Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse, (2/9) par Marmont
173 pages
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Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse, (2/9) par Marmont

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Publié le 08 décembre 2010
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Langue Français

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The Project Gutenberg EBook of Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse, (2/9), by Auguste Frédéric Louis Viesse de, duc de Raguse
This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org
Title: Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse, (2/9)
Author: Auguste Frédéric Louis Viesse de, duc de Raguse
Release Date: February 3, 2009 [EBook #27976]
Language: French
Character set encoding: ISO-8859-1
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DUC DE RAGUSE ***
Produced by Mireille Harmelin, Valérie Auroy, Rénald Lévesque (HTML version) and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica
MÉMOIRES
DU MARÉCHAL MARMONT
DUC DE RAGUSE
DE 1792 À 1841
IMPRIMÉS SUR LE MANUSCRIT ORIGINAL DE L'AUTEUR
AVEC
LE PORTRAIT DU DUC DE REISCHSTADT
CELUI DU DUC DE RAGUSE
ET QUATRE FAC-SIMILE DE CHARLES X, DU DUC D'ANGOULÊME, DE L'EMPEREUR NICOLAS ET DU DUC DE RAGUSE
DEUXIÈME ÉDITION
TOME DEUXIÈME
PARIS PERROTIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR 41, RUE FONTAINE-MOLlÈRE, 41
L'éditeur se réserve tous droits de traduction et de reproduction.
1857
MÉMOIRES
DU MARÉCHAL
DUC DE RAGUSE
LIVRE QUATRIÈME
1799--1800
SOMMAIRE.--Expédition de Syrie.--Conférence avec le général Menou.--Alexandrie fortifiée.--Flottille envoyée au corps e xpéditionnaire en Syrie--Conséquences de l'insuccès à Saint-Jean-d'Acre.--Le s pestiférés el les prisonniers.--Insurrection dans la province de Bahiré.--Flotte turque à Aboukir (12 juillet 1799).--Bonaparte à Alexandrie (22 juil let).--Bataille d'Aboukir (25 juillet) .--Le général en chef prend la résolution de rentrer en France.--Son part.--M. Blanc.--Navigation dangereuse.--Débarqu ement à Fréjus.--
Anecdote.--Bonaparte se rend à Paris (octobre 1799).
On a vu quelles étaient nos misères d'Alexandrie. N ous avions de grands embarras de subsistances, peu ou point d'argent, la peste et un bombardement: c'étaient tous les fléaux réunis à la fois, et je me rappelle avec plaisir que, malgré ma fort grande jeunesse, je sus les surmonter et les vaincre.
A cette époque, on s'occupa des préparatifs de l'expédition de Syrie. Quelle que fût l'importance de mon poste, je ne pouvais me consoler de rester étranger à de nouvelles entreprises. Les vrais soldats me comprendront: voir une campagne s'ouvrir, et ne pas y prendre part, est un horrible supplice. Notre métier veut des aventures et des hasards; on aime les émotions produites par les dangers et les chances de la guerre. Comme l'a si bien dit Louis XIV, on est indigne des faveurs accordées par la gloire quand o n s'en rassasie; et on devinera ce que je devais éprouver alors, presque au début de ma carrière, moi qui, plus tard, en 1814, après vingt campagnes, avais encore la ferveur d'un novice. J'étais donc au désespoir de rester en Égypte; je remuai ciel et terre pour être appelé à l'armée active, mais inutilement. J'eus l'enfantillage de croire à une disgrâce, quand je recevais, au contraire, un témoignage de haute confiance. Il fallut donc prendre mon parti et empl oyer de mon mieux cette brûlante activité qui ne s'est presque pas ralentie pendant le cours de ma vie.
Le général Bonaparte, en partant, fit les dispositi ons suivantes: il appela au Caire le général Menou pour lui en laisser le commandement, me donna à sa place celui du deuxième arrondissement, composé des provinces d'Alexandrie, de Rosette et Bahiré: il était assez naturel de les mettre toutes les trois sous l'autorité du général commandant à Alexandrie, plus intéressé qu'un autre à en exploiter les ressources destinées à satisfaire à s es propres besoins. Bonaparte ordonna à Menou de venir par terre, si le vent n'était pas favorable, afin d'arriver à époque fixe: il l'attendit trois j ours. Ne pouvant cependant suspendre davantage son départ, les colonnes étant en plein mouvement, il laissa provisoirement le commandement au général Dugua, chargé de le lui remettre à son arrivée; mais Menou, fidèle à son caractère, se disposa à partir, m'annonça son voyage, m'écrivit qu'il allait me remettre le commandement, puis resta et garda ce commandement. Une fois le général en chef en route, il se mit à son aise; et, bien qu'il parlât toujours de départ, il ne pensa plus à l'effectuer. C'est à cette époque qu'il conçut l'extravagante idée de se marier à une musulmane: il crut ce mariage politique; il sup posa qu'il influerait sur l'esprit des habitants et les rapprocherait de nous: le contraire arriva, et ce mariage ridicule le rendit méprisable aux yeux de tout le monde. Menou choisit pour femme la fille d'un misérable baigneur de Rosette; elle n'était plus jeune, elle n'était pas belle: ainsi ce ne fut pas l'entraînement des passions qui agit sur lui; mais elle était fille de chérif et descend ante de Mahomet. Les cérémonies bizarres auxquelles il se soumit, les hu miliations qu'il lui fallut supporter, imposées par sa nouvelle famille, furent publiques; elles le rendirent la fable de l'armée. Il choisit le nom d'Abdallah (serviteur de Dieu) et échappa heureusement à la circoncision, qui n'est que de conseil et non de dogme, son âge étant d'ailleurs un titre suffisant pour l'en faire dispenser.
Le général Bonaparte partit du Caire pour la Syrie dans le courant de pluviôse, après avoir laissé le général Desaix dans la Haute-Égypte, destiné le Caire au
général Menou, et m'avoir choisi pour commander et administrer toute cette partie de la Basse-Égypte connue sous le nom du deuxième arrondissement.
Le général Bonaparte avait quitté l'Égypte depuis quinze jours; il avait pris le fort d'El-Arich, traversé le désert de Syrie; et le général Menou restait à Rosette. Il ne s'occupait ni de me remettre le commandement, ni de satisfaire à mes besoins; mes lettres cependant les lui faisaient co nnaître chaque jour et renouvelaient mes demandes toujours plus vives. Fatigué à la fin de tant d'apathie, de tant de promesses dilatoires, je me déterminai à me rendre moi-même à Rosette, afin d'avoir avec lui une explication et de sortir de cet état de manière ou d'autre. La peste d'Alexandrie m'empêchant d'entrer à Rosette, où cette maladie ne régnait pas, je campai à la porte de la ville et priai le général Menou de venir à une conférence. Je lui déclarai que les besoins d'Alexandrie étaient arrivés au plus grand point d'urgence; tout délai était devenu impossible, et je le sommai d'y pourvoir sur-le-champ. Le général en chef, en partant, avait cru leur affecter les ressources nécessaires, et je venais réclamer l'exécution de ses ordres. Je l'assurai que je ne désirais nullement m'affranchir de son commandement, mais à la condition qu'il s'oc cuperait d'Alexandrie d'une manière efficace. Je reconnaissais lui devoir obéissance; mais cette obéissance, volontaire de ma part, l'obligeait à ne rien négliger pour assurer les services; ainsi il devait, dans la journée même, prendre les dispositions réclamées par les circonstances, ou me remettre un commandement qui m'était dévolu. Ma démarche m'était dictée par un devoir rigoureux, et j'ajoutais que je connaissais trop le général en chef pour croire qu'il me pardonnât jamais, si tout périclitait à Alexandrie par suite d'une déférence qui deviendrait coupable: ainsi la règle de ma conduite devait être, avant tout, de faire mon métier et de remplir ma tâche, déjà bien difficile. Je terminai enfin en lui demandant d'arrêter dans la journée même les mesures nécessaires pour me procurer deux cent mille francs, des blés, etc., etc., ou de me remettre l'autorité. Après une discussion d'une heure et quelques moments de réflexion, il se décida pour le dernier parti, et me remit le commandement. Sa bizarrerie était si grande, que, dépouillé de tout pouvoir et sans occupation, appel é au commandement important du Caire, il resta pendant quatre mois à Rosette, sans autorité et sans fonctions quelconques. Trois jours à Rosette me suffirent pour lever, par voie extraordinaire, un emprunt de deux cent mille francs, à valoir sur les contributions de la province. Je reconnus en même temps la possibilité d'une opération dont l'idée m'était venue à l'esprit pour assurer enfin d'une manière complète l'approvisionnement en blé, toujours insuffisant, toujours incertain à Alexandrie. Après cela, je rentrai à Alexandrie, fort content du résultat de mon voyage.
J'avais toujours espéré l'éloignement momentané des Anglais; j'avais compté en profiter pour assurer, par mer, et par un grand convoi de barques, l'arrivée d'une quantité considérable de grains. Ils persistaient à rester sur la côte et à nous bloquer immédiatement, et, les consommations n'étant point alimentées, nous allions bientôt retomber dans la position dont j'étais sorti avec tant de peine. Je me déterminai à risquer sans plus de retard, et malgré la présence de l'ennemi, l'opération conçue. Je fis rassembler avec un grand soin tous les bateaux du port d'Alexandrie, et ces bateaux, barques, etc., s'élevèrent à plus de quatre-vingts. Au milieu de la nuit, ils furent tous jetés au travers de l'escadre anglaise. Le vent étant bon et le trajet court, cinq ou six bateaux
seulement furent arrêtés par l'ennemi, et tout le reste arriva dans le Nil. Ces bateaux furent chargés; on attendit des circonstances favorables; on brusqua de même leur retour pendant la nuit, et, à un très- petit nombre près, ils arrivèrent heureusement. Alexandrie eut enfin pour plus de quatre mois d'approvisionnements. Le moyen à employer était dès lors connu, et je pouvais être tranquille sur l'avenir.
Quels que fussent mes efforts, il y avait des chose s bien difficiles à faire: trouver de l'argent pour payer la solde des troupes; en trouver également pour payer les travaux des fortifications; réunir assez de bras pour terminer promptement ces travaux importants, indispensables pour assurer la conservation de cette ville, port unique de l'Égypte et immense dépôt de l'armée. On devait croire à une tentative prochaine de l'ennemi pour s'en emparer, et l'éloignement de l'armée empêchait de compter sur un secours prompt. Après avoir rassemblé tout ce qui aurait pu contribuer à la défense, en employant le dernier homme de la marine, on ne pouvait réunir plus de trois mille cinq cents combattants de toute espèce, de to ut âge; de bonnes fortifications étaient donc nécessaires pour donner à un si faible corps les moyens de défendre une place d'un aussi grand développement, pouvant être attaquée d'un jour à l'autre par des forces imposantes. Comme nos moyens financiers étaient très-incomplets et très-insuffisants, je me déterminai à employer de préférence l'argent dont je pouvais disposer aux travaux et aux hôpitaux, et à ne consacrer à la solde que ce qui ne serait pas indispensable à ces objets; mais les troupes souffraient, et un grand mécontentement en était la suite. On forma des projets de révolte, et j'en fus informé. On devait battre la générale pendant la nuit, s'emparer des hauteurs et exiger ce qu'il était bien loin de mes facultés de pouvoir accorder. Le pillage de la ville aurait été sans doute le résultat d'un pareil désordre; les Anglais , bientôt mêlés à ces événements, auraient proposé aux troupes de les ramener en Europe; et l'on ne peut sans effroi calculer les conséquences probables d'un pareil désordre: l'armée eût été perdue.
Je pourvus à tout en même temps. Le parti pris alors réussira toujours avec des Français dans les circonstances difficiles. J'en ap pelai au courage, à la générosité, au patriotisme des soldats; je fis, par un ordre du jour, le tableau de nos devoirs, de nos besoins, de nos moyens, et j'annonçai que, connaissant bien l'esprit des soldats, je ne doutais pas de leur empressement à m'aider à sortir de la position difficile où nous étions placés. Nous répondions à l'armée, à la France, de l'importante place d'Alexandrie, et chacun des individus de la garnison devait se consacrer à la construction des fortifications, que sans doute nous serions appelés à défendre plus tard. C'était aux officiers à donner l'exemple, et, moi le premier, avec mon état-major, je prendrais ma tâche. En conséquence, chaque matin, à la pointe du jour, les troupes devaient prendre les armes, se rendre, drapeau déployé, sur le terrain, et là on formerait les faisceaux et on travaillerait, les ateliers étant formés par chaque compagnie. La journée entière se passerait sur les travaux, et chaque soldat recevrait une ration de vin et une indemnité en argent pour son travail. Mon atelier, des plus actifs, donnait l'exemple; il en était de même de c eux des officiers. Ce mouvement patriotique se soutint constamment et sans murmure. Il en résulta trois choses extrêmement utiles: 1° les fortificati ons se firent comme par enchantement et à très-bon marché; 2° le mouvement des soldats et leur
séjour continuel au grand air furent favorables à leur santé, et les accidents de peste diminuèrent sensiblement; 3° enfin, les soldats fatigués, dormant la nuit, ne pouvaient pas comploter; et, quoique la solde ne fût pas payée, il n'en fut plus question. Je dirai même qu'aucun mécontentement ne se manifesta plus. Le coeur des soldats est élevé et noble; cette clas se d'hommes est accoutumée aux souffrances, et, lorsque des chefs estimés s'y associent de bonne foi et les partagent, ces chefs peuvent tout obtenir d'eux.
Ainsi, successivement, ma situation changeait. Nous étions bien approvisionnés, la santé des troupes s'améliorait, et la ville ouverte d'Alexandrie était transformée en une place forte.
Sur ces entrefaites, j'avais préparé une flottille pour porter à l'armée, en Syrie, un petit équipage de siége. Elle mit à la voile sous les ordres du contre-amiral Perrée, et fut prise sur la côte de Damiette. Cet événement changea toute la campagne et le sort de l'armée; car, à Saint-Jean-d'Acre, elle trouva le terme de ses succès; et elle a échoué faute d'avoir six pièces de gros calibre. Si Saint-Jean-d'Acre eût été pris, si Djezzar-Pacha eût péri, cette nombreuse population des montagnes de la Syrie qui professe la religion chrétienne se serait réunie à nous. Alors la conquête de cette province tout enti ère était assurée, et une révolution en Orient en eût été la conséquence. C'était au moins la pensée du général en chef, qui me l'a exprimée plusieurs fois depuis; et la hardiesse d'une semblable conception ne dépasse pas les limites des choses possibles. Cet éclat de l'Orient aurait réagi sur nos opérations, nous aurait grandis aux yeux des peuples, et nous serions apparus au monde avec la puissance du destin.
L'armée partit pour la Syrie forte de douze mille hommes environ; elle avait successivement pris El-Arich, Gaza, Jaffa, et ouvert la tranchée devant Saint-Jean-d'Acre. N'ayant pas eu le bonheur de faire cette campagne, je n'en raconterai pas les détails, d'autres s'en acquitteront mieux que moi; toutefois il m'est démontré que le siége de Saint-Jean-d'Acre aurait encore réussi, malgré la perte de l'artillerie de siége, si les opérations eussent été mieux conduites. On montra d'abord une confiance aveugle et beaucoup de légèreté; une division coupable, une lutte scandaleuse, s'établit entre l'artillerie et le génie, et il en résulta un mauvais emploi des faibles moyens auxquels on était réduit. Un premier échec changea tous les rapports moraux, encouragea les uns, abattit les autres; cependant les troupes montrèrent une constante valeur. À l'affaire du mont Thabor, le 17 avril, le grand vizir, à la tête de vingt mille hommes, fut battu et mis en fuite par moins de quatre mille hommes. Cette affaire sera bien comprise par les militaires qui ont combattu les Turcs. Il faut, pour vaincre les Orientaux en rase campagne, très-peu, mais d'excell entes troupes. Cela est assez vrai partout, il vaut mieux la qualité que la quantité; cependant dans notre Europe, comme on suit la même tactique, que les machines, dont l'effet est si grand, ont partout et entre toutes les mains à peu près la même valeur, il y a des proportions rigoureuses qu'il est sage de n e point dépasser pour conserver quelques chances de succès; mais, chez les Orientaux, c'est sans limites.
On a souvent reproché au général Bonaparte deux actions: l'empoisonnement de quelques pestiférés abandonnés lors de sa retrai te, et le massacre des
prisonniers faits à Jaffa. Je prends bien gratuitement la défense de ces deux actes, auxquels je suis complétement étranger; mais ils me paraissent si simples, que je me laisse entraîner par la conviction, dans l'espérance de les justifier. Des hommes animés d'une fausse philanthropie ont égaré l'opinion à cet égard. Si on réfléchit à ce qu'est la guerre et aux conséquences qu'elle entraîne, conséquences variables suivant le pays, les temps, les moeurs, les circonstances, on ne peut blâmer des actions qui, j 'ose le dire, ont été commandées par l'humanité et la raison: par l'humanité, car chacun de nous, placé dans la situation où étaient les pestiférés, ne pouvant être emportés, devant être abandonnés, au moment même, entre les mains de barbares qui devaient les faire mourir dans des tourments horribles; chacun de nous, dis-je, placé dans de pareilles circonstances, serait satisfait de finir quelques heures plus tôt, et d'échapper à de pareils tourments; par la raison: car quels reproches n'aurait-on pas à faire à un général si, par un faux motif d'humanité envers ses ennemis, il compromettait le salut de son armée et la vie de ses soldats. En Europe, il y a des cartels d'échange; afin de ravoi r ses soldats prisonniers et leur sauver la vie, on a soin de ceux qu'on fait. Mais, avec des barbares qui massacrent, on n'a rien de mieux à faire que de tuer. Tout doit être réciproque à la guerre, et si, par un sentiment généreux, on n'agit pas toujours à la rigueur, il faut se borner aux circonstances qui n'offrent aucun inconvénient; or ici ce n'est pas le cas. Un général ne serait-il pas criminel de faire vivre des ennemis aux dépens de ses troupes manquant de pain, ou de rendre la liberté à ses prisonniers pour qu'ils viennent de nouveau combattre? Le premier devoir d'un général est de conserver ses troupes, après avoir assuré le succès de ses opérations; le sang d'un de ses soldats, aux yeux d'un général pénétré de ses devoirs et faisant son métier, vaut mieux que celui de mille ennemis, même désarmés. La guerre n'est pas un jeu d'enfants, et malheur aux vaincus!
Je ne puis donc comprendre comment des gens sensés ont pu faire de la conduite tenue en cette circonstance par le général Bonaparte l'objet d'une accusation. L'incendie du Palatinat sous Louis XIV est bien autre chose, et cependant, s'il était utile au but qu'on se proposa it, il était légitime. Il faut seulement s'attendre à la représaille, si les circo nstances en fournissent l'occasion, et voir si, par un calcul faux, on ne risque pas de perdre plus qu'on n'a gagné d'abord: voilà toute la règle de conduite dans une pareille affaire. Quant à ce qui se passa alors, et aux faits dont il est question, il ne peut pas y avoir deux opinions parmi les gens de guerre. Je suis aussi philanthrope qu'un autre, plus humain que beaucoup de gens, et je n'hésiterais pas à agir de la même manière en circonstance semblable.
Pendant que l'armée était encore occupée en Syrie, une insurrection, promptement réprimée, fit soulever toute la population du Bahiré. Voici à quelle occasion: un Africain, venu des côtes de Barbarie, parut tout à coup au milieu des Arabes de la frontière, s'annonçant comme envoyé par l'ange Elmodi et par Mahomet pour chasser les Français d'Égypte; il sava it escamoter, et particulièrement avait le don de paraître tirer du feu de sa barbe. Un prodige semblable suffit pour donner crédit à cette mission céleste; aussi toute la population de Bahiré se souleva. Les habitants de D amanhour, la capitale, tombèrent à l'improviste sur une faible garnison de soixante Français: un poste fortifié devait leur servir d'asile; mais ces soldats, surpris, furent presque tous égorgés. L'envoyé, après ce succès, crut tout possi ble. Tout ce qui pouvait
combattre, au nombre d'environ vingt-cinq mille hommes, dont trois mille à cheval, se réunit à lui; quatre ou cinq cents seulement avaient des fusils. À la première nouvelle, je fis partir un détachement de la garnison d'Alexandrie, fort de quatre cents hommes et de deux pièces de canon; et, en même temps, le colonel Lefèvre, commandant la province et résidant à Ramanieh, marcha, de son côté, avec pareille force et quatre pièces de c anon. Les insurgés se jetèrent sur lui, mais sans pouvoir lui faire aucun mal. Ses quatre cents hommes, formés en carré, reçurent l'attaque de ces malheureux, qui vinrent isolément et successivement se faire tuer: ainsi qu atre cents hommes se battaient toujours, pour ainsi dire, contre un seul ou un très-petit nombre. L'envoyé, pour donner du courage à ses troupes, avait annoncé qu'il pouvait être tué, mais pas blessé; il aurait dû dire le contraire. Constamment à la tête des révoltés, ceux-ci ne se rebutèrent pas; mais, une balle l'ayant frappé au bras, et sa prédiction se trouvant ainsi démentie, tout se débanda, après avoir eu plus de deux mille hommes tués ou blessés. En se retirant, ils mirent le feu aux moissons au vent de la colonne française, qui c ourut les plus grands dangers. S'éloignant constamment de l'incendie, ell e allait en être atteinte, quand un champ d'oignons lui servit d'asile et la sauva. Il appartient donc aux oignons d'Égypte d'avoir, dans tous les siècles, de la célébrité! L'ordre et l'obéissance se rétablirent dans la province, et ne furent plus troublés.
Le retour des chaleurs et d'une rosée abondante avait rendu les accidents de peste beaucoup plus rares, mais l'hiver nous avait coûté beaucoup de monde. Le relevé des hôpitaux nous donna une perte totale de dix-sept cents hommes morts: c'était à peu près le tiers des Français réunis à Alexandrie. Dans l'okel de France, mon habitation, il mourut onze personnes. Avant de quitter ce triste sujet de la peste, je veux citer un fait curieux pour l'histoire de cette maladie. La ville de Damanhour, dont la population, de vingt-ci nq mille âmes, est entièrement composée de cultivateurs, n'a jamais été soumise à son action. Les habitants de cette ville communiquent librement et impunément avec Alexandrie; dans tous les temps ils viennent y chercher les étoffes dont ils ont besoin, et jamais cette maladie funeste ne les accompagne à leur retour. À l'époque où cette maladie faisait le plus de ravages, je m'étais mis en route pour faire une inspection à Damanhour, et j'avais p ris pour escorte une compagnie de carabiniers de la quatrième légère. À quatre lieues d'Alexandrie, deux carabiniers furent attaqués de la peste. Pour les renvoyer à Alexandrie, il leur fallait une escorte, et je n'avais avec moi que le strict nécessaire; je pris le parti de les faire transporter à ma suite. Arrivé à Damanhour, et, faute d'hôpital, on les plaça dans une mosquée; on leur donna du pain et de l'eau; aucun autre secours ne put leur être administré, et, en huit jours, ils se trouvèrent guéris. Il est évident, d'après cela, que si, comme on ne peut pas en douter, cette maladie est éminemment contagieuse, l'air cependant joue un grand rôle dans ses conséquences, dans son intensité, sa propagation et sa durée.
J'ai fait le tableau des difficultés résultant pour moi, pendant tout l'hiver, du commandement d'Alexandrie: elles furent encore augmentées par un conflit de pouvoirs entre moi et le général Dugua. L'administration d'Alexandrie avait été déclarée indépendante à l'époque du départ du général en chef pour la Syrie: on m'avait doté d'un territoire dont les revenus m' étaient entièrement consacrés, et on m'avait laissé le maître d'en ordonner l'emploi; mais le général Dugua, commandant au Caire, son ordonnateur, son payeur, etc., le trouvèrent
mauvais, et se mirent en mesure de me contrarier. Il fallut toute ma force de volonté pour résister; si j'avais cédé, tout était dit à Alexandrie: tous les services tombaient à la fois. Ces obstacles d'une n ouvelle nature me contrarièrent beaucoup, car je ne connais rien de plus décourageant au monde que de rencontrer des embarras là où l'on devrait trouver des secours; et cette circonstance se renouvelle sans cesse dans la vie publique.
Enfin le général Bonaparte, après une campagne de cinq mois très-pénible, mais très-glorieuse, ramena l'armée en Égypte. Chaque pas avait été marqué par des actions héroïques et des souffrances inouïes; excepté à Saint-Jean-d'Acre, où nos armes avaient échoué, partout ailleurs elles avaient triomphé. Des combats si multipliés, des marches si pénibles, une peste opiniâtre, avaient beaucoup affaibli l'armée; réduite d'un tiers, elle ne comptait pas huit mille combattants à son retour. Des généraux distingués avaient péri, entre autres Caffarelli-Dufalgua. Ce général avait déjà perdu une jambe à l'armée de Sambre-et-Meuse, et n'en avait pas moins d'activité. Un esprit supérieur, une instruction variée et étendue, un coeur droit, lui donnaient un caractère antique; rempli de bonté, il chérissait la jeunesse. Ce fut une grande perte pour l'armée, pour ses amis et pour la France. Une blessure au bras, à l'articulation, rendit l'amputation nécessaire, et il mourut peu après. C'est lui qui, après la reddition de Malte, et après avoir fait, en sa qualité de commandant du génie de l'armée, le tour de la place et l'inspection des fortificati ons, dit ce mot remarquable: «Nous avons été bien heureux de trouver ici quelqu'un pour ouvrir la porte, sans cela je ne sais pas comment nous y serions entrés.»
Le général de division Bon, sous les ordres duquel j'avais servi, fut tué. Très-brave homme, sa perte cependant était médiocre. Un aide de camp, placé par moi près du général en chef en Italie, officier dis tingué, Croisier, périt également. Duroc fut blessé. Lannes fut regardé comme mort, après un coup de feu reçu à la tête. Ses os avaient la singulière propriété de ne pas être rompus par le choc des balles; elles s'aplatissaient, et, dans leur mouvement, contournaient l'os qu'elles avaient atteint. Une balle l'avait frappé auprès de la tempe; après avoir fait un long trajet, elle était venue se loger au-dessus de la partie du crâne, où est placé le cervelet; un coup de bistouri la fit sortir, et il fut guéri.
Il arriva à ce siége de Saint-Jean d'Acre un événem ent très-touchant. Un homme d'une bonne maison, Mailly de Chateaurenaud, servait à l'état-major de l'armée. Chargé du commandement de vingt-cinq hommes choisis pour être placés en tête des troupes lors du premier assaut, il avait parfaitement reconnu la brèche, et savait qu'elle n'était pas praticable ; mais le général en chef, impatient, désirait l'assaut, et se persuada à tort qu'on pouvait réussir. Les courtisans le soutenaient dans son opinion, et les courtisans, à l'armée, flattent les opinions et les caprices du chef, tout comme à la cour, et ces courtisans-là sont pires que les autres, car c'est le sang des soldats qui paye leur infamie; pour le leur, ils savent en être avares. Toutefois Mailly raisonna froidement sur sa fin prochaine, et donna rendez-vous dans l'autre monde à ses camarades, sans montrer la plus légère faiblesse. Il connaissait le sort qui lui était réservé, n'en marcha pas moins avec la plus grande résolution, et fut tué; mais cette mort eut quelque chose de remarquable et d'extraord inaire par une circonstance singulière. Un de ses frères, jeune homme fort distingué, avait
voyagé en Asie avec M. Beauchamp, dans l'intérêt des sciences, et se trouvait alors prisonnier de Djezzar-Pacha. Eh bien, le jour même où le nôtre était tué, l'autre était mis dans un sac et jeté à la mer. Les vagues le jetèrent sur le rivage, tandis qu'on rapportait dans la tranchée le corps de son malheureux frère. Étrange destinée de deux frères, tendrement unis, suivant des carrières différentes! Ils semblaient s'être donné rendez-vous pour mourir ensemble, loin de leur patrie, le même jour, sur une terre barbare.
J'ai parlé de ces courtisans d'armée à l'occasion du premier assaut de Saint-Jean-d'Acre. Ils me fournissent l'occasion de répéter un mot spirituel de Kléber, où, dans cette circonstance, il donna avec finesse et modération une leçon au général en chef; mais celui-ci n'en profita pas. Le général Bonaparte cherchait des approbateurs de cette disposition intempestive qui ordonnait de monter à l'assaut. La brèche prétendue consistait en un trou de quelques pieds de diamètre, fait dans un mur non terrassé; mais ce trou n'arrivait pas jusqu'à la terre, et il y avait encore six pieds de mur jusqu'au fond du fossé. Les gens qui poussaient à l'assaut, et qui ne devaient pas y monter, avaient reconnu fort superficiellement les localités; ils répétaient, à l'imitation du général en chef: «Certainement la brèche est praticable.» Kléber était présent, et son silence paraissait désapprobateur. Le général en chef provo qua son opinion dans l'espérance de la trouver favorable, et celui-ci ré pondit: «Sans doute, mon général, la brèche est praticable, un chat pourrait bien y passer.» Cette phrase ne fait-elle pas image, et ne voit-on pas un chat s auter du parquet d'une chambre sur la fenêtre? L'assaut, exécuté, eut le résultat le plus funeste.
L'armée revint au Caire dans les premiers jours de juin. J'en fus fort aise, car son retour m'assurait les secours qui m'étaient nécessaires. Malgré l'urgence de mes besoins, le général en chef ne se hâta pas d 'y pourvoir; faute de troupes, la province du Bahiré, ayant été constamment occupée et parcourue par les Arabes, n'avait à peu près rien payé.
La paix faite avec deux tribus, ainsi que je l'ai d it, celle des Frates et des Anadis, m'avait cependant été assez profitable. Elles résidaient habituellement sur la frontière de Bahiré, et étaient autorisées à jouir de quelques pâturages: j'avais près de moi le cheik Mosbach pour leur transmettre mes ordres. Ces Arabes fournissaient quelquefois des escortes à des officiers ou à des transports; mais ces deux tribus n'avaient à elles deux que mille combattants, et nous avions à redouter deux autres tribus, leurs ennemies, et beaucoup plus puissantes, celle des Ouladalis, pouvant mettre plu s de mille hommes à cheval, dont la station habituelle est sur la côte de Barbarie, et celle des Guiates, qui réside ordinairement dans le Saïd. Le général Dugua avait négocié avec celle-ci, mais sans avoir obtenu rien de durable. Les deux premières, dont j'avais reçu des otages, nous furen t utiles et combinèrent quelquefois leurs opérations avec nos troupes. Je leur avais distribué, pour être reconnues, cinquante petits drapeaux tricolores, do nt chacun de leurs détachements était porteur: leurs avis étaient fort exacts. Cependant tout cela était insuffisant pour assurer la jouissance des re ssources de la province. Enfin, après beaucoup de lettres et d'instances, le général en chef envoya Murat et Destains dans le Bahiré, avec trois cents chevaux et cinq à six cents hommes d'infanterie, pour balayer tout le pays et rejeter dans le désert les Arabes ennemis. Plus tard arriva le corps des dromadaires, qui rendit les plus
éminents services: six cents hommes, montés sur six cents chameaux, le composaient. Chaque soldat étant pourvu de munitions et de vivres pour lui et sa monture, le tout pour une semaine, des excursions de plusieurs jours dans le désert devinrent faciles. Quand ce corps avait j oint l'ennemi, les soldats combattaient à pied. Jamais troupe n'a été plus appropriée aux circonstances et aux localités et n'a rendu de plus grands services: elle seule a pu contenir les Arabes. L'unique inconvénient de ce genre de service était de détruire la santé des soldats: presque tous ont été, à la longue, attaqués de maladies de poitrine.
Le général en chef, occupé des soins de l'administration et de la réorganisation de l'armée, en fut bientôt distrait par l'ennemi: tout à coup il fallut de nouveau courir aux armes. Le 23 messidor (12 juillet), une flotte turque de soixante-dix voiles parut avec le jour devant Alexandrie; après avoir reconnu la ville, elle longea la côte et se porta sur Aboukir. Je ne perdis pas un instant pour envoyer au fort d'Aboukir cent hommes de renfort, nécessaires à sa défense; et, comme la redoute et le fort étaient bien armés, je crus p ouvoir compter sur leur résistance.
Un chef de bataillon, nommé Godart, en avait le commandement. Tous les postes de la garnison d'Alexandrie furent relevés p ar des hommes de la marine, afin de rendre disponibles les troupes de ligne et de pouvoir les porter là où il serait nécessaire. Les quatre bataillons de la garnison formaient une force de mille hommes, officiers compris. J'écrivis six lettres successivement pour rappeler à moi le général Destains, occupé, à la tête d'une colonne mobile, à lever des contributions dans le Bahiré, et j'attendis les événements. Le soir, une autre flotte de vingt-huit bâtiments fit son atterrage à l'ouest d'Alexandrie, vint sur la ville, et continua son mouvement sur Aboukir. Tous les calculs et les apparences faisaient monter environ à quinze mille hommes les forces de l'armée à bord. Je ne pouvais, dans la circonstance, aller à Aboukir, pour défendre la côte, avec plus de mille hommes; et encore je ne laissais à Alexandrie que des troupes sans organisation, composées presque en totalité de vieillards ou d'estropiés, tout ce qu'il y avait de valide sur la flotte et appartenant à tous les pays ayant été depuis longtemps envoyé au Caire et incorporé dans l'armée. M'éloigner dans la circonstance, avec tout ce que j'avais de bon, eût donc compromis la place, et j'a ttendis l'arrivée du détachement du général Destains pour me mettre en mouvement: elle eut lieu le 26 messidor (15 juillet), à dix heures du soir. Le lendemain 27 (16), à deux heures du matin, j'étais en marche. À une lieue d'A lexandrie, je reçus une dépêche du commandant Godart, m'annonçant que toute l'armée ennemie avait opéré un débarquement et occupait la montagne de sable et les positions en face de la redoute. Avec moins de douze cents hommes, je ne pouvais pas livrer bataille à l'armée turque, et, puisque le dé barquement était opéré, je devais attendre une augmentation de forces ou que l'ennemi eût commencé le siége du fort d'Aboukir. Je rentrai donc à Alexandrie, toujours en mesure d'agir suivant les circonstances. J'écrivais trois fois par jour au général en chef pour lui rendre compte de notre situation et lui donner des nouvelles de l'ennemi.
Le 27, j'entendis un grand bruit de mousqueterie et de canon: le feu de mousqueterie fut court, celui du canon se prolongea davantage; une attaque me parut avoir été tentée et repoussée. Le fort et la redoute avaient trois cents
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