UN « SOUVENIR DANS L ÂME » Le personnage balzacien
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UN « SOUVENIR DANS L'ÂME » Le personnage balzacien, entre complication et héroïsation Jacques-David Ebguy P.U.F. | L'Année balzacienne 2005/1 - n° 6 pages 7 à 35 ISSN ...

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UN « SOUVENIR DANS L'ÂME » Le personnage balzacien, entre complication et héroïsation Jacques-David Ebguy  P.U.F. |L'Année balzacienne  2005/1 - n° 6 pages 7 à 35  ISSN 0084-6473
Article disponible en ligne à l'adresse: --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-l-annee-balzacienne-2005-1-page-7.htm --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Pour citer cet article : --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Ebguy Jacques-David , « Un « Souvenir dans l'âme » » Le personnage balzacien, entre complication et héroïsation, L'Année balzacienne 7-35. p. n° 6,, 2005/1 : 10.3917/balz.006.0007 DOI --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
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U N « S O U V E N I R D A N S L ’ Â M E » L e p e r s o n n a g e b a l z a c i e n , e n t r e c o m p l i c a t i o n e t h é r o ï s a t i o n
Longtemps l’œuvre de Balzac a porté comme un stigmate les jugements peu amènes et rapides portés sur ses personnages par Alain Robbe-Grillet, qui évoquait avec ironie ceux qui considèrent qu’ « écrire des romans ne peut plus [...] être que cela : ajouter quelques figures modernes à la galerie de por-traits que constitue notre histoire littéraire »1. Payant au prix fort sa volonté de « faire concurrence à l’état civil », l’auteur deLa Comédie humainese voyait accusé de réduire le roman à une présentation de personnages, caractérisés par leurs attri-buts stables, par la permanence d’une identité sociale et psy-chologique. Ces personnages ne susciteraient dès lors qu’une émotion stéréotypée, liée à un effet de reconnaissance. Certes, depuis les années 1960, ces attaques ont fait long feu. La critique balzacienne a mis en évidence que, dansLa Comédie humaine,le personnage romanesque est au cœur d’un processus de composition : celui qui permet le passage de l’ensemble de représentations, discours et mœurs sociales qui dessinent le visage d’une époque, à la forme romanesque qui en est la vivante expression, la transposition sous la forme d’un récit, déroulé dans le temps et centré autour d’événements2.
1. Alain Robbe-Grillet,Pour un nouveau roman,Paris, Éd. de Minuit, 1961, p. 27. 2. Le schéma par lequel Lukács (voir Georg Lukács,Balzac et le réalisme français,Paris, La Découverte « Poche », 1999, p. 8-12), dont on mettra entre parenthèses les jugements de valeur, résume l’histoire du roman moderne, peut ici se révéler opératoire. Le théoricien hongrois oppose en effet le réalisme sorte de troisième voie dont Balzac serait le plus éclatant représentant – au L’Année balzacienne 2005
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Les moyens dont use l’auteur deLa Comédie humainepour « composer » ses personnages sont cependant à rattacher à la question centrale de la possibilité de représenter le social, re des différences dans l’univers scoecsita-là-ednirveoideedfauirneifoarpmpaisraatîiton.Écrireunromanconsisteen effet dans sa perspective à prendre acte d’une certaine configu -ration de l’époque – la répartition des forces, des identités, des paroles, les manières d’être, de dire, les savoirs en circulation – tout en essayant derépondre àcette configuration par une œuvre qui, par son sens ou sa puissance imaginaire, transfigurera et même rachètera l’époque3. Or dans le système de représenta -tion balzacien, la peinture du personnage, en raison même de cette configuration, est rendue problématique. Inquiétude politique et inquiétude esthétique4se rejoignent.
naturalisme, art de la moyenne dans lequel les personnages auraient perdu toute individualité, et à une certaine tendance du roman moderne (qu’il appelle le « psychologisme »,ibid.,p. 9) dont l’attention à ce qu’il y a de plus profondé-ment individuel a pour conséquence la décomposition, l’éclatement, voire la destruction totale du personnage. Les nouvelles méthodes d’élaboration, de composition utilisées après Balzac – donner abondamment la parole aux per-sonnages, rendre leurs sentiments, leurs perceptions par fragments, comme ils arrivent dans la conscience, recourir à la sous-conversation – tendraient à remettre en question la plénitude du personnage. 3. Voir sur ce point la « Note » qui conclut la première édition deLa Fille aux yeux d’or: « La société moderne, en nivelant toutes les conditions, en éclai-rant tout, a supprimé le comique et le tragique. L’historien des mœurs est obligé comme ici d’aller prendre, là où ils sont, les faits engendrés par la même passion, mais arrivés à plusieurs sujets, et de les coudre ensemble pour obtenir un drame complet » (Pl.,t. V, p. 1112). Les références des citations extraites deLa Comédie humaineseront inscrites dans le corps du texte. Elles renvoient au texte de l’édition de la Pléiade en indiquant successivement le titre de l’œuvre citée, le numéro en chiffres romains du volume où elle figure et la page de la citation. 4. Si la définition sociale de l’individu subit une modification, le système d’invention du personnage en son entier – sa méthode, sa finalité – est à revoir. Un univers de signes idéalement transparent associerait un lieu – une région de la France, un espace sensible caractéristique – une profession – une classe sociale plus globalement – et un costume, un mode d’être par lesquels l’indi -vidu manifeste son appartenance. Désormais l’individu ne peut plus être com -istin -gpruiasiesnutrsciefomrtoedmee:nt«leCshcalqasuseesjoduerlaasvouciséteépeetrdqrueecceesrtnaiunanÉcveêsqquueidjeadiCsadmbray [sic]voulait numéroter dans son utopie par des bandes brunes ou rouges [...]. » Alex Lascar a reconnu dans ces lignes tirées du premier état deGloire et malheur (Pl.,t. I, p. 1180) une allusion précise au dixième livre, t. II, desAventures de Télémaquede Fénelon (« La première ébauche deLa Maison du chat-qui-pelote», AB 1988,p. 90).
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« Comment rendre intelligible l’obscurité contemporaine de ce qui a été nivelé ? »5: telle serait, selon Stéphane Vachon, la question que se pose Balzac. Le cauchemar de la modernité serait en effet de proposer un monde plat, dépourvu de sens et donc de tout potentiel esthétique. L’image de l’habit noir dont seraient vêtus les Français, qu’on retrouve dans les « Complaintes satiriques sur les mœurs du temps présent »6ou encore dansLa Femme de trente ans7, maté-rialise l’impossibilité de distinguer, de voir, caractéristique de la société postrévolutionnaire. Le glas de la représentation serait ainsi sonné. Encore ne suffit-il pas de poser le problème, comme le fait Stéphane Vachon, en termes d’intelligibilité. Le sens est d’abord chez Balzac ce qui ressort, ce qui se détache du fond, qui existe et se « voit ». Réciproquement, le saillant n’est pas seulement ce qui fait sens, qui exprime quelque chose, mais aussi ce qui attire le regard, ce qui peut affecter. En un sens, chez Balzac, le lisible et l’esthétique se confondent. Pour le dire autrement et de manière quelque peu lapidaire, le sens, c’est la différence, et la différence est la condition de la beauté8. C’est du moins ce qu’il semble indispensable de prendre en compte lorsq ’ isage la création des person-u on env nages. Il n’est qu’à lire les inquiétudes formulées par Balzac. La crainte de l’effacement des distances est crainte de la perte des contrastes, des oppositions qui rendent la représentation possible. Elle est la crainte de la suppression des émotions, tra -giques ou comiques, qui supposent des heurts entre réalités différenciées. Qu’on pense aux tourments exprimés dans la préface de la première édition deSplendeurs et misères des courti -sanes -: « L’aplatissement, l’effacement de nos mœurs va crois
5. Stéphane Vachon, « Balzac théoricien du roman » (Balzac, Écrits sur le roman,Paris, Livre de Poche, 2000, p. 103). 6.OD,t. II, p. 739. 7. Charles de Vandenesse exprime ainsi ses regrets : « Les rangs, les esprits, les fortunes ont été nivelés, et nous avons tous pris l’habit noir comme pour nous mettre en deuil de la France morte » (II, 1123). 8. Le terme « étude » très souvent utilisé par Balzac pour évoquer son tra -vail relève à la fois du vocabulaire de la peinture, de l’esthétique et du vocabu -laire scientifique de l’analyse.
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sant. Il y a dix ans, l’auteur de ce livre écrivait qu’il n’y avait plus que des nuances ; mais aujourd’hui les nuances disparais -sent. [...]La littérature actuelle manque de contrastes, et il n’y a pas de contrastes possibles sans distances.Les distances se suppriment de jour en jour » (VI, 425)9. Ainsi la menace est-elle double : celle d’un univers illisible parce que tout y est mélangé, enchevêtré, parce que les diffé -rences ne peuvent plus être fondées en nature ; celle d’un univers illisible, parce que réduit à une surface plane et plate, sans distances qui feraient naître des oppositions et des diffé -rences10problème qui hante l’œuvre de Balzac. Tel est le  : « Creuser [...] des différenciations dans la surface d’un monde indifférencié », selon la formule d’Anne Herschberg-Pierrot11. C’est à la manière dont Balzac, dans son travail d’inven-tion de personnages, « creuse des différenciations » et s’efforce
d’Une9f.illNouÈsvseonsnlugioalsnadessapcazla,Bonaçefêmamel.Ddunregretrpfécaeretouesqssdeiéocledesbadecntipeeculétàsi e d’ d’une disparition du comique : « Les sociétés n’ont plus rien de pittoresque : il n’y a plus ni costumes, ni bannières ; il n’y a plus rien à conquérir, le champ social est à tous. Il n’y a plus d’originalité que dans les professions, de comique que dans les habitudes » (II, 263). Davin déjà s’était plaint de ce que ces s accompagn lcounmiifqouremiettéddeestraagpipqaureen»(«Introductionâ»taduxunÉe disparition desu« cXaIuXseessiècdlee, tudes de mœurs a I, 1153), et d’un effacement des « types »(ibid.),soit des fondements même de l’esthétique balzacienne. 10. D’un point de vue esthétique, la prise en compte du nécessaire chan -gement de paradigme configuratif est parfois ressentie négativement : « Autre -fois tout était en saillie, aujourd’hui tout est en creux. L’art a changé », écrit notamment Félix Davin (« Introduction » auxÉtudes de mœurs auXIXesiècle,I, 1154). La représentation romanesque du personnage peut alors être quête de la plus petite différence, par la méthode du déchiffrement : son domaine serait alors celui des nuances et des détails. Félix Davin est ainsi fondé à opposer le romancier historique qui recueille les figures du passé aux « existences définies et pleines de relief », dont les mœurs sont visibles et lisibles, à l’historien du présent dont la tâche est beaucoup plus difficile. Il s’agit en effet pour lui de « faire ressortir les imperceptibles différences de nos habitations et de nos inté -rieurs, auxquels la mode, l’égalité des fortunes, le ton de l’époque tendent à donner la même physionomie »(ibid.). SEDE1Sierrot,«chberg-PnAeneHsr.18,99,1suA.21.perdalisentaPrés»detionBecltlaazelÉd,usseeyetdParis, sse de Davin aux lecteurs dest mœurs au XIXesièclemarque-t-elle bien l’enjeu principal de l’œuvre : cette Relisez « œuvre kaléidoscopique, vous n’y trouverez ni deux robes pareilles, ni deux têtes semblables » (« Introduction » citée, p. 1157). Voir également les lamenta -tions de Charles de Vandenesse dansLa Femme de trente ans(II, 1122-1123).
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de mettre en relief une figure que nous voudrions ici nous intéresser. Pour la clarté de la démonstration, nous nous appuierons essentiellement sur l’exemple duColonel Chabert: les transformations qu a connues cette œuvre, d’abord inti -tuléeLa Transactionen 1832, puisLa Comtesse à deux maris en 1835, avant de trouver en 1844 son titre définitif, ont en effet placé au centre du texte un personnage, qui dès lors donne son nom à la nouvelle. Si nous avons choisi de nous cantonner à un personnage central, c’est parce que la conception balzacienne de la repré -sentation comme mise en évidence du saillant suppose une opposition entre personnages situés au premier plan et per -sonnages secondaires ou à l’arrière-plan. Rappelons la phrase par laquelle, en 1842, le romancier évoque ce qu’il a accom-pli : « Ce n’était pas une petite tâche que de peindre les deux ou trois millefigures saillantesd’une époque [...]. »12Dans le discours de Balzac ou dans celui de Davin, la distinction personnage saillant / personnage moins important revient comme un leitmotiv13. Pour qu’un protagoniste accède au rang de héros, au sens le plus neutre du terme, il faut qu’il soit mis en relief, il lui faut être un « caractère saillant »14. Peut-être le « héros », le personnage singulier, est-il chez Balzac « nécessaire à la fable »15...
12. « Avant-propos » deLa Comédie humaine(I, 18). C’est nous qui soulignons. 13. Nous ne citerons que quelques exemples. Il est question – toujours dans l’ « Avant-propos » – de « bien des figures du second plan, qui pour être moins en relief » que celles qui ont été évoquées précédemment, peuvent inté -resser le lecteur (I, 17-18). Félix Davin parle pour sa part dans son « Introduc -tion », à propos d’une série de scènes, d’ « héroïques figures » (I, p. 1150). Dans la Préface d’Illusions perdues(1reéd. 1837, V, 110), c’est l’expression « personna -ges éminents d’une époque » qui est utilisée : Balzac, encore bien loin du compte, avait alors chiffré à mille le nombre de ses personnages ! Citons pour finir la définition que donne le romancier de l’objet global de sa représenta -tion : « Une génération est un drame à quatre ou cinq mille personnages sail -lants » (« Lettre à Hyppolite[sic]Castille, l’un des rédacteurs deLa Semaine», dansÉcrits sur le roman, op. cit.,p. 314). 14. Voir la lettre à Mme Hanska du 16 mai 1836 (LHB,t. I, p. 319). 15. On se souvient que le formaliste russe Tomachevski écrivait : « Le héros n’est guère nécessaire à la fable. La fable comme système de motifs peut entièrement se passer du héros et de ses traits caractéristiques. Le héros résulte de la transformation du matériau en sujet et représente d’une part, un moyen
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On distinguera, pour schématiser, deux manières de remettre en cause la représentation traditionnelle et de créer des personnages « saillants ». Nous étudierons d’abord les pro -cédures decomplications -de la figure, alors difficilement saisis sable, échappant à une appréhension immédiate16. Nous nous intéresserons ensuite à lasingularisationdu personnage qui en fait une figure à part, rendant lisibles les lignes de force qui traversent le champ social et moral, en nous demandant si l’on peut pour autant parler de figure « héroïque ».
Le personnage « compliqué » Contrairement à ce qu’une certaine doxa critique a pu longtemps affirmer, l’identité des personnages balzaciens « importants » est rarement donnée d’emblée. Le romancier part en effet de l’opacité et de la confusion des signes pour construire ses figures. Comme dans certains textes plus « modernes », la correspondance immédiate entre le signifié abstrait – le caractère, la nature du personnage – et le signi-fiant sensible – l’apparence physique et le décor du person-nage – est défaite ou, tout au moins, devient problématique. Ce refus de donner à connaître immédiatement le personnage peut même aller jusqu’à la présentation de figures insondables, illisibles. Il n’y a plus manifestation de l’essence, mais une « sorte de repli d’essence »17 -. Jean-Pierre Richard a bien ana lysé la qualité de ces personnages comme enfermés sur eux-mêmes, n’émettant aucune lumière et par suite aucun signe.
d’enchaînement des motifs et d’autre part, une motivation personnifiée du lien entre les motifs » (Boris Tomachevski, « Thématique », dansThéorie de la littéra-ture.formalistes russes réunis, présentés et traduits par TzvetanTextes des Todorov, Paris, Le Seuil, « Tel Quel », 1965, p. 296). 16. Contrairement à ce que pose le discours dominant sur Balzac, le tra -vail de composition du personnage ne consiste donc pas seulement à montrer, par une triple démarche, que la représentation est possible : rendresignifiantes l ensemble de ses déterminations, leparticularisersur le modèle d’un individu, rapporter ces particularités à descatégoriesplus générales, selon une logique ientif «sc17.iJqeuaen-»PdieerrlaecoRnicnhaaisrsda,nc«e.Corpsetdécorsbalzaciens»,Études sur le romantisme,Paris, Le Seuil, 1970, p. 29.
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Que la rétention renvoie à la nature même du personnage ou aux compétences insuffisantes de l’analyste, des exemples de ce phénomène abondent dans l’œuvre balzacienne18. À s’en tenir auColonel Chabert,on pourrait citer le début de l’évocation du personnage (III, 321), tout entière placée sous le signe de l’immobilité et de la mort. Le personnage semble ici opposer au regard déchiffreur de l’observateur Derville une pétrification absurde et non motivée. Son œil ouvert et pourtant obturé n’est plus le reflet de l âme mais le « bou -clier » de l’âme, pourrait-on dire, ce qui en empêche le dévoilement. Le langage ne dit alors rien d’autre que : il y a du mystère, ce qui, tout à la fois, désigne et dissimule le per -sonnage évoqué. En termes esthétiques, l’effet de tremblé de sens pourrait être rapproché du clair-obscur pictural. Le « per-sonnage-mystère », à la différence du personnage énigma-tique, n’est alors plus une figure quiades secrets (que le déroulement du récit doit permettre de découvrir), mais un personnage quiestun secret. Dans cette optique, le personnage « important » serait celui dont le déchiffrement est différé ou empêché. Si les différences ne se voient plus, s’il ne suffit plus de décrire le costume d’un personnage ou d en donner le nom pour en faire saisir la psy-chologie et la position sociale, le romancier peut certes recou-rir à la psychologie ou édifier des règles de construction, des principes de liaison. Mais il peut également exhiber l’impos-sibilité de la catégorisation toujours recherchée des personna -ges, puisq ’ d conséquences de l’effacement progressif u une es des différences est qu’apparences et identités sociales sedécollent les unes des autres. Dès lors, les déductions apparemment logi -ques de certains observateurs portant sur l’identité sociale d’un personnage restent prisonnières de représentations passées ou trop superficielles. Ainsi un clerc, au début duColonel Chabert, s’autorise-t-il de la conduite de Chabert, timide et muet, peu
18. Qu’on pense par exemple au portrait de Mme de Cadignan dansLes Secrets de la princesse de Cadignan: « Il était impossible au physionomiste le plus habile d’imaginer des calculs et de la décision sous cette inouïe délicatesse des traits. Il est des visages de femmes qui trompent la science et déroutent l’observateur par leur calme et leur finesse » (VI, 968).
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en rapport selon lui avec son rang et son nom supposés, pour lui dénier cette identité : « Si c’eût été le colonel Chabert, est-ce qu’il n’aurait pas chaussé le bout de son pied dans le posté -rieur de ce Simonnin quand il a fait le sourd ? » (III, 319). Chez Balzac, ce sont donc les mauvais lecteurs qui pensent en termes d’unité immédiate, de compatibilité entre les « manifestations » et l’état social du personnage. En fait, le romancier part de la difficulté à faire surgir les différences pour faire de l’identité de son personnage l’objet d’une (en)quête. Aussi peut-on opposer le paradigme scienti -fique de construction du personnage qui consiste à ordonner, rationaliser la multitude d’éléments signifiants sollicités, à ce modèleherméneutico-narratifqui part d’une absence de sens, fonde l’intrigue sur le don différé des éléments constitutifs du personnage. Ce dernier est davantage attendu que contemplé. L’identité n est alors plus donnée, maisconstruitepar le dérou-lement du texte. Le jeu sur la dénomination du personnage est peut-être la marque la plus évidente de cette volonté de Balzac de faire du personnage l’objet d’une interrogation. Avoir une identité, c est d’abord en effet avoir un nom19, et ce d’autant plus qu’au XIXesiècle ce nom demeure l’indice de l’appartenance à une classe. Sur cette question, le roman balzacien offre en fait un échantillonnage assez varié des manières de procéder20. Rete-nons que dansLe Colonel Chabert, œuvres autrescomme d balzaciennes21nom du personnage n’est donné qu’une fois, le
19. Pour Barthes, le nom propre est même ce qui fonde le personnage et par-delà le récit : « La personne n’est qu’une collection de sèmes [...]. Ce qui donne l’illusion que la somme est supplémentée d’un reste précieux (quelque chose commel’individualité) [...], c’est le Nom Propre, la différence remplie de sonpropre.nom propre permet à la personne d’exister en dehors des sèmes,Le dont cependant la somme la constitue entièrement [...]. On peut dire que le propre du récit n’est pas l’action, mais le personnage comme Nom Propre » (S/Z,Paris, Le Seuil, 1970, p. 196-197). 20. Sur ces différentes façons de procéder et sur l’évolution du roman sur cette question, voir Gérard Genette,Nouveau discours du récit,Paris, Le Seuil, 1983, p. 46. 21. Entre autres exemples,Une double famille, La Femme de trente ans (II, 1046),La Grenadière, Gobseck, Un début dans la vie(I, 757),La Vendetta (I, 1036 et 1044),Le Bal de Sceaux -pour le personnage de Maximilien de Lon gueville,La Boursepour les deux personnages féminins.
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qu il a été utilisé par un personnage (auparavant le narrateur utilise un simple pronom)22. Le personnage est présenté de manière générique et anonyme, non pas seulement pour créer ou constituer une référence et l’imposer au lecteur23, mais sur-tout pour créer un effet d’attente. Cette technique narrative est, plus fondamentalement, une manière de désigner l’identité du personnage, hors de tout arti -fice narratif, comme problématique. Nul hasard notamment que le début duColonel Chabertlaisse planer le doute assez lon -guement quant à l’identité de l’être qui se présente chez Der -ville : même après s’être désigné au cabinet de l avoué comme le colonel Chabert (III, 317), le « paradigme appellatif »24qui lui est associé ne décline que sa béance identitaire – il continue d’être désigné par « le bonhomme » (III, 317), « le vieillard » (III, 317, 320, 321), le « défiant solliciteur » (III, 320) ou, plus clairement encore, « le prétendu colonel Chabert »(ibid.)et « l’inconnu » (III, 322). La question du nom est en effet l’enjeu même d’une œuvre dont le protagoniste principal, confronté à une époque, une société nouvelles, ne parvient pas à trouver sa place ni simplement à reconquérir son identité. Chabert a beau se rattacher désespérément à son nom, il faut finalement, ironie suprême, substituer à ce signifiant vide, un nombre – « je ne suis plus un homme, je suis le numéro 164 » (III, 372). Dans ce processus de constitution du personnage, Balzac recourt d’ailleurs à ce qu’on pourrait appeler l’« ouverture dis-crète ». Les personnages sont certes décrits mais, lors de leur « entrée dans la fiction »25, seule leur apparence extérieure, en
22. C’est ce que Roland Harweg, empruntant ce terme à Pike, appelle un début « étique » (Pronomina und Textkonstitution,Munich, 1968, p. 152-166 et p. 317-323, citéinGérard Genette,op. cit.,p. 47). 23. Le pronom ainsi utilisé en ouverture est en effet un référentiel sans référence, un anaphorique sans antécédent. Sur ce point, voir la théorie de Joseph Backus (« He came into her line of vision walking backward. On-sequential Sequence-signals in Short Story Openings »,Language learning : A Journal of Applied Linguistics,15, 1965) telle que l’expose Gérard Genette (op. cit., p. 47). 24. Roland Le Huenen, Paul Perron, « Balzac et la représentation »,Poé-tique,no61, Paris, Le Seuil, 1985, p. 81. 25. Jean-Yves Tadié,Proust et le roman, 1971, Tel »,Paris, Gallimard, « p. 71.
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une présentation volontairement superficielle, est évoquée. C’est d’une double « absence » que témoigne alors le texte : absence de discours surplombantsurle personnage, absence de discoursdupersonnage. Le narrateur, détenteur du savoir, semble se retirer provisoirement du texte ; symétriquement, nous n’avons pas accès à la vie intérieure, à la psychologie ou à la perception du personnage au centre de l’attention. Le colonel Chabert est ainsi, jusqu’à ce qu’il prenne la parole et raconte l’histoire de sa vie à Derville, une image, une forme sans nom, une pure extériorité : appelé « notre vieux carrick » (III, 311) à la première ligne du texte, il est réduit, par méto -nymie, à son manteau. Le personnage saillant parce que compliqué apparaît donc d’abord chez Balzac comme celui quiappelle la question.Cette figure d’un autre type, faite de présence et d’absence, est construite sur un écart – entre la définition du personnage et son comportement, entre les différentes composantes du per-sonnage. D’un côté, les étapes du récit correspondent à l’évolution de la connaissance, de l’autre la dramatisation résulte du maintien des indéterminations. On pourrait évoquer d’autres manières de compliquer l’identité du personnage, notamment la façon dont Balzac s’attache parfois à « désubstantialiser » ses figures, en fragilisant les déterminations qui les constituent. Ainsi relativisée, l’identité du personnage ne peut plus être définie comme une substance, immuable, définie une fois pour toutes par un regard objectif. Ce serait le deuxième mode de la complica -tion. Nous nous attarderons plus longuement sur un troisième mode : le travail decomplexification. Ce travail consiste d’abord à diversifier toujours plus les biais par lesquels est abordé le personnage. Ce dernier est désigné par des termes contradictoires, défini par des détermi -nations qui s’opposent, au moins en apparence, et ne lui per -mettent pas de conquérir une tranquille homogénéité. Cons -titution n’est pas ici synonyme d’uniformisation. Balzac recourt par exemple au procédé des « observateurs hypothé -tiques ». DansLe Colonel Chabert,comme dans un passage bien connu deMadame Firmiani,sont ainsi exprimées, pour dépeindre le personnage central éponyme, les impressions de
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