Vincent Colonna, c est l histoire d un mot-récit, 2010 et PS de 2013
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Vincent Colonna, c'est l'histoire d'un mot-récit, 2010 et PS de 2013

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« C’est l’histoire d’un mot-récit » (2010) Vincent Colonna Le contexte de l'article ( par V.C., octobre 2013) : L'article est paru dans le recueil de Claude Burgelin, Isabelle Grell et Roger- Yves Roche (éditeurs), Autofiction(s), Colloque de Cerisy, Presses Universitaires de Lyon, 2010. A l'origine, c'est une communication orale présentée au colloque sur l'autofiction, qui s'est tenu en 2008, au centre culturel international Cerisy-La- Salle. Le but de cette intervention, un peu trop dense, était de déconstruire la thèse de Philippe Gasparini, dans Autofiction, une aventure du langage (Seuil, 2008), qui tente de soutenir que l'autofiction est l'effet d'une époque postfreudienne et poststructuraliste. En gros, Gasparini reprend et étoffe la théorie de Serge Doubrovsky qui, après avoir créé le terme "autofiction" exclusivement pour ses propres romans, s'est aperçu de l'intérêt d'étendre ce néologisme à toutes les formes mixtes de roman et d'autobiographie, qu'il appréhende comme autant de versions postmodernes de l'autobiographie (Philippe Lejeune l'avait conforté dans cette voie).

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Publié le 07 octobre 2013
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Langue Français

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                 l’histoire d’un motC est-récit » (2010) «          Vincent Colonna  Le contexte de l'article ( par V.C., octobre 2013) :  L'article est paru dans le recueil de Claude Burgelin, Isabelle Grell et Roger-
Yves Roche (éditeurs),is)ocnt(Cfoi,toAuleCeysirrP,essesoqdue
Universitaires de Lyon, 2010.
A l'origine, c'est une commun présentéeication orale au colloque sur
l'autofiction, qui s'est tenu en 2008, au centre culturel international Cerisy-La-
Salle.
 
Le but de cette intervention, un peu trop dense,étaitde déconstruire la thèse
dePhilippeGasparini,dansAutofiction,uneaventuredulangage(Seuil,
2008), qui tente de soutenir que l'autofiction est l'effetd'une époque
postfreudienne et poststructuraliste. En gros, Gasparini reprend et étoffela
théorie de Serge Doubrovsky qui, après avoir créé le terme "autofiction"
exclusivement pour ses propres romans, s'est aperçu de l'intérêt d'étendre ce
néologisme à toutes les formes mixtes de roman et d'autobiographie, qu'il
appréhende comme autant de versions postmodernes de l'autobiographie
(Philippe Lejeune l'avaitconfortédans cette voie).
Dans un livre antérieur, Autofiction & autres mythomanies litsreiaré(Tristram,
2004) j'avais montré que sous une apparente simplicité,le "genre" de ,
l'autofiction recelaitquatre dispositifs très différents :
-leromanautobiographique, où l'on réarrange sa vie et son nom propre,
dans des proportions très variables ; undispositif qui existede façon officielle
depuisl aeoNvuloïse Hélede Rousseau, et dont Doubrovsky est l'héritierqui
s'ignore, après Colette ou Céline. Ce projet peut parfois flirter avec
 
1
l'autobiographiestricte,commeRobbe-GrilletdanssoncycleRomanesques.
C'est aujourd'hui l'orientationla plus répanduede l'autofiction.
lafictionchamanique, où il s'agit d'explorer l'envers du monde, en se -
fabulant totalement ; une entreprisequi démarre dans l'Antiquité avec Lucien
de Samosate et se continue jusqu'au XX° siècle, avec Gombrowicz ou
Borges ;en intégrant le genre oublié du "voyage céleste" ;c'est la direction la
moins connue, la moins étudiée,la moins pratiquée, qu'elle est riche alors
d'émotionset d'idéesinédites.
-lamiseenabymedeà n, l'l'é loù, invariéccsir'sniia nrcvictioa fins st da
encore avecdepuis la simple citation, jusqu'à un rôledes ampleurs variables,
plus consistant, commece petit rôle qu'incarne,ruelntagePanslsadleiaRba
sous le nom d'Alcofribas. Cette orientationpourrait aussi se dénommer
également"métalepse d'auteur" ;elle a étépassablementdécrite quand la
réflexivité de l'écriture été à la mode, dans les décades 1970-80.
-lanarrrta-rancneioramnarrladanseur,evisurtninoitaudontiuprr'iloitaten
le modispositif où le narrateur se confond explicitement avecnde narré,
l'auteur, et ne cesse d'interférer avec le déroulement du récit, de le
commenter,des'enmoquer,etc.FieldingdansTomJonesestnaturellement
le grand exemple de ce dernier agencement ; mais Stendhal a en fait un
usage digne de la plus grande attention, comme l'a montré beau livre de un
Georges Blin.
Bien sûr, rien n'interdit les empiétements d'un type à l'autre.La complexité de
laRecherchede Proust, c'est qu'elle relève, à monsens, de ces quatre
dispositifs à la fois, car son"roman-monde"joue tantôt sur l'un tantôt sur
l'autre dispositif. Y en a-t-il un qui domine ?Bien sûr,.. mais pas de manière
simple. Car Proust maniede façon insistante, non pas un, mais deux
dispositifs : le roman autobiographique et la fiction chamanique, des
souvenirs personnels qu'il reconfigure et une enquête fabuleuse sur
l'armature de laréalité,comme le fera après lui Witold Gombrowicz. 2
L'avantage de cette typologie, de concerténonciative et contractuelle, c'est
de permettre une exploration historique et critique plus fine, de mieux situer
les entreprises des écrivains et des familles littéraires. Par exemple, cette
typologie oblige à relativiser l'originalité de l'autofictioncontemporaine. Sous
son aspect dominant (Doubrovsky, Angot, Ernaux etc), elle est une reprise du
bon vieux roman autobiographique, habillé d'un discours etd'arguments liés
aux avant-seconde moitié du XX° siècle (Nouveau Roman, Telgardes de la
Quel,factiondes Américainetc.).Cela n'enlève rien à sa valeur, là n'est pas
la question ; mais comme complexe générique, ce n'est pas unenouveauté;
Restif de la Bretonne, disciple de Rousseau, pratiquait la fiction de soi avec
les mêmes traits énonciatifsque Doubrovsky.
DanscetarticleC'estl'histoired'unmot-tciré,le titre est de l'éditeur,j'ai voulu
compliquer la vision simpliste que l'on a d'ordinaire de l'autofiction, ce qui
revenaità thèse de Gasparini de plusieurs façons :infirmer la
a) en rappelant que dire que l'autofictionrelève d'une époque postfreudienne
et poststructuraliste, c'est simplement affirmer qu'elle appartient à sontemps,
ce qui est une tautologie. Dans le domaine de la critiqueet des études
littéraires,à la différence d'autres disciplines, la description de faits
tautologiques n'est pas triviale ; elle enrichit notre connaissance d'un genre,
mais elle ne suffit pas à le cerner.
b) en complexifiant les facteurs historiques. On met souvent Freud en avant
pour expliquer la genèse du mentir-vrai indissociable de l'autofiction
autobiographique. Mais ce mentir-vrai est vieux comme le monde, Lucien
l'utilisait déjà. Pourquoi ne pas mettre en avant comme facteur historique,
l'apparition de la contraception, qui a permis la multiplication des écrivains
femmes, et un nouveau type de voix dans l'autobiographie fabulée (Angot,
Ernaux, etc.)? ou les géométries non-euclidiennes, qui ont porté un coup au
caractère absolu de nos repères conventionnelset inspiré des écrivains  3
comme PaulValéry? Ces éléments de civilisation me paraissent aussi
importants que Freud pour l'évolution de la littérature.Sans doute, l'enquête
sur le Moi doit beaucoupà la psychanalyse, mais il importe de ne pas
confondre cette enquête avec la mise en scène fabulée de soi qui est
beaucoup plus ancienne. Tout comme la rupture avec la vraisemblance dans
l'écriture personnelle, car le thème de "la vie est un songe" est des plus
traditionnels, remonte aux Stoïciens romains.
c) en complexifiant les facteurs formels et les contrats de lecture, car
Gasparini majore la forme de l'autofiction où un auteur se raconte à la
première personne, de façon réaliste et vraisemblable, tout en passant un
contrat fictionnel avec son lecteur. Ordans la littérature mondiale, ce
dispositifn'ariend'universel;biend'autresagencementssontimportants.Il
existe ainsi un genre majeur d'autofiction, quoique ancien, qui est totalement
invraisemblableet parfois n'utilise pas la première personne.C'est un versant
négligé de l'autofiction, celui du Voyage céleste (ou catabase). Un écrivain se
décrit visitant le Ciel et l'Enfer(ou des équivalents), en utilisant soit le JE, soit
un IL. Dans l'Antiquité et au Moyen-c'était un genre très important, quiâge,
du reste pouvait exister sansfictionnalisation de l'écrivain ; un genre
théologique, aussi bien que littéraire.Dante, trop souvent isolé de cette
tradition,ce qui le rend incompréhensible,en est un cas illustre ; comme des
auteurs arabes magnifiques, tels al Maari ou  dontIbn Chuhayd, il s'est peut-être inspiré (les historiens ne sont pas d'accord sur ce point), et quigagnent à
être fréquentés.
Ce genre du voyage céleste est stimulant car on y découvreà la foisque le
projet narcissique de se représenter dans une fiction est ancien, mais qu'il
peut obéirà une autre règleque celle d'explorer sa subjectivité: être au
centred'un miroir encyclopédique du monde (ou dans un coindu tableau).
 
 
4
             «C’est l’histoire d’un motrécit » -          Vincent Colonna  
 
 
 
 
À Philippe Gasparini
Voilà donc une guerre civile entre les noms, et chaque parti prétendra être seul légitime. Auquel donnerons-nous raison, et d’après quel principe ? Platon,Le Cratyle ou de la justesse des noms.  
C’est l’histoire d’un mot-récit, d’un mot riche d’aventures virtuelles, gros de narrations futures et de souvenirs oubliés, découvrant des espaces fabuleux, ressuscitant des généalogies
effacées.
L’Histoire, celle qui marche avec une grande hache, est pleine de ces mots-récits qui sont
son bruit et sa fureur, sa clarté et son progrès. Parfois, ce sont des noms d’humain, capables
d’embraser des foules, commeAbraham, «père d’une multitude», ouMuhammad, «l’homme des désirs de Dieu». D’autres fois, des noms de lieu, le mont deBethel, « Maison-de-Dieu », car Jacob
devait y voir l’échelle céleste ville; laMekka, d’une racine signifiant «qui presse, rend exsangue », car il fallait que La Mecque soit un lieu de pèlerinage immémorial. D’autres fois, ce
sont des noms d’événements parés de légendaire, laRévolution française,l’Hégire,t emenlnvèlEdes Sabines; des noms de choses invisibles mais ô combien puissantes, comme laSakîna, présence
divine des Hébreux et des Arabes; l’atomos indivisible, inventé par des Grecs d’Abdère et des
Indiens jaïnistes
Parmi tous ces mots-récits, il en est de moins populaires, de moins puissants, mais non
moins riches en songes et arabesques, en impulsions et en créations, pour ceux qui savent les
manipuler : les motscomédie,satire,roman, sans doute le motautofiction. Comme les précédents,
ces mots simples ou composés n’ont pas une configuration ordinaire; celui que Platon appellele
nomothète, le dieu des noms, s’est penché sur leurberceau pour en faire des instruments efficaces.
Si ce nom desatire répandu si largement, alors que son sens premier est «s’est mélange», c’est que quelque propriété dans sa dénomination, favorisait sa circulation, son usage et son enseignement.
Etait-ce la nature ou la convention qui générait cette rectitude ? Le termesatireexprimait-il quelque
chose d’essentiel dans la chose nommée ou n’était-il qu’une étiquette, mais particulièrement ductile pour l’usageCratyle et Varron, on en débat toujours et la question semble plus ouverte que? Depuis jamais.
 
5
Ne peut-on au moins discerner des règles de construction à respecter dans la création d’un mot-récit ? Le terme ne doit-il pas être bien formé et univoque, calqué sur des racines grecques ou
latines, selon la coutume des sciences de la nature ? Rien de moins sûr. Dans la cité savante elle-
même, on a accepté des vocables à la signification inadéquate commemicrobe ; et Littré s’inquiétait de la malformation de l’expressionscientifique, à qui il voulait substituersciental. Les termes satire, roman policier, roman d’aventure, comédie, science fiction,sont tous des mots plurivoques
et vagues ; le motpaih,eaobutgrio vraie exception dans l’ensemble des noms génériques, dont on
voudrait faire une loi, ne s’impose qu'au XIX° siècle. Longtemps, des mots d’origine religieuse,
commenfcosnoisseouméditations, ayant l’avantage de renvoyer à des modèles littéraires connus,
suffisaient dans la culture française pour désigner la pratique lettrée du récit de soi. La signification
du motromanest peut-être la plus ambiguë, la plus éloignée de la forme qu’elle prétend décrire.
Pourtant, son existence est attestée dès le Moyen Age et on n’a pas trouvé mieux depuis pour
désigner un récit fictif, en vers ou en prose, de quelque importance. La quasi-totalité des bonnes
appellations de genre sont ainsi imprécises, ambiguës ou polysémiques, voire malformées, et
néanmoins des outils efficaces et populaires. Comment penser que ces anomalies ne sont pas
consubstantielles à la puissance de ces vocables ?
Avis aux amateurs, un composé nominal dénué d'ambigüité a une chance infime de se
diffuser largement, d'avoir la splendidecarrière d’un mot-récit. Comme dit Platon, dans son
dialogue sur la justesse des dénominations,iln’appartient pas à tout homme d’imposer un nom, mais à un certain faiseur de noms (onomatourgos); et selon toute apparence, c’est le législateur (nomothète) qui de tous les artisans est le plus rare parmi les hommes1.
Qui est ce « faiseur de noms » ? un législateur dialecticien comme le souhaitait sans y croire
Platon? un membre de la caste des Ecrivains, dont Sînleque’unneni, l’auteur de la version ninivite
deGilgamesh, est peut-être le plus ancien représentant connu ? un de ces Grammairiens, dont le
pouvoir s’organise avec les Alexandrins et les lettrés de l’Inde antique ? ou l’usage, c’est-à-dire le public, seule entité capable de consacrer un nom, comme semble le montrer l’Histoire, dont
l’ossuaire estremplide dénominations que le temps n’a pas retenus ? Dira-t-on que les noms de satire, comédie ou romanpourtant b.a.ba des études littéraires, sont de, ces noms anonymes et
mauvais noms, des prénotions indigènes, instables, dénués de rectitude savante, flottant hors de
toute cohérence logique, réservés au public ignorant ?
Si la théorie littéraire veut se faire l’interprète de la lecture d’une époque, des systèmes des
genres présents et passés, cette opinion doit être révisée. Pour que la réception, les horizons
d’attente et les contrats de lecture, les situations de communication et les types d’attention
discursive, soient au centre d’une vision pragmatique de la littérature, il faudra finir par prendre
                                                 1 Cratyle389a, tr. fr. J.A. Schwalbé (1843), p. 141.Onomatourgosserait un hapax de Platon. 6  
conscience que le public ne se règle pas sur l’exactitude logique, mais sur une fidélité mouvanteà
quelques grands principes herméneutiques, sans doute muables, -et dont rien n’assure qu’ils sont
logiquement compatibles entre eux. Il faudra bien, quelque jour, dire adieu au rêve d’un législateur
dialecticien et faiseur de noms, dictant ses décisions au public, auquel la poétique a cru depuis
Aristote.
Un philosophe contemporain, artisan de la théorie littéraire et partisan des sciences
cognitives, rétif à l’anthropocentrisme, a enquêté sur cette notion essentialiste de genre créée par
Aristote, et établi la dimension hallucinatoire de la plupart des théories génériques. Chemin faisant,
il a découvert que les genres au sens de matrice textuelle, matrice de productivité ou de compétence,
n’existaient pas ; qu’il y avait seulement des noms autoréférentiels, ayant la propriété utile, de suggérer un texte idéal, auquel les œuvres empiriques faisaient écho de façon plus ou moins
lointaine. Au terme de son examen impitoyable, les genres ne sont plus que des ensembles flous et
évolutifs, dotés d’une fonction et prescriptive, comme dans les Arts poétiques pédagogique d’Horace ou de Du Bellay2.
Un autre philosophe, portant un nom de poisson, artisan du retour de l’intentionnalité dans la
théorie littéraire, partisan du sens commun, fin connaisseur du droit, aétabli qu’aucune marque
distinctive ne fondait une communauté interprétative. Au contraire, c’étaient les communautés
interprétatives qui fondaient la légitimité des critères formels. Les genres ne sont pas des objets que
le poéticien trouve grâce à des opérations mentales délicates (méthode, rigueur, etc.,) ; ce sont des
artefacts constitués par des stratégies interprétatives, incluant un système d’intelligibilitésubtil, que
l’usage et le public parfois fabriquent spontanément (le roman policier), d’autres fois reconnaissent
et vulgarisent après coup (la correspondance, d’origine lettrée).Ce sont les communautés de
lecteurs ordinaires qui font les textes et les genres par l’impérieux besoin de classification qui les habite, besoin qui fonde la Culture et ses institutions3.
Las, ces déconstructions ont eu peu d’effet sur la théorie littéraire; il est trop douloureux de renoncer à un paradigme qui permet à tout individu talentueux, possédant le savoir du genre et de
l’espèce, du propre et du différent, de législateur des genres et démiurge des nomss’autoproclamer
génériques.
L’Écrivain qui inscrivit pour la première fois le motautofiction ne pensait sûrement pas à
toutes ces données épineuses. Sur le moment, il ne se douta même pas qu’il avait inventé un mot-
récit, un de ces mots qui valent plus qu’une rangée de pierres précieuses, pour lesquels il faut savoir
combattre et livrer bataille (car depuis longtemps, le genre est un enjeu décisif du changement
littéraire, des avant-gardes comme des réactions lettrées). Autour de lui cependant, à travers le
temps faussement immobile du discours, le mot passait, repassait, se propageait. Un beau jour, il vit                                                  2 Schaeffer,Cf. Jean-MarieQu’est-ce qu’un genre littéraire? 3Cf. Stanley Fish,a text in this class ?Is there   7
les yeux d’un collègue américain (l’écrivain était aussi professeur) briller de convoitise et parler
d’immortalité.
En moins d’une décennie, non seulement le nom autofiction avait alimenté des micro-récits
dans des notules et des articles de poétique, mais une « grosse thèse » fut placée sous le signe de sa
promesse, bénéficia des brasillements qu’il recelait, des formes qu’il aimantait et pour ainsi dire
appelait. Un jeune chimpanzé doctorant, protégé par un vieux singe roublard, Roi de la poétique de
France et de Navarre, avait compris toute la puissance qu’il y avait dans cette expression
d’autofiction. Il suffisait d’ouvrir le mot-valise, de l’interpréter par l’expression fictionalisation de soi pour voir toute l’Histoire de la littérature, et même de la philosophie, s’animer autrement, se
recomposer soudainement. Quantité de pratiques et de figures oubliées, négligées ou méprisées, -
scribes égyptiens ou hellénisés inscrivant leur nom propre en acrostiche, écrivains inspirés visitant
l’Outreélégiaques pleurant des amantes imaginaires, versificateurs se déguisant en-monde, poètes bergers, philosophes et théologiens disputant dans des dialogues fictifs, prosateurs voguant vers les
étoiles, auteurs se dissimulant dans un coin de leur tableau comme les peintres à la Renaissance,
plumitifs se démultipliant dans des personnages à clefs, érudits ourdissant des auteurs supposés,
aventuriers fantasmant leur re-vies et parfois leurs mémoires, etc. -, quantité de formes ou pratiques
littéraires prenaient une visibilité nouvelle, gagnaient des blandices inconnues. La poétique, cette
forme comparative de la critique, cette critique au carré, s’était emparée du néologisme. Et en
retour, lui avait donné une dimension universelle.
Dans une page de son agenda, l’Écrivain nota alors:
 Le jeudi, invité à une soutenance de thèse sur l’« autofiction». J’ai jadis inventé ce terme à
mon usage, pour décrire mes écrits. Ce vocable intime a fait à l’université des petits ; aujourd’hui une grosse thèse, dirigée par un maître éminent (…) Sensation de lointaine paternité, une cellule détachée de mon corpus, qui prolifère. J.S.D. devenu A.D.N.4    
Le macrocosme engrammédans les onze lettres de son invention l’avait laissé songeur.
Comment un simple nom composé avait-il pu faire émerger pareil continent littéraire ? légitimer
tant de figures fabulatrices, fonder de nouvelles postures herméneutiques, impulser de nouvelles
émotions ? Surpris par cette richesse, flatté de cet emprunt, il avait laissé faire, l’avait encouragé même5. Bien sûr, la poétique faisait dire à son vocable des histoires auxquelles il n’avait jamais
pensé, lui accolait des rêves qui lui étaient étrangers.Cela l’inquiétait un peu. Mais on ne pouvait lui voler son nom, se disait-il. Désormais l’autofiction se confondait avec son patronyme. 
La décennie suivante, la gloire du nom autofiction continua de monter au firmament de la
République des lettres. Bientôt la rumeur s’en empara, presse, radio, télévision, Internet. Cette popularité accéléra de façon vertigineuse sa diffusion savante, en fit un terme technique ; poéticiens                                                  4S. Doubrovsky,1993, p.194. 5S. Doubrovsky, 1988, p.7.  8  
et critiques, journalistes et éditeurs se ltenraarhcrè; certains pour vilipender la chose qu'il
désignait, d’autres pour lui reprocher sa malformation, comme naguère Littré avecsciental. À
chaque degré de cette notoriété montantel’Écrivain constatait un phénomène prévisible, mais,
insupportable : en se dupliquant, son nom devenait autre et cet autre venait se surajouter au même, à
l’identité qu’il croyait avoir forgée. Chaque fois que son A.D.N. proliférait, qu’une autre pensée,
qu’un autre discours faisait exister sa créature onomastique, il se formait un reflet ou un écho, qui
ne tardait pas à prendre son autonomie et à s’ajouter à son étymon. Bientôt, il ne sut plus distinguer son invention de ces simulacres publics. Il avait créé un mot, pour être l’Unique; la renommée lui disait qu’il pouvait en être fier; pourtant son nom perdait chaque jour davantage de son unité, de sa
mêmeté. Un, deux, trois, quarante, cent noms coexistaient sous sa désignation. Des légions de mots
autofictionet apparentés, et pourtant différents, dansaient une sarabande douloureuse dans, tous liés
son esprit.
L’Écrivain prit peur. Son nom lui échappait, les simulacres finiraient par l’étouffer. Comme
il avait été aussi un critique avisé, il rappela sa paternité, ses titres universitaires, tenta de chasser les
clones et les répliquants. Ce mot-récit était sonœuvre, il savait mieux que personne ce qu’il signifiait, les circonstances de sa naissance, son contexte génétique. Autour de lui, des âmes
charitables, d’anciens ou de jeunes collègues, se révélèrent prêts à faire revenir l’enfant prodigue, à
le sépareramis. La tâche n’était pourtant pas simple. Comment retrouver son enfantde ses faux
parmi tous ces jumeaux, ces dioscures démoniaques, ces doubles infernaux ?
Toutes ces créatures avaient grandi, mûri. Elles avaient le même visage, mais des tailles, des
proportions et des allures différentes. Celui-ci était gigantesque, très ancien, mais timide et
emprunté ; était-ce lui qu’il avait appelé autofiction, un jour de 1977? Celui-là était moins costaud, mais plus jeune, sûr de lui et de sa race; n’était-ce pas le bon ? Et celui-là, apparemment malingre,
sans âge, mais vif et tournoyant sans cesse, n’étaity en avait une cohorte, avec des-il pas drôle ? Il
malformés et des handicapés, dont les yeux plaintifs quêtaient son regard. Comment savoir qui était
le vrai dans cette foule ? Pour appeler le bon, il fallait retrouver le code génétique de son enfant, le
programme qui avait servi à la création de cet automate.
Mais le programme original était perdu; ce n’était plus qu’un palimpseste illisible, un souvenir de souvenirs. L’Écrivain avait donné tant de descriptions de sa créature, tant de portraits 
approchés, d'approximations successives,qu’il ne savait plus quelle était sa vraie identité. Il se
tourna vers les congrégations auxquelles il avait appartenu. La Critique lui parla longuement de ses
romans autobiographiques, de son écriture, des obsessions qui le travaillaient; mais elle n’était pas
d’un grand secours dès qu’il fallait s’attaquer à des noms génériques, partir en bataille contre les
répliquants. L’ordre des Poéticiens, qui se vantait de faire œuvre scientifique, de connaître les formes et leur Histoire, inspirait plus de confiance ; il leur emprunta quelques outils.
 
9
Après quelques vaines tentatives de critère formel, il bricola une définition où les notions de
modernisme et de postmodernisme, bizarrement enlacées, remplissaient un rôle fondamental :
L’autofiction, c’est la forme postmoderne de l’autobiographie (…) On ne sent plus sa vie
comme jadis (…)Voilà la raison pour laquelle le mot d’« autofiction» m’a semblé intéressant: il permet de distinguer la sensibilité moderne de la sensibilité classique6.
 et la Révolution, la croyance au Progrès esthétique,C’était bien joué, car le Nouveau  philosophique et moral forme le préjugé le plus vivace de la gent lettrée, le carburant de ses avant-
gardes. L’histoire de cette croyance au progrès universel, qui commenceavant les Lumières, et se nourrit chaque lustre de l’essor des sciences et des techniques, a été écrite plusieurs fois, - sans
réussir pourtant à démystifier cette créance peu rationnelle. Loin de l’avoir amoindrie, la
numérisation récente des contenus lui a donné une puissance sans précédent.
Un philosophe contemporain des Lumières, Johann Gottfried von  Herder, déjà soucieux
d’une autre philosophie de l’Histoire, avait pourtant dévoilé la fausseté et les dangers de ce
progressisme universel, le mépris qu’il faisait peser sur les autres époques, la naïveté qu’il
supposait, l’aveuglement auquel il conduisait. Ses mises en garde ont été poursuivies par d’autres,
comme Michellivre en livre qu’il n’y avait pas de thème transhistorique,Foucault, expliquant de
seulement des singularités, des différences ultimes. Rien n’y a fait. Cette illusion narcissique paraît
plus indéracinable que le géocentrisme, l’anthropocentrisme et le volontarisme réunis. On confond
plus que jamais progrès scientifique et progrès philosophique, progrès social et progrès moral,
progrès technique et progrès artistique,progrès de l’érudition et progrès de la critique ; on mélange joyeusement changement et cumul, mouvement et amélioration, devenir et perfectionnement. Sans
doutel’érudition littéraire a progressé depuis un siècle, ses outils sont plus fiables, ses
connaissances plus nombreuses, ses questions plus vastes et plus fines à la fois. Mais pourquoi
voudrait-on qu’il en fût de même pour la Littérature, qui n’est pas un savoir cumulatif et possède la
totalité de ses moyens, y compris les catégories de l' intime et duromanesque, dès l’Antiquité
tardive? La psychanalyse, qui a puisé de l’aveu même de son fondateur, une grande partie de son
vocabulaire et de son savoir chez les dramaturges, les romanciers et les poètes, pouvait-elle
modifier l’écriture de soi, autrement et davantage que ne l’ont fait les géométries non-euclidiennes,
la contraception, l’automobile et l’arme nucléaire ? 
Chaque nation occidentale a malheureusement dans sa culture de quoi entretenir cette
illusion du progrès universel. En France, l’audience démesurée de l’épistémologie bachelardienne,
les notions fragiles mais déposées dans tous les esprits scolarisés, de révolution scientifique et de
coupure épistémologique, donnent un poids écrasant à cette idéologie progressiste. L’Écrivain se
doutait de tout cela : dix-septièmiste aux Etats-Unis au début des années 60, il avait connu la
                                                 6S. Doubrovsky, 2007, p. 64-65.  
10
théologie formaliste et messianique du New Criticism, avant sa transposition victorieuse en France ;
il avait défendu l’Existence historique à l’heure de la Structure triom que la pressentaitphante, et Poétique française, bien qu’elle se réclamât des Formalistes russes, avait oublié sur quels patients
matériaux d’Histoire littéraire, quel souci du public et de l’empirie, s’était construite cette école. 
Décrire une pratique, un « genre » ou une nébuleuse littéraire, voire une figure ou une
posture narratives, en affirmant sa modernité ou sa postmodernité, n’est-ce pas une démarche paresseuse pour un critique ou un poéticien? N’est-ce pas simplement soutenir que ce genre ou
cette pratique nuageuse est bien de son temps? N’est-ce pas recourir à cette vertu dormitive censée
expliquer l’opium, qui mettaitMolière en joiepartir d’une telle pétition de principe, comment? À éviter une herméneutique circulaire ? On décrira ainsi avec soin des genres et des auteurs modernes
(ou postmodernes), des auteurs et des genres prémodernes (ou prépostmodernes), des classiques,
préclassiques, baroques, moyenâgeux, etc., sans faire autre chose que de rappeler l’appartenance du
phénomène littéraire étudié à son époque, travail certes utile en propédeutique, mais qui ne dessine
pas la singularité qui nous importe.
Soit laDivine Comédie (1472), dont on aime à soutenir qu’elle est totalement
incompréhensible pour nos catégories contemporaines, tantôt parce que ce poème serait trop
archaïque (Genette, Gasparini), tantôt parce qu’il serait trop novateur (Sollers). Comment sortir de
cette prétendue aporie ? Dante est-il audacieusement moderniste ou profondément médiéval ? le
genre du voyage céleste qu’il réactualise après tant d'autres, est-il une critique du dispositif théologique préfigurant voire excédant les Modernes ou un conformisme idéologique typiquement
moyenâgeux ?
Ne faudrait-il pas d’abord observer que ce thème-forme du voyage céleste trouve sa source
dans un lieu commun des trois monothéismes, manifeste dans la Thora, les apocryphes
vétérotestamentaires, les Évangiles et le Coran (ascensions d’Élie, Élisée, Hénoch, Jésus,
Mahomet)? Puis, s’apercevoir qu’il y a quantité de voyages d’Outre-tombe dans la littérature
médiévale latine et arabe, qu’elle soit religieuse ou profane ? que le maître de Dante, Brunetto
Latini, a cédé à cet engouement, en laissant un exemple inachevé de cet agencement littéraire ?
Au début du XX° siècle, un islamologue espagnol a montré, en une somme érudite toujours
profitable, l’omniprésence de l’eschatologie musulmane dans laDivine comédie. Sa thèse est
aujourd’hui rejetée par les meilleurs spécialistes : Dante n’a jamais lu Ibn Arabi, ni démarqué la littérature eschatologique arabe ou persane. Mais sans doute que Brunetto Latini raconta à son élève
soitLe Livre de l’échelle de Mahomet, une version arabo-andalouse de l’ascension (mi’râj) du Prophète de l’islam; soit lesHistoires vraiesde Lucien, une catabase dans laquelle le satiriste s’est lui-même enrôlé ; soit les deux à la fois (la transmission orale est un phénomène massif de la culture
médiévale). Mais là n’est pas la question. Cette somme critique de Palacios sur les voyages célestes
 
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