duJugement dernier, le sculpteur deMoïse, l'architecte de laCoupole de Saint-Pierre, l'ingénieur duvieux bastion de Florence, le poètedes Sonnets adressés à Dante, se joignit à ses compatriotes et appuya de ces mots la requête qu'ils présentèrent à Léon X: «Io Michel Agnolo, scultore, il medesimo a Vostra Santità supplico, offerendomi al divin poeta fare la sepoltura sua condecente e in loco onorevole in questa città.»
«Michel-Ange, dont le ciseau fut trompé dans son espérance, eut recours à son crayon pour élever à cet autre lui-même un autre mausolée. Il dessina les principaux sujets de laDivina Commediasur les marges d'un exemplaire in-folio des œuvres du grand poète; un navire, qui portait de Livourne à Citiva-Vecchia ce double monument, fit naufrage.
«Je m'en revenais tout ému et ressentant quelque chose de cette commotion mêlée d'une terreur divine que j'éprouvai à Jérusalem, lorsque monciceronem'a proposé de me conduire à la maison de lord Byron. Eh! que me faisaient Childe-Harold et la signora Giuccioli en présence de Dante et de Béatrice! Le malheur et les siècles manquent encore à Childe-Harold; qu'il attende l'avenir. Byron a été mal inspiré dans sa prophétie de Dante.
«J'ai retrouvé Constantinople à Saint-Vital et à Saint-Apollinaire[12]. Honorius et sa poule ne m'importaient guère; j'aime mieux Placidie et ses aventures, dont le souvenir me revenait dans la basilique de Saint-Jean-Baptiste; c'est le roman chez les barbares[13]. Théodoric reste grand, bien qu'il ait fait mourir Boèce. Ces Goths étaient d'une race supérieure; Amalasonte, bannie dans une île du lac de Bolsène, s'efforça, avec son ministre Cassiodore, de conserver ce qui restait de la civilisation romaine. Les Exarques apportèrent à Ravenne la décadence de leur empire. Ravenne fut lombarde sous Astolphe; les Carlovingiens la rendirent à Rome. Elle devint sujette de son archevêque, puis elle se changea de république en tyrannie, finalement, après avoir été guelfe ou gibeline; après avoir fait partie des États vénitiens, elle est retournée à l'Église sous le pape Jules II, et ne vit plus aujourd'hui que par le nom de Dante.
«Cette ville, que Rome enfanta dans son âge avancé, eut, dès sa naissance, quelque chose de la vieillesse de sa mère. À tout prendre, je vivrais bien ici; j'aimerais à aller à la colonne des Français, élevée en mémoire de la bataille de Ravenne[14]. Là se trouvèrent le cardinal de Médicis (Léon X) et Arioste, Bayard et Lautrec, frère de la comtesse de Chateaubriand[15]. Là fut tué à l'âge de vingt-quatre ans le beau Gaston de Foix: «Nonobstant toute l'artillerie tirée par les Espagnols, les François marchoient toujours, dit leLoyal serviteur; depuis que Dieu créa ciel et terre, ne fut un plus cruel ne plus dur assaut entre François et Espagnols. Ils se reposoient les uns devant les autres pour reprendre leur haleine; puis, baissant la vue, ils recommençoient de plus belle en criant: France et Espagne!» Il ne resta de tant de guerriers que quelques chevaliers, qui alors affranchis de la gloire endossèrent le froc.
«On voyait aussi dans quelque chaumière une jeune fille qui, en tournant son fuseau, embarrassait ses doigts délicats dans du chanvre; elle n'avait pas l'habitude d'une pareille vie: c'était une Trivulce. Quand, à travers sa porte entre-baillée, elle voyait deux lames se rejoindre dans l'étendue des flots, elle sentait sa tristesse s'accroître: cette femme avait été aimée d'un grand roi. Elle continuait d'aller tristement, par un chemin isolé, de sa chaumière à une église abandonnée et de cette église à sa chaumière.
«L'antique forêt que je traversais était composée de pins esseulés; ils ressemblaient à des mâts de galères engravées dans le sable. Le soleil était près de se coucher lorsque je quittai Ravenne; j'entendis le son lointain d'une cloche qui tintait: elle appelait les fidèles à la prière.»
«Ancône, 3 et 4 octobre.
«Revenu à Forli, je l'ai quitté de nouveau sans avoir vu sur ses remparts croulants l'endroit d'où la duchesse Catherine Sforze[16]déclara à ses ennemis, prêts à égorger son fils unique, qu'elle pouvait encore être mère. Pie VII, né à Césène, fut moine dans l'admirable couvent de laMadona del Monte.
«Je traversai près de Savignano la ravine d'un petit torrent: quand on me dit que j'avais passé le Rubicon, il me sembla qu'un voile se levait et que j'apercevais la terre du temps de César. Mon Rubicon, à moi, c'est la vie: depuis longtemps j'en ai franchi le premier bord.
«À Rimini, je n'ai rencontré ni Françoise, ni l'autre ombre sa compagne,qui au vent semblaient si légères:
E paion si al vento esser leggieri[17].
«Rimini, Pesaro, Fano, Sinigaglia, m'ont amené à Ancône sur des ponts et sur des chemins laissés par les Augustes. Dans Ancône on célèbre aujourd'hui la fête du pape; j'en entends la musique à l'arc triomphal de Trajan: double souveraineté de la ville éternelle.»
«Lorette, 5 et 6 octobre.
«Nous sommes venus coucher à Lorette. Le territoire offre unspécimen parfaitement conservé de lacolonie romaine. Les paysans fermiers deNotre-Dame sont dans l'aisance et paraissent heureux; les paysannes, belles et gaies, portent une fleur à leur chevelure. Le prélat-gouverneur nous a donné l'hospitalité. Du haut des clochers et du sommet de quelques éminences de la ville, on a des perspectives riantes sur les campagnes, sur Ancône et sur la mer. Le soir nous avons eu une tempête. Je me plaisais à voir lavalentia muraliset la fumeterre des chèvres s'incliner au vent sur les vieux murs. Je me promenais sous les galeries à double étage, élevées d'après les dessins de Bramante. Ces pavés seront battus des pluies de l'automne, ces brins d'herbe frémiront au souffle de l'Adriatique longtemps après que j'aurai passé.
«À minuit j'étais retiré dans un lit de huit pieds carrés, consacré par Bonaparte; une veilleuse éclairait à peine la nuit de ma chambre; tout à coup une petite porte s'ouvre, et je vois entrer mystérieusement un homme menant avec lui une femme voilée. Je me soulève sur le coude et le regarde; il s'approche de mon lit et se hâte, en se courbant jusqu'à terre, de me faire mille excuses de troubler ainsi le repos de M. l'ambassadeur: mais il est veuf; il est un pauvre intendant; il désire marier saragazza, ici présente: malheureusement il lui manque quelque chose pour la dot. Il relève le voile de l'orpheline: elle était pâle, très jolie et tenait les yeux baissés avec une modestie convenable. Ce père de famille avait l'air de vouloir s'en aller et laisser la fiancée m'achever son histoire. Dans ce pressant danger, je ne demandai point à l'obligeant infortuné, comme demanda le bon chevalier à la mère de la jeune fille de Grenoble, si elle était vierge; tout ébouriffé, je pris quelques pièces d'or sur la table près de mon lit;
je les donnai, pour faire honneur au roi mon maître, à lazitella, dont les yeux n'étaient pas enflés à force d'avoir pleuré. Elle me baisa la main avec une reconnaissance infinie. Je ne prononçai pas un mot, et, retombant sur mon immense couche comme si je voulais dormir, la vision de saint Antoine disparut. Je remerciai mon patron saint François dont c'était la fête; je restai dans les ténèbres moitié riant, moitié regrettant, et dans une admiration profonde de mes vertus.
«C'était pourtant ainsi que je semais l'or, que j'étais ambassadeur, hébergé en toute pompe chez le gouverneur de Lorette, dans cette même ville où le Tasse était logé dans un mauvais bouge et où, faute d'un peu d'argent, il ne pouvait continuer sa route. Il paya sa dette à Notre-Dame de Lorette par sacanzone:
Ecco fra le tempeste e i fieri venti.
«Madame de Chateaubriand fit amende honorable de ma passagère fortune, en montant à genoux les degrés de la santa Chiesa. Après ma victoire de la nuit, j'aurais eu plus de droit que le roi de Saxe de déposer mon habit de noces au trésor de Lorette; mais je ne me pardonnerai jamais, à moi chétif enfant des muses, d'avoir été si puissant et si heureux, là où le chantre de la Jérusalem avait été si faible et si misérable! Torquato, ne me prends pas dans ce moment extraordinaire de mes inconstantes prospérités; la richesse n'est pas mon habitude; vois-moi dans mon passage à Namur, dans mon grenier à Londres, dans mon infirmerie à Paris, afin de me trouver avec toi quelque lointaine ressemblance.
«Je n'ai point, comme Montaigne, laissé mon portrait en argent à Notre-Dame-de-Lorette, ni celui de ma fille,Leonora Montana, filia unica; je n'ai jamais désiré me survivre; mais pourtant une fille, et qui porterait le nom de Léonore!»
«Spoleto.
«Après avoir quitté Lorette, passé Macerata, laissé Tolentino qui marque un pas de Bonaparte et rappelle un traité[18], j'ai gravi les derniers redans de l'Apennin. Le plateau de la montagne est humide et cultivé comme une houblonnière. À gauche étaient les mers de la Grèce, à droite celles de l'Ibérie; je pouvais être pressé du souffle des brises que j'avais respirées à Athènes et à Grenade. Nous sommes descendus vers l'Ombrie en circulant dans les volutes des gorges exfoliées, où sont suspendus dans des bouquets de bois les descendants de ces montagnards qui fournirent des soldats à Rome après la bataille de Trasimène.
«Foligno possédait une Vierge de Raphaël qui est aujourd'hui au Vatican.Vene, dans une position charmante, est à la source du Clitumne. Le Poussin a reproduit ce site chaud et suave; Byron l'a froidement chanté[19].
«Spoleto a donné le jour au pape actuel. Selon mon courrier Giorgini[20], Léon XII a placé dans cette ville les galériens pour honorer sa patrie. Spoleto osa résister à Annibal. Elle montre plusieurs ouvrages de Lippi l'ancien, qui, nourri dans le cloître, esclave en Barbarie, espèce de Cervantes chez les peintres, mourut à soixante ans passés du poison que lui donnèrent les parents de Lucrèce, séduite par lui, croyait-on. »
«Civita Castellana.
«À Monte-Lupo, le comte Potocki s'ensevelit dans des laures charmantes; mais les pensées de Rome ne l'y suivirent-elles point? Ne se croyait-il pas transporté au milieu deschœurs des jeunes filles? Et moi aussi, comme saint Jérôme, «j'ai passé, dans mon temps, le jour et la nuit à pousser des cris, à frapper ma poitrine jusqu'au moment où Dieu me renvoyait la paix.» Je regrette de ne plus être ce que j'ai été,plango me non esse quod fuerim.
Après avoir dépassé les ermitages de Monte-Lupo, nous avons commencé à contourner la Somma. J'avais déjà suivi ce chemin dans mon premier voyage de Florence à Rome par Pérouse, en accompagnant une femme mourante....
À la nature de la lumière et à une sorte de vivacité du paysage, je me serais cru sur une des croupes des Alleghanis, n'était qu'un haut aqueduc, surmonté d'un pont étroit, me rappelait un ouvrage de Rome auquel les ducs lombards de Spoleto avaient mis la main: les Américains n'en sont pas encore à ces monuments qui viennent après la liberté. J'ai monté la Somma à pied, près des bœufs de Clitumne qui traînaient madame l'ambassadrice à son triomphe. Une jeune chevrière maigre, légère et gentille comme sa bique, me suivait, avec son petit frère, dans ces opulentes campagnes, en me demandant lacarità: je la lui ai faite en mémoire de madame de Beaumont dont ces lieux ne se souviennent plus.
Alas! regardless of their doom, The little victims play! No sense have they of ills to come, Nor care beyond to-day.
«Hélas! sans souci de leur destinée, folâtrent les petites victimes! Elles n'ont ni prévision des maux à venir, ni soin d'outre-journée[21]
«J'ai retrouvé Terni et ses cascades. Une campagne plantée d'oliviers m'a conduit à Narni; puis, en passant par Otricoli, nous sommes venus nous arrêter à la triste Civita Castellana. Je voudrais bien aller àSanta-Maria di Falleripour voir une ville qui n'a plus que la peau, son enceinte: à l'intérieur elle était vide:misère humaine à Dieu ramène. Laissons passer mes grandeurs et je reviendrai chercher la ville des Falisques. Du tombeau de Néron, je vais montrer bientôt à ma femme la croix de Saint-Pierre qui domine la ville des Césars.»
Vous venez de parcourir mon journal de route, vous allez lire mes lettres à madame Récamier, entremêlées, comme je l'ai annoncé, de pages historiques.
Parallèlement vous trouverez mes dépêches. Ici paraîtront distinctement les deux hommes qui existent en moi.
À MADAME RÉCAMIER.
«Rome, ce 11 octobre 1828.
«J'ai traversé cette belle contrée, remplie de votre souvenir; il me consolait, sans pourtant m'ôter la tristesse de tous les autres souvenirs que je rencontrais à chaque pas. J'ai revu cette mer Adriatique que j'avais traversée il y a plus de vingt ans, dans quelle disposition d'âme! À Terni, je m'étais arrêté avec une pauvre expirante. Enfin, je suis entré dans Rome. Ses monuments, après ceux d'Athènes, comme je le craignais, m'ont paru moins parfaits. Ma mémoire des lieux, étonnante et cruelle à la fois, ne m'avait pas laissé oublier une seule pierre....
«Je n'ai vu personne encore, excepté le secrétaire d'État, le cardinal Bernetti. Pour avoir à qui parler, je suis allé chercher Guérin[22], hier au coucher du soleil: il a paru charmé de ma visite. Nous avons ouvert une fenêtre sur Rome et admiré l'horizon. C'est la seule chose qui soit restée, pour moi, telle que je l'ai vue: mes yeux ou les objets ont changé; peut-être les uns et les autres[23]
Les premiers moments de mon séjour à Rome furent employés à des visites officielles. Sa Sainteté me reçut en audience privée; les audiences publiques ne sont plus d'usage et coûtent trop cher. Léon XII[24], prince d'une grande taille et d'un air à la fois serein et triste, est vêtu d'une simple soutane blanche; il n'a aucun faste et se tient dans un cabinet pauvre, presque sans meubles. Il ne mange presque pas; il vit, avec son chat, d'un peu depolenta[25]. Il se sait très malade et se voit dépérir avec une résignation qui tient de la joie chrétienne: il mettrait volontiers, comme Benoît XIV, son cercueil sous son lit. Arrivé à la porte des appartements du pape, un abbé me conduit par des corridors noirs jusqu'au refuge ou au sanctuaire de Sa Sainteté. Elle ne se donne pas le temps de s'habiller, de peur de me faire attendre; elle se lève, vient au-devant de moi, ne me permet jamais de mettre un genou en terre pour baiser le bas de sa robe au lieu de sa mule, et me conduit par la main jusqu'au siège placé à droite de son indigent fauteuil. Assis, nous causons.
Le lundi je me rends à sept heures du matin chez le secrétaire d'État, Bernetti[26], homme d'affaires et de plaisir. Il est lié avec la princesse Doria; il connaît le siècle et
n'a accepté le chapeau de cardinal qu'à son corps défendant. Il a refusé d'entrer dans l'Église, n'est sous-diacre qu'à brevet, et se pourrait marier demain en rendant son chapeau. Il croit à des révolutions et il va jusqu'à penser que, si sa vie est longue, il a des chances de voir la chute temporelle de la papauté.
Les cardinaux sont partagés en troisfactions:
La première se compose de ceux qui cherchent à marcher avec le temps et parmi lesquels se rangent Benvenuti et Oppizzoni[27]. Benvenuti[28]s'est rendu célèbre par l'extirpation du brigandage et sa mission à Ravenne après le cardinal Rivarola[29]; Oppizzoni, archevêque de Bologne, s'est concilié les diverses opinions dans cette ville industrielle et littéraire, difficile à gouverner.
La secondefaction se forme deszelanti, qui tentent de rétrograder: un de leurs chefs est le cardinal Odescalchi.
Enfin la troisièmefaction comprend les immobiles, vieillards qui ne veulent ou ne peuvent aller ni en avant ni en arrière: parmi ces vieux on trouve le cardinal Vidoni, espèce de gendarme du traité de Tolentino: gros et grand, visage allumé, calotte de travers. Quand on lui dit qu'il a des chances à la papauté, il répond:Lo santo Spirito sarebbe dunque ubriaco! Il plante des arbres à Ponte-Mole, où Constantin fit le monde chrétien. Je vois ces arbres lorsque je sors de Rome par la porte du Peuple pour rentrer par la porte Angélique. Du plus loin qu'il m'aperçoit, le cardinal me crie: Ah! ah! signor ambasciadore di Francia!puis il s'emporte contre les planteurs de ses pins. Il ne suit point l'étiquette cardinaliste; il se fait accompagner par un seul laquais dans une voiture à sa guise: on lui pardonne tout, en l'appelantmadama Vidoni[30].
Mes collègues d'ambassade sont le comte Lutzow, ambassadeur d'Autriche, homme poli; sa femme chante bien, toujours le même air, et parle toujours de ses petits enfants; le savant baron Bunsen[31], ministre de Prusse et ami de l'historien Niebuhr[32](je négocie auprès de lui la résiliation en ma faveur du bail de son palais sur le Capitole); le ministre de Russie, prince Gagarin[33], exilé dans les grandeurs passées de Rome, pour des amours évanouies: s'il fut préféré par la belle madame Narischkine[34], un moment habitante de mon ermitage d'Aulnay, il y aurait donc un charme dans la mauvaise humeur; on domine plus par ses défauts que par ses qualités.
M. de Labrador[35], ambassadeur d'Espagne, homme fidèle, parle peu, se promène seul, pense beaucoup, ou ne pense point, ce que je ne sais démêler.
Le vieux comte Fuscaldo représente Naples comme l'hiver représente le printemps. Il a une grande pancarte de carton sur laquelle il étudie avec des lunettes, non les champs de roses de Pæstum, mais les noms des étrangers suspects dont il ne doit pas viser les passe-ports. J'envie son palais (Farnèse), admirable structure inachevée, que Michel-Ange couronna, que peignit Annibal Carrache aidé d'Augustin son frère, et sous le portique duquel s'abrite le sarcophage de Cecilia Metella, qui n'a rien perdu au changement de mausolée. Fuscaldo, en loques d'esprit et de corps, a, dit-on, une maîtresse.
Le comte de Celles, ambassadeur du roi des Pays-Bas, avait épousé mademoiselle de Valence[36], aujourd'hui morte: il en a eu deux filles, qui, par conséquent, sont petites-filles de madame de Genlis. M. de Celles est resté préfet, parce qu'il l'a été[37]; caractère mêlé du loquace, du tyranneau, du recruteur et de l'intendant, qu'on ne perd jamais. Si vous rencontrez un homme qui, au lieu d'arpents, de toises et de pieds, vous parle d'hectares, demètresde et décimètres, vous avez mis la main sur un préfet[38].
M. de Funchal, ambassadeur demi-avoué du Portugal, est ragotin, agité, grimacier, vert comme un singe du Brésil, et jaune comme une orange de Lisbonne[39]: il chante pourtant sa négresse, ce nouveau Camoëns. Grand amateur de musique, il tient à sa solde une espèce de Paganini, en attendant la restauration de son roi.
Par-ci, par-là, j'ai entrevu de petits finauds de ministres de divers petits États, tout scandalisés du bon marché que je fais de mon ambassade: leur importance boutonnée, gourmée, silencieuse, marche les jambes serrées et à pas étroits: elle a l'air prête à crever de secrets, qu'elle ignore.
Ambassadeur en Angleterre dans l'année 1822, je recherchai les lieux et les hommes que j'avais jadis connus à Londres en 1793; ambassadeur auprès du Saint-Siège en 1828, je me suis hâté de parcourir les palais et les ruines, de redemander les personnes que j'avais vues à Rome en 1803: des palais et des ruines, j'en ai retrouvé beaucoup; des personnes, peu.
Le palais Lancellotti, autrefois loué au cardinal Fesch, est maintenant occupé par ses vrais maîtres, le prince Lancellotti et la princesse Lancellotti, fille du prince Massimo. La maison où demeura madame de Beaumont, à la place d'Espagne, a disparu. Quant à madame de Beaumont, elle est demeurée dans son dernier asile, et j'ai prié avec le pape Léon XII à sa tombe.
Canova a pris également congé du monde[40]. Je le visitai deux fois dans son atelier en 1803; il me reçut le maillet à la main. Il me montra de l'air le plus naïf et le plus doux son énorme statue de Bonaparte et son Hercule lançant Lycas dans les flots: il tenait à vous convaincre qu'il pouvait arriver à l'énergie de la forme; mais alors même son ciseau se refusait à fouiller profondément l'anatomie; la nymphe restait malgré lui dans les chairs, et l'Hébé se retrouvait sous les rides de ses vieillards. J'ai rencontré sur ma route le premier sculpteur de mon temps; il est tombé de son échafaud, comme Goujon de l'échafaud du Louvre; la mort est toujours là pour continuer la Saint-Barthélemy éternelle, et nous abattre avec ses flèches.
Mais qui vit encore, à ma grande joie, c'est mon vieux Boguet[41], le doyen des peintres français à Rome. Deux fois il a essayé de quitter ses campagnes aimées; il est allé jusqu'à Gênes; le cœur lui a failli et il est revenu à ses foyers adoptifs. Je l'ai choyé à l'ambassade, ainsi que son fils, pour lequel il a la tendresse d'une mère. J'ai recommencé avec lui nos anciennes excursions; je ne m'aperçois de sa vieillesse qu'à la lenteur de ses pas; j'éprouve une sorte d'attendrissement en contrefaisant le jeune, et en mesurant mes enjambées sur les siennes. Nous n'avons plus ni l'un ni l'autre longtemps à voir couler le Tibre.
Les grands artistes, à leur grande époque, menaient une tout autre vie que celle qu'ils mènent aujourd'hui: attachés aux voûtes du Vatican, aux parois de Saint-Pierre, aux murs de la Farnésine, ils travaillaient à leurs chefs-d'œuvre suspendus avec eux dans les airs. Raphaël marchait environné de ses élèves, escorté des cardinaux et des princes, comme un sénateur de l'ancienne Rome suivi et devancé de ses clients. Charles-Quint posa trois fois devant le Titien. Il ramassait son pinceau et lui cédait la er droite à la promenade, de même que François I assistait Léonard de Vinci sur son lit de mort. Titien alla en triomphe à Rome; l'immense Buonarotti l'y reçut: à quatre-vingt-dix-neuf ans, Titien tenait encore d'une main ferme, à Venise, son pinceau d'un siècle, vainqueur des siècles.
Le grand-duc de Toscane fit déterrer secrètement Michel-Ange, mort à Rome après avoir posé, à quatre-vingt-huit ans, le faîte de la coupole de Saint-Pierre. Florence, par des obsèques magnifiques, expia sur les cendres de son grand peintre l'abandon où elle avait laissé la poussière de Dante, son grand poète.
Velasquez visita deux fois l'Italie, et l'Italie se leva deux fois pour le saluer: le précurseur de Murillo reprit le chemin des Espagnes, chargé des fruits de cette Hespérie ausonienne, qui s'étaient détachés sous sa main: il emporta un tableau de chacun des douze peintres les plus célèbres de cette époque.
Ces fameux artistes passaient leurs jours dans des aventures et des fêtes; ils défendaient les villes et les châteaux; ils élevaient des églises, des palais et des remparts; ils donnaient et recevaient de grands coups d'épée, séduisaient des femmes, se réfugiaient dans les cloîtres, étaient absous par les papes et sauvés par les princes. Dans une orgie que Benvenuto Cellini a racontée, on voit figurer les noms d'un Michel-Ange et de Jules Romain.
Aujourd'hui la scène est bien changée; les artistes à Rome vivent pauvres et retirés. Peut-être y a-t-il dans cette vie une poésie qui vaut la première. Une association de peintres allemands a entrepris de faire remonter la peinture au Pérugin, pour lui rendre son inspiration chrétienne. Ces jeunes néophytes de saint Luc prétendent que Raphaël, dans sa seconde manière, est devenu païen, et que son talent a dégénér é[42]. Soit; soyons païens comme les vierges raphaéliques; que notre talent dégénère
et s'affaiblisse comme dans le tableau dela Transfiguration! Cette erreur honorable de la nouvelle école sacrée n'en est pas moins une erreur; il s'ensuivrait que la roideur et le mal dessiné des formes seraient la preuve de la vision intuitive, tandis que cette expression de foi, remarquable dans les ouvrages des peintres qui précèdent la Renaissance, ne vient point de ce que les personnages sont posés carrément et immobiles comme des sphinx, mais de ce que la peinturecroyaitcomme son siècle. C'est sa pensée, non sa peinture, qui est religieuse; chose si vraie, que l'école espagnole est éminemmentpieusedans ses expressions, bien qu'elle ait les grâces et les mouvements de la peinture depuis la Renaissance. D'où vient cela? de ce queles Espagnols sont chrétiens.
Je vais voir travailler séparément les artistes: l'élève sculpteur demeure dans quelque grotte, sous les chênes verts de la villa Médicis, où il achève son enfant de marbre qui fait boire un serpent dans une coquille. Le peintre habite quelque maison délabrée dans un lieu désert; je le trouve seul, prenant à travers sa fenêtre ouverte quelque vue de la campagne romaine.La Brigande de M. Schnetz est devenue la mère qui demande à une madone la guérison de son fils[43]. Léopold Robert[44], revenu de Naples, a passé ces jours derniers par Rome, emportant avec lui les scènes enchantées de ce beau climat, qu'il n'a fait que coller sur sa toile.
Guérin est retiré, comme une colombe malade, au haut d'un pavillon de la villa Médicis.—Il écoute, la tête sous son aile, le bruit du vent du Tibre; quand il se réveille, il dessine à la plume la mort de Priam.
Horace Vernet[45]s'efforce de changer sa manière; y réussira-t-il? Le serpent qu'il enlace à son cou, le costume qu'il affecte, le cigare qu'il fume, les masques et les fleurets dont il est entouré, rappellent trop le bivouac.
Qui a jamais entendu parler de mon ami M. Quecq, successeur de Jules III dans le casin de Michel-Ange, de Vignole et de Thadée Zuccari? et pourtant il a peint pas trop mal, dans son nymphée en décret, la mort de Vitellius. Les parterres en friche sont hantés par un animal futé que s'occupe à chasser M. Quecq: c'est un renard, arrière-petit-fils de Goupil-Renart, premier du nom et neveu d'Ysengrin-le-Loup.
Pinelli[46], entre deux ivresses, m'a promis douze scènes de danses, de jeux et de voleurs. C'est dommage qu'il laisse mourir de faim son grand chien couché à sa porte. —Thorwaldsen[47] et Camuccini[48] sont les deux princes des pauvres artistes de Rome.
Quelquefois ces artistes dispersés se réunissent, ils vont ensemble à pied à Subiaco. Chemin faisant, ils barbouillent sur les murs de l'auberge de Tivoli des grotesques. Peut-être un jour reconnaîtra-t-on quelque Michel-Ange au charbonné qu'il aura tracé sur un ouvrage de Raphaël.
Je voudrais être né artiste: la solitude, l'indépendance, le soleil parmi des ruines et des chefs-d'œuvre, me conviendraient. Je n'ai aucun besoin; un morceau de pain, une cruche del'Aqua Felice, me suffiraient. Ma vie a été misérablement accrochée aux buissons de ma route; heureux si j'avais été l'oiseau libre qui chante et fait son nid dans ces buissons!
Nicolas Poussin acheta, de la dot de sa femme, une maison sur le monte Pincio, en face d'un autre casino qui avait appartenu à Claude Gelée, dit le Lorrain.
Mon autre compatriote Claude mourut aussi sur les genoux de la reine du monde[49]. Si Poussin reproduit la campagne de Rome, lors même que la scène de ses paysages est placée ailleurs, le Lorrain reproduit les ciels de Rome, lors même qu'il peint des vaisseaux et un soleil couchant sur la mer.
Que n'ai-je été le contemporain de certaines créatures privilégiées pour lesquelles je me sens de l'attrait dans les siècles divers! Mais il m'eût fallu ressusciter trop souvent. Le Poussin et Claude le Lorrain ont passé au Capitole; des rois y sont venus et ne les valaient pas. De Brosses[50]y rencontra le prétendant d'Angleterre; j'y trouvai en 1803 le roi de Sardaigne abdiqué, et aujourd'hui, en 1828, j'y vois le frère de Napoléon, roi de Westphalie. Rome déchue offre un asile aux puissances tombées; ses ruines sont un lieu de franchise pour la gloire persécutée et les talents malheureux.
Si j'avais peint la société de Rome il y a un quart de siècle, de même que j'ai peint la campagne romaine, je serais obligé de retoucher mon portrait; il ne serait plus ressemblant. Chaque génération est de trente-trois années, la vie du Christ (le Christ est le type de tout); chaque génération, dans notre monde occidental, varie sa forme. L'homme est placé dans un tableau dont le cadre ne change point, mais dont les personnages sont mobiles. Rabelais était dans cette ville en 1536 avec le cardinal du Bellay; il faisait l'office de maître d'hôtel de Son Éminence;il tranchait et présentait.
Rabelais, changé en frèreJean des Entomeures, n'est pas de l'avis de Montaigne, qui n'a presque point ouï de cloches à Rome etbeaucoup moins que dans un village de France; Rabelais, au contraire, en entend beaucoup dans l'isle Sonnante(Rome), doutant que ce fust Dodone avec ses chaudrons[51].
Quarante-quatre ans après Rabelais, Montaigne trouva les bords du Tibre plantés, et il remarque que le 16 mars il y avait des roses et des artichauts à Rome. Les églises étaient nues, sans statues de saints, sans tableaux, moins ornées et moins belles que les églises de France. Montaigne était accoutumé à lavastité sombre de nos cathédrales gothiques; il parle plusieurs fois de Saint-Pierre sans le décrire, insensible ou indifférent qu'il paraît être aux arts. En présence de tant de chefs-d'œuvre, aucun nom ne s'offre au souvenir de Montaigne; sa mémoire ne lui parle ni de Raphaël, ni de Michel-Ange, mort il n'y avait pas encore seize ans.
Au reste, les idées sur les arts, sur l'influence philosophique des génies qui les ont agrandis ou protégés, n'étaient point encore nées. Le temps fait pour les hommes ce que l'espace fait pour les monuments; on ne juge bien des uns et des autres qu'à distance et au point de la perspective; trop près on ne les voit pas, trop loin on ne les voit plus.
L'auteur desEssaisne cherchait dans Rome que la Rome antique: «Les bastimens de cette Rome bastarde, dit-il, qu'on voit à cette heure, attachant à ces masures, quoiqu'ils aient de quoi ravir en admiration nos siècles présens, me font ressouvenir des nids que les moineaux et les corneilles vont suspendant en France aux voûtes et parois des églises que les huguenots viennent d'y démolir.»
Quelle idée Montaigne se faisait-il donc de l'ancienne Rome, s'il regardait Saint-Pierre comme un nid de moineaux, suspendu aux parois du Colisée?
Le nouveau citoyen romain par bulle authentique de l'an 1581 depuis J.-C.[52], avait remarqué que les Romaines ne portaient point deloup ou de masque comme les Françaises; elles paraissaient en public couvertes de perles et de pierreries, mais leur ceinture était trop lâcheet elles ressemblaient à desfemmes enceintes. Les hommes étaient habillés de noir, «et bien qu'ils fussent ducs, comtes et marquis, ilsavaient l'apparence un peu vile
N'est-il pas singulier que saint Jérôme remarque la démarche des Romaines qui les fait ressembler à des femmes enceintes:solutis genibus fractus incessus, «à pas brisés, les genoux fléchissants?»
Presque tous les jours, lorsque je sors par la porte Angélique, je vois une chétive maison assez près du Tibre, avec une enseigne française enfumée représentant un ours; c'est là que Michel, seigneur de Montaigne, débarqua en arrivant à Rome, non loin de l'hôpital qui servit d'asile à ce pauvre fou, hommeformé à l'antique et pure poésie, que Montaigne avait visité dans salogeà Ferrare, qui lui avait causé encore plus de dépit que de compassion.
e Ce fut un événement mémorable, lorsque le XVII siècle députa son plus grand poète protestant et son plus sérieux génie pour visiter, en 1638, la grande Rome catholique. Adossée à la croix, tenant dans ses mains les deux Testaments, ayant derrière elle les générations coupables sorties d'Éden, et devant elle les générations rachetées descendues du jardin des Olives, elle disait à l'hérétique né d'hier: «Que veux-tu à ta vieille mère?»
Léonora, la Romaine, enchanta Milton[53]. A-t-on jamais remarqué que Léonora se retrouve dans lesMémoires de madame de Motteville, aux concerts du cardinal Mazarin?
L'ordre des dates amène l'abbé Arnauld[54]Rome après Milton. Cet abbé, qui à avait porté les armes, raconte une anecdote curieuse par le nom d'un des personnages, en même temps qu'elle fait revoir les mœurs des courtisanes. Lehéros de la fable, le duc de Guise, petit-fils du Balafré, allant en quête de son aventure de Naples, passa par Rome en 1647: il y connut la Nina Barcarola. Maison-Blanche, secrétaire de M. Deshayes, ambassadeur à Constantinople, s'avisa de vouloir être le rival du duc de Guise. Mal lui en prit; on substitua (c'était la nuit dans une chambre sans lumière) une hideuse vieille à Nina. «Si les ris furent grands d'un côté, la confusion le fut de l'autre autant qu'on se le peut imaginer, dit Arnauld. L'Adonis, s'étant démêlé avec peine des embrassements de sa déesse, s'enfuit tout nu de cette maison comme s'il eût le diable à ses trousses.»
Le cardinal de Retz n'apprend rien sur les mœurs romaines. J'aime mieux lepetit Coulanges et ses deux voyages en 1656 et 1689: il célèbre cesvigneset ces jardins dont les noms seuls ont un charme.
Dans la promenade à laPorta Pia, je retrouve presque toutes les personnes nommées par Coulanges: les personnes? non! leurs petits-fils et petites-filles.
Madame de Sévigné reçoit les vers de Coulanges; elle lui répond du château des Rochers dans ma pauvre Bretagne, à dix lieues de Combourg: «Quelle triste date auprès de la vôtre, mon aimable cousin! Elle convient à une solitaire comme moi, et celle de Rome à celui dont l'étoile est errante. Que la fortune vous a traité doucement, comme vous dites, quoiqu'elle vous ait fait querelle!!![55]»
Entre le premier voyage de Coulanges à Rome, en 1656, et son second voyage, en 1689, il s'était écoulé trente-trois ans: je n'en compte que vingt-cinq de perdus depuis mon premier voyage à Rome, en 1803, et mon second voyage en 1828. Si j'avais connu madame de Sévigné, je l'aurais guérie du chagrin de vieillir.
Spon[56], Misson[57], Dumont[58], Addison, suivent successivement Coulanges. Spon avec Wheler, son compagnon, m'ont guidé sur les débris d'Athènes.
Il est curieux de lire dans Dumont comment les chefs-d'œuvre que nous admirons étaient disposés à l'époque de son voyage en 1690: on voyait au Belvédère les fleuves du Nil et du Tibre, l'Antinoüs, la Cléopâtre, le Laocoon et le torse supposé d'Hercule. Dumont place dans le jardin du Vaticanles paons de bronze qui étaient sur le tombeau de Scipion l'Africain.
Addison voyage enscholar[59], sa course se résume en citations classiques empreintes de souvenirs anglais; en passant à Paris il avait offert ses poésies à M. Boileau.
Le père Labat[60] suit l'auteur deCaton: c'est un singulier homme que ce moine parisien de l'ordre des Frères Prêcheurs. Missionnaire aux Antilles, flibustier, habile mathématicien, architecte et militaire, brave artilleur pointant le canon comme un grenadier, critique savant et ayant remis les Dieppois en possession de leur découverte primitive en Afrique, il avait l'esprit enclin à la raillerie et le caractère à la liberté. Je ne sache aucun voyageur qui donne des notions plus exactes et plus claires sur le gouvernement pontifical. Labat court les rues, va aux processions, se mêle de tout et se moque à peu près de tout.
Le frère prêcheur raconte qu'on lui a donné chez les capucins, à Cadix, des draps de lit tout neufs depuis dix ans, et qu'il a vu un saint Joseph habillé à l'espagnole, épée au côté, chapeau sous le bras, cheveux poudrés et lunettes sur le nez. À Rome, il assiste à une messe: «Jamais, dit-il, je n'ai tant vu de musiciens mutilés ensemble et une symphonie si nombreuse. Les connaisseurs disaient qu'il n'y avait rien de si beau. Je disais la même chose pour faire croire que je m'y connaissais; mais si je n'avais pas eu l'honneur d'être du cortège de l'officiant, j'aurais quitté la cérémonie qui dura au moins trois bonnes heures, qui m'en parurent bien six.»
Plus je descends vers le temps où j'écris, plus les usages de Rome deviennent semblables aux usages d'aujourd'hui.
Du temps de de Brosses, les Romaines portaient de faux cheveux; la coutume venait de loin; Properce demande à saviepourquoi elle se plaît à orner ses cheveux:
Quid juvat ornato procedere, vita, capillo?
Les Gauloises, nos mères, fournissaient la chevelure des Séverine, des Pisca, des Faustine, des Sabine. Velléda dit à Eudore en parlant de ses cheveux: «C'est mon diadème et je l'ai gardé pour toi.» Une chevelure n'était pas la plus grande conquête des Romains; mais elle en était une des plus durables: on retire souvent des tombeaux de femmes cette parure entière qui a résisté aux ciseaux des filles de la nuit, et l'on cherche en vain le front élégant qu'elle couronna. Les tresses parfumées, objet de l'idolâtrie de la plus volage des passions, ont survécu à des empires; la mort, qui brise toutes les chaînes, n'a pu rompre ce réseau. Aujourd'hui les Italiennes portent leurs propres cheveux, que les femmes du peuple nattent avec une grâce coquette.
Le magistrat voyageur de Brosses a, dans ses portraits et dans ses écrits, un faux air de Voltaire, avec lequel il eut une dispute comique à propos d'un champ[61]. De Brosses causa plusieurs fois au bord du lit d'une princesse Borghèse. En 1803, j'ai vu dans le palais Borghèse une autre princesse qui brillait de tout l'éclat de la gloire de son frère: Pauline Bonaparte n'est plus! Si elle eût vécu aux jours de Raphaël, il l'aurait représentée sous la forme d'un de ces amours qui s'appuient sur le dos des lions à la Farnésine, et la même langueur eût emporté le peintre et le modèle. Que de fleurs ont déjà passé dans ces steppes où j'ai fait errer Jérôme, Augustin, Eudore et Cymodocée!
De Brosses représente les Anglais à la place d'Espagne à peu près comme nous les voyons aujourd'hui, vivant ensemble, faisant grand bruit, regardant les pauvres humains du haut en bas, et s'en retournant dans leur taudis rougeâtre à Londres, sans avoir jeté à peine un coup d'œil sur le Colisée. De Brosses obtint l'honneur de faire sa cour à Jacques III:
«Des deux fils du prétendant, dit-il, l'aîné est âgé d'environ vingt ans, l'autre de quinze. J'entends dire à ceux qui les connaissent à fond que l'aîné vaut beaucoup mieux et qu'il est plus chéri dans son intérieur; qu'il a de la bonté de cœur et un grand courage; qu'il sent vivement sa situation, et que, s'il n'en sort pas un jour, ce ne sera pas faute d'intrépidité. On m'a raconté qu'ayant été mené tout jeune au siège de Gaëte, lors de la conquête du royaume de Naples par les Espagnols, dans la traversée son chapeau vint à tomber à la mer. On voulut le ramasser: «Non, dit-il, ce n'est pas la peine; il faudra bien que j'aille le chercher un jour moi-même.»
De Brosses croit que si le prince de Galles tente quelque chose, il ne réussira pas, et il en donne les raisons. Revenu à Rome après ses vaillantes apertises, Charles-Édouard, qui portait le nom de comte d'Albany, perdit son père; il épousa la princesse de Stolberg-Gœdern, et s'établit en Toscane. Est-il vrai qu'il visita secrètement Londres en 1753 et 1761, comme Hume le raconte, qu'il assista au couronnement de George III, et qu'il dit à quelqu'un qui l'avait reconnu dans la foule: «L'homme qui est l'objet de toute cette pompe est celui que j'envie le moins?»
L'union du prétendant ne fut pas heureuse; la comtesse d'Albany[62]se sépara de lui et fixa son séjour à Rome: ce fut là qu'un autre voyageur, Bonstetten[63], la rencontra; le gentilhomme bernois, dans sa vieillesse, me faisait entendre à Genève qu'il avait des lettres de la première jeunesse de la comtesse d'Albany.
Alfieri vit à Florence la femme du prétendant et il l'aima pour la vie: «Douze ans après, dit-il, au moment où j'écris toutes ces pauvretés, à cet âge déplorable où il n'y a plus d'illusions, je sens que je l'aime tous les jours davantage, à mesure que le temps détruit le seul charme qu'elle ne doit pas à elle-même, l'éclat de sa passagère beauté. Mon cœur s'élève, devient meilleur et s'adoucit par elle, et j'oserais dire la même chose du sien, que je soutiens et fortifie.»
J'ai connu madame d'Albany à Florence; l'âge avait apparemment produit chez elle un effet opposé à celui qu'il produit ordinairement: le temps ennoblit le visage, et, quand il est de race antique, il imprime quelque chose de sa race sur le front qu'il a marqué: la comtesse d'Albany, d'une taille épaisse, d'un visage sans expression, avait l'air commun[64]. Si les femmes des tableaux de Rubens vieillissaient, elles ressembleraient à madame d'Albany à l'âge où je l'ai rencontrée. Je suis fâché que ce cœur,fortifié et soutenupar Alfieri, ait eu besoin d'un autre appui[65]. Je rappellerai ici
un passage de ma lettre sur Rome à M. de Fontanes:
«Savez-vous que je n'ai vu qu'une seule fois le comte Alfieri dans ma vie, et devineriez-vous comment? Je l'ai vu mettre dans sa bière: on me dit qu'il n'était presque pas changé; sa physionomie me parut noble et grave; la mort y ajoutait sans doute une nouvelle sévérité; le cercueil étant un peu trop court, on inclina la tête du mort sur sa poitrine, ce qui lui fit faire un mouvement formidable.»
Rien n'est triste comme de relire vers la fin de ses jours ce que l'on a écrit dans sa jeunesse: tout ce qui était au présent se trouve au passé.
J'aperçus un moment, en 1803, à Rome, le cardinal d'York[66], cet Henri IX, dernier des Stuarts, âgé de soixante-dix-neuf ans. Il avait eu la faiblesse d'accepter une er pension de George III: la veuve de Charles I en avait en vain sollicité une de Cromwell. Ainsi, la race des Stuarts a mis cent dix-neuf ans à s'éteindre, après avoir perdu le trône qu'elle n'a jamais retrouvé. Trois prétendants se sont transmis dans l'exil l'ombre d'une couronne: ils avaient de l'intelligence et du courage; que leur a-t-il manqué? la main de Dieu.
Au surplus, les Stuarts se consolèrent à la vue de Rome; ils n'étaient qu'un léger accident de plus dans ces vastes décombres, une petite colonne brisée, élevée au milieu d'une grande voirie de ruines. Leur race, en disparaissant du monde, eut encore cet autre réconfort: elle vit tomber la vieille Europe, la fatalité attachée aux Stuarts entraîna avec eux dans la poussière les autres rois, parmi lesquels se trouvait er Louis XVI, dont l'aïeul avait refusé un asile au descendant de Charles I , et Charles X est mort dans l'exil à l'âge du cardinal d'York, et son fils et son petit-fils sont errants sur la terre!
Le voyage de Lalande[67]en Italie, en 1765 et 1766, est encore ce qu'il y a de mieux et de plus exact sur la Rome des arts et sur la Rome antique. «J'aime à lire les historiens et les poètes, dit-il, mais on ne saurait les lire avec plus de plaisir qu'en foulant la terre qui les portait, en se promenant sur les collines qu'ils décrivent, en voyant couler les fleuves qu'ils ont chantés.» Ce n'est pas trop mal pour un astronome qui mangeait des araignées.
Duclos[68], à peu près aussi décharné que Lalande, fait cette remarque fine: «Les pièces de théâtre des différents peuples sont une image assez vraie de leurs mœurs. L'arlequin, valet et personnage principal des comédies italiennes, est toujours représenté avec un grand désir de manger, et qui part d'un besoin habituel. Nos valets de comédie sont communément ivrognes, ce qui peut supposer crapule, mais non pas misère.»
L'admiration déclamatoire de Dupaty[69]pas de compensation pour l'aridité n'offre de Duclos et de Lalande, elle fait pourtant sentir la présence de Rome; on s'aperçoit par un reflet que l'éloquence du style descriptif est née sous le souffle de Rousseau, spiraculum vitæ. Dupaty touche à cette nouvelle école qui bientôt allait substituer le sentimental, l'obscur et le maniéré, au vrai, à la clarté et au naturel de Voltaire. Cependant, à travers son jargon affecté, Dupaty observe avec justesse: il explique la patience du peuple de Rome par la vieillesse de ses souverains successifs. «Un pape, dit-il, est toujours pour lui un roi qui se meurt.»
À la villa Borghèse, Dupaty voit approcher la nuit: «Il ne reste qu'un rayon du jour qui meurt sur le front d'une Vénus.» Les poètes de maintenant diraient-ils mieux? Il prend congé de Tivoli: «Adieu, vallon! je suis un étranger; je n'habite point votre belle Italie. Je ne vous reverrai jamais; mais peut-être mes enfants ou quelques-uns de mes enfants viendront vous visiter un jour: soyez-leur aussi charmant que vous l'avez été à leur père.»Quelques-uns des enfants de l'érudit et du poète ont visité Rome, et ils auraient pu voir le dernier rayon du jour mourir sur le front de laVénus genitrix de Dupaty[70].
À peine Dupaty avait quitté l'Italie que Gœthe vint le remplacer. Le président au Parlement de Bordeaux entendit-il jamais parler de Gœthe? Et néanmoins le nom de Gœthe vit sur cette terre où celui de Dupaty s'est évanoui. Ce n'est pas que j'aime le puissant génie de l'Allemagne; j'ai peu de sympathie pour le poète de la matière: je sens Schiller, j'entends Gœthe. Qu'il y ait de grandes beautés dans l'enthousiasme que Gœthe éprouve à Rome pour Jupiter, d'excellents critiques le jugent ainsi, mais je préfère le Dieu de la Croix au Dieu de l'Olympe. Je cherche en vain l'auteur de Wertherle long des rives du Tibre; je ne le retrouve que dans cette phrase: «Ma vie actuelle est comme un rêve de jeunesse; nous verrons si je suis destiné à le goûter ou à reconnaître que celui-ci est vain comme tant d'autres l'ont été.»
Quand l'aigle de Napoléon laissa Rome échapper de ses serres, elle retomba dans le sein de ses paisibles pasteurs: alors Byron parut aux murs croulants des Césars; il jeta son imagination désolée sur tant de ruines, comme un manteau de deuil. Rome! tu avais un nom, il t'en donna un autre; ce nom te restera: il t'appela «la Niobé des Nations, privée de ses enfants et de ses couronnes, sans voix pour dire ses infortunes, portant dans ses mains une urne vide dont la poussière est depuis longtemps dispersée[71]
Après ce dernier orage de poésie, Byron ne tarda pas de mourir. J'aurais pu voir Byron à Genève, et je ne l'ai point vu; j'aurais pu voir Gœthe à Weimar, et je ne l'ai point vu; mais j'ai vu tomber madame de Staël qui, dédaignant de vivre au delà de sa jeunesse, passa rapidement au Capitole avec Corinne: noms impérissables, illustres cendres, qui se sont associés au nom et aux cendres de la ville éternelle[72].
Ainsi ont marché les changements de mœurs et de personnages, de siècle en siècle, en Italie; mais la grande transformation a surtout été opérée par notre double occupation de Rome.
La Républiqueromaine, établie sous l'influence du Directoire, si ridicule qu'elle ait été avec ses deuxconsulset seslicteurs (méchantsfacchinipris parmi la populace), n'a pas laissé que d'innover heureusement dans les lois civiles: c'est des préfectures, imaginées par cette Républiqueromaine, que Bonaparte a emprunté l'institution de ses préfets.
Nous avons porté à Rome le germe d'une administration qui n'existait pas; Rome, devenue le chef-lieu du département du Tibre, fut supérieurement réglée. Le système hypothécaire lui vient de nous. La suppression des couvents, la vente des biens ecclésiastiques sanctionnée par Pie VI, ont affaibli la foi dans la permanence de la consécration des choses religieuses. Ce fameuxindex, qui fait encore un peu de bruit de ce côté-ci des Alpes, n'en fait aucun à Rome: pour quelques bajocchi on obtient la permission de lire, en sûreté de conscience, l'ouvrage défendu. L'indexest au nombre de ces usages qui restent comme des témoins des anciens temps au milieu des temps nouveaux. Dans les républiques de Rome et d'Athènes, les titres deroi, les noms des grandes familles tenant à la monarchie, n'étaient-ils pas respectueusement conservés? Il n'y a que les Français qui se fâchent sottement contre leurs tombeaux et leurs annales, qui abattent les croix, dévastent les églises, en rancune du clergé de l'an de grâce 1000 ou 1100. Rien de plus puéril ou de plus bête que ces outrages de réminiscence; rien qui porterait davantage à croire que nous ne sommes capables de quoi que ce soit de sérieux, que les vrais principes de la liberté nous demeureront à jamais inconnus. Loin de mépriser le passé, nous devrions, comme le font tous les peuples, le traiter en vieillard vénérable qui raconte à nos foyers ce qu'il a vu: quel mal nous peut-il faire? Il nous instruit et nous amuse par ses récits, ses idées, son langage, ses manières, ses habits d'autrefois; mais il est sans force, et ses mains sont débiles et tremblantes. Aurions-nous peur de ce contemporain de nos pères, qui serait déjà avec eux dans la tombe s'il pouvait mourir, et qui n'a d'autorité que celle de leur poussière?
Les Français, en traversant Rome, y ont laissé leurs principes: c'est ce qui arrive toujours quand la conquête est accomplie par un peuple plus avancé en civilisation que le peuple qui subit cette conquête, témoin les Grecs en Asie sous Alexandre, témoin les Français en Europe sous Napoléon. Bonaparte, en enlevant les fils à leurs mères, en forçant la noblesse italienne à quitter ses palais et à porter les armes, hâtait la transformation de l'esprit national.
Quant à la physionomie de la société romaine, les jours de concert et de bal on pourrait se croire à Paris. L'Altieri, la Palestrina, la Zagarola, la Del Drago[73], la Lante[74], la Lozzano, etc., ne seraient pas étrangères dans les salons du faubourg Saint-Germain: pourtant quelques-unes de ces femmes ont un certain air effrayé qui, je crois, est du climat. La charmante Falconieri, par exemple, se tient toujours auprès d'une porte, prête à s'enfuir sur le mont Marius, si on la regarde: la villa Millini[75]est à
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