Bébé-Satellite
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Description

Mes parents sont des extraterrestres. Mon frère aussi. En fait, ils sont extraterrestres de ma terre à moi. Là d’où je viens… J’ai été rejetée à la naissance par des courants intersidéraux. J’ai décollé comme ça, dans l’atmosphère, arrachée au landau de mes parents (les vrais), et j’ai dérivé jusqu’à commencer à graviter autour de la Terre. Les scientifiques étaient enchantés de découvrir ce nouveau satellite – vous pensez ! Un caillou qui bouge, qui crie, qui bave comme un nourrisson terrien, à la différence qu’il tourne tout seul autour de vous, c’était grandiose pour eux ! Des tas de théories ont été élaborées sur le bébé de l’espace. Et puis un jour, alors que je passais en orbite autour d’une petite maison en banlieue de Paris – un hôpital, en fait – ma mère m’a attrapé le pied, la sagefemme le bras, on m’a suspendue la tête en bas pour vérifier que j’étais bien une fille et j’étais née une deuxième fois. J’ai goûté le lait d’un sein humide et je l’ai trouvé moins doux que la pluie des étoiles. J’ai grandi. J’ai vite compris que ma famille parlait un autre langage que le mien. J’ai dû m’adapter mais je n’ai toujours pas trouvé d’équivalent à certains mots. Les êtres humains sont si bizarres. Peutêtre parce que leur espèce n’a rien d’exceptionnel, ils essayent de se trouver des points communs entre eux, de se ressembler tous. Ils s’habillent pareil, parlent pareil et se regardent quand même en chiens de faïence, sans cesse.

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Publié le 29 août 2014
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Langue Français

Extrait

Mes parents sont des extraterrestres. Mon frère aussi. En fait, ils sont extraterrestres de ma terre à moi. Là d’où je viens… J’ai été rejetée à la naissance par des courants intersidéraux. J’ai décollé comme ça, dans l’atmosphère, arrachée au landau de mes parents (les vrais), et j’ai dérivé jusqu’à commencer à graviter autour de la Terre. Les scientifiques étaient enchantés de découvrir ce nouveau satellite – vous pensez ! Un caillou qui bouge, qui crie, qui bave comme un nourrisson terrien, à la différence qu’il tourne tout seul autour de vous, c’était grandiose pour eux ! Des tas de théories ont été élaborées sur le bébé de l’espace. Et puis un jour, alors que je passais en orbite autour d’une petite maison en banlieue de Paris – un hôpital, en fait – ma mère m’a attrapé le pied, la sagefemme le bras, on m’a suspendue la tête en bas pour vérifier que j’étais bien une fille et j’étais née une deuxième fois. J’ai goûté le lait d’un sein humide et je l’ai trouvé moins doux que la pluie des étoiles. J’ai grandi. J’ai vite compris que ma famille parlait un autre langage que le mien. J’ai dû m’adapter mais je n’ai toujours pas trouvé d’équivalent à certains mots. Les êtres humains sont si bizarres. Peutêtre parce que leur espèce n’a rien d’exceptionnel, ils essayent de se trouver des points communs entre eux, de se ressembler tous. Ils s’habillent pareil, parlent pareil et se regardent quand même en chiens de faïence, sans cesse. Lorsqu’il se passe quelque chose, et qu’ils en sont témoins, (à moins d’y trouver un quelconque avantage) ils ne peuvent pas s’empêcher de clamer tout haut qu’il s’est passé autre chose. Lorsqu’on pense, il faut toujours l’un d’eux pour venir vous interrompre. J’ai bien essayé de leur parler de là où je viens, des étoiles, de la Lune, de tout ce qui luit dans la clarté noire de l’espace, de l’immensité de la Terre vue d’en haut, mais ces termes n’existent pas dans leur langue. Pour avoir aimé l’infini plus que les baisers de ma mère, on m’a reproché d’avoir un cœur minuscule. Mais c’est aujourd’hui que j’ai le plus ressenti à quel point j’étais d’une autre planète, peut être même d’une autre galaxie. On avait offert à mon frère une tortue de terre. Plate, lourde, sableuse. Moi, dès que je l’ai vue, j’ai compris qu’elle n’allait pas faire long feu. Je l’ai un peu regardée, soulevée à deux mains – j’ai des petites paumes – et j’ai vu dans ses yeux noirs qu’elle allait mourir bientôt. Tout le monde était autour de mon frère, le félicitant pour son choix à l’animalerie, trouvant que la tortue (Sam) était en pleine forme. Moi, je n’ai rien dit. Par le passé, j’avais déjà tenté de mettre en garde ma famille contre des catastrophes et n’avais jamais été écoutée. Elles ne s’étaient jamais produites non plus, c’est vrai. Mais parce que je les ai empêchées à temps. Enfin, il valait mieux se taire. Le soir, j’étais à la fenêtre et je regardais les étoiles, en me demandant laquelle était mon chezmoi, quand j’ai entendu gratter à la porte. J’ai ouvert. C’était Sam.  Je peux venir avec toi ? m’atelle demandé. Je m’ennuie à crever chez l’autre.  Évidemment ! me suisje écriée en l’attrapant. Qu’estce que tu veux faire ?  Tu fais quoi, toi ?  Rien.  Vraiment rien ? Elle avait cet air rusé que seules ont les tortues de terre.  Je regarde les étoiles.  C’est tout ?  Je pense à chez moi.  Ah !… (mouvement de tête) alors tu viens de làbas ?
 Oui… le bébé satellite, c’était moi ! aije dit fièrement. Sam a eu un sourire indulgent.  Tu connais bien les constellations ?  Un peu. Je ne les regarde pas beaucoup, mais je les écoute.  Tu peux m’emmener les écouter avec toi ?  C’est pas dangereux ?  Mais non. Je me suis approchée de l’appui, Sam entre les mains. On est resté là un moment. Il y avait dans le vent un air doux comme une lampe couleur de miel. Puis ç’a été l’heure de l’histoire. Chaque soir, les étoiles en racontent une. Tendez l’oreille, la fenêtre ouverte, chez vous. Elles font ça pour bercer leurs enfants égarés sur Terre, mais les autres aussi peuvent en profiter, si seulement ils savent encore les écouter. Et puis Sam m’a dérapé des mains. Comme ça. J’ai bien tenté de la rattraper mais elle glissait trop vite, le long de la gouttière, les cinq étages, et sprotch, sur le sol qui se confondait avec la nuit. J’étais catastrophée. Comment avaisje pu la laisser échapper ? Ça devait être l’histoire ! Mes mains avaient dû s’attendrir, la brise me berçant… il suffit d’une seconde ! Je me suis ruée dans le couloir pour sortir, constater les dégâts. Mais en passant devant la porte ouverte de la chambre de mon frère, quelque chose a accroché mon regard. La cage de Sam, parfaitement fermée, trônait sur le bureau. À l’intérieur, cette même tortue broutait tranquillement du gazon coupé et de la laitue. Elle a relevé la tête en m’entendant passer. J’aurais juré l’avoir vue me faire un clin d’œil.
Maintenant qu’on se connaît un peu, je peux vous avouer une chose : à mon âge, j’ai toujours peur du noir. On dit souvent que les rêves sont créés par la réalité. C’est vrai. Mes cauchemars se forment à partir des ombres que je vois, la nuit, quand la porte est close et mes parents partis. Je reste livrée à moimême au milieu des murmures qui saignent le long des murs. Les rideaux sont fermés. Les étoiles se taisent ; elles semblent mortes. Quand un chuchotis me fait sursauter, je reste incapable de faire un geste, me disant « peutêtre qu’il va penser que je n’existe pas. Peutêtre qu’il va s’en aller ». J’essaye de ne pas respirer trop fort mais il ne part jamais. Sur mon bureau, en face de mon lit, il y a une paire de lunettes de soleil. Chaque matin, quand j’ouvre les yeux pour de bon, je me demande qui peut bien me fixer derrière elles pour me mettre aussi mal à l’aise. Je n’ose plus les mettre ; j’arrive toujours à trouver une excuse pour ne pas y toucher. Et ce n’est pas facile parce que j’ai les yeux clairs ; il me faut trouver sans cesse autre chose pour les protéger. Donc autant vous dire que je ne plaisante vraiment pas : ces lunettes sont dangereuses. Et nombreuses. Prenezy garde ! Le jour où les verres fumés posés sur votre bureau commencent à vous lancer des regards troublants, jetezles, vendezles, cassezles, mais ne les laissez pas vous faire de mal. Si je sais qu’elles le peuvent, c’est parce que depuiscejourlà, elles ne cessent de vouloir attenter à ma vie. C’était un mercredi. On n’a pas cours ces aprèsmidilà. Ma mère m’avait emmenée faire du bateau avec son meilleur ami. J’ai dû négocier sec pour prendre Sam avec moi. « Mais c’est la tortue de ton frère » ; « Peutêtre, lui aije répondu, mais si elle ne vient pas, elle sera seule à la maison. » Ma mère ne comprenait pas pourquoi : mon frère n’avait pas l’intention de partir. Je lui ai alors expliqué que la question n’était pas là, que l’on pouvait très bien se trouver dans une maison comble et tout seul, comme au milieu du désert mais en compagnie des étoiles. Et puis j’ai ajouté que si Sam essayait encore de mourir, il fallait bien quelqu’un pour garder son sangfroid et recoller les morceaux. La seconde d’après, contente de moi, je fourrais la bestiole en question dans mon sac, prête à lui faire rendre des comptes pour l’autre soir au lieu de passer des plombes à m’ennuyer comme un rat mort sur une mer d’huile. Mais revenons aux lunettes dont je vous ai parlé il y a quelques instants. Réverbération oblige, elles avaient atterri sur mon nez, au bord de l’eau. Une heure a passé. J’ai bien essayé de faire parler Sam mais elle s’obstinait à la boucler en se chauffant au soleil. Le lac, lui, était calme, l’eau sans bruit ni caractère, le ciel bleu, le soleil jaune. J’avais fini par estimer que la coupe de la bonne conduite était plus que pleine et m’étais à moitié affalée au fond du canot, laissant traîner une main dans l’eau. Et ça a continué comme ça, sous le bourdonnement assommant des conversations d’adulte (je n’écoutais même pas ; de toute façon, ils parlaient soit de politique, soit d’économie, soit de sérieux. Peutêtre même les trois à la fois), jusqu’à ce qu’au milieu du lac, quelque chose change soudain. Un silence s’était installé depuis quelques secondes, grandissant au fur et à mesure que je m’en rendais compte. Ma mère et mon parrain admiraient le paysage, sans un mot. Quand à cet instant précis, Sam est tombée à l’eau en hurlant. Je me suis penchée pardessus bord en lui faisant la remarque que les tortues savaient nager, qu’il n’y avait donc pas de raison d’être d’un tel raffut mais que j’avais tout de même le plaisir de noter qu’elle avait retrouvé l’usage de la parole. Ce à quoi elle m’a répondu en beuglant :  JE SUIS UNE TORTUE DE TERRE TRIPLE BUSE JE NE SAIS PAS NAGER !! Comme si c’était une évidence.
Parce que c’était la tortue de mon frère, et vraiment juste pour cette raisonlà, (le coup de la chute, j’avais déjà donné) je me suis penchée pardessus bord d’assez mauvaise grâce. Et là, pouf, les lunettes ont glissé de mon nez pour plonger et s’enfoncer immédiatement. Comme deux plombs dans la chair d’un canard. Enfin, ce qu’il y avait à faire me semblait évident ; j’ai sauté et ouvert les yeux sous l’eau, nageant tant bien que mal (plus bien que mal, le vide de l’espace m’a appris à me débrouiller en apesanteur) vers la vase du fond, vers laquelle se dirigeait à une vitesse monstrueuse un petit objet noir. Je n’avais jamais vu des lunettes couler si vite. Pas même en orbite, quand j’étais bébé. J’ai ouvert la bouche pour maugréer et une eau immonde s’est engouffrée dans ma gorge. Des larmes ont brûlé mes yeux. Après une coursepoursuite au milieu du rien (les lacs deviennent très beaux à l’extérieur, mais qu’estce qu’ils sont moches sous la surface parfois), avec audessus de ma tête Sam qui s’agitait en beuglant tellement fort que même de là où j’étais, elle me cassait encore les oreilles, et alors que je commençais à manquer d’air, j’ai fini par couper la route aux lunettes à vingt centimètres à peine de la vase. Se sentant piégées, elles ont alors perdu leur comportement de lunettes normales pour me sauter à la figure et se coller à mes yeux, devant lesquels Sam s’était enfin décidée à couler en battant frénétiquement des pattes, les pupilles dilatées et les joues gonflées. Elle avait une petite tête tellement grotesque que j’ai failli me mettre à rire, quand une sorte de fumée noire, en forme de tentacule, l’a fauchée. Comme ça. Plus que de la peur, ç’a d’abord été de la colère qui s’est emparée de moi.Ah, non !j’ai hurlé en moimême. Et moi, qu’estce que je devenais, s’ils tuaient Sam pour de vrai ? Et puis j’ai eu un doute, brusquement. Oui, comme ça. J’ai levé le visage vers la surface et j’ai vu des bouches. Des tas de bouches pleines de dents qui me souriaient. Puis, j’ai cligné des yeux devant la lumière du jour qui m’agressait la rétine. Me suis relevée. Ma mère me regardait bizarrement.  Qu’estce qu’elles t’ont fait, ces lunettes ? s’esclaffa mon parrain. Tu viens de crier quelque chose de vraiment… étrange ! Je n’ai rien répondu ; seulement, je les cherchais. Elles ne pouvaient pas être restées au fond de l’eau, je les avais avec moi il y a cinq minutes ! J’ai tâté mon visage, désespérément.  Regarde à tes pieds, a dit ma mère. J’ai baissé les yeux.  Tout va bien ? Les lunettes frôlaient ma cheville droite, nue. Sèche. Sam roulait des yeux exorbités en me faisant signe de ne surtout pas y toucher. Qu’elle m’expliquerait plus tard pourquoi.  Ou… oui. La tortue m’a jeté un regard noir mais j’ai quand même tendu la main vers la paire. Dans les verres, il y avait mon reflet, et celui des arbres sur le ciel blafard. J’ai senti ma paupière se contracter nerveusement. Derrière, les centaines de bouches me souriaient encore, comme elles l’avaient fait au fond du lac. J’ai toujours détesté ces sourires de grandes personnes.
 C’est à partir de ce momentlà que nos avis, à Sam et à moi, se sont séparés. Sam soutenait que les lunettes étaient dangereuses, qu’il ne fallait plus que j’y touche, ou que j’essaye même de les regarder. Elle m’a dit : « c’est le Mal ». Moi, je pensais aussi qu’il y avait des risques. Enfin c’est vrai, elles avaient failli me noyer, non ? Mais là où je n’étais pas d’accord avec elle, c’était sur l’idée de faire comme si elles n’existaient plus. Pourquoi ? Eh bien, certes, elles m’avaient jeté à l’eau, mais audelà de ce détail, il restait une question à laquelle ni Sam, ni moi ne pouvions répondre : qui m’avait sauvée, dans toute cette histoire ? Elle ? Je n’y crois pas. Je n’y crois toujours pas. Ce n’est pas son genre de sauver des gens. La preuve, c’est que c’est une tortue de terre. C’est pour cette raisonlà que je ne voulais pas en rester à une cohabitation silencieuse mais dangereuse, bien plus que d’aller se jeter dans la gueule du loup. C’est aussi pour cette raison là que Sam avait décidé de passer du statut de tortue à celui de sangsue. Si vous voyez ce que je veux dire.  Après l’école, quatre jours environ après l’accident des lunettes, j’étais donc dans ma chambre en train de faire mes devoirs, Sam louchant sur ma feuille d’exercices, les lunettes posées sur mon étagère commençant sérieusement à prendre la poussière. Moi, c’était elles que je regardais, pas le livre de maths. Enfin, pas physiquement. Parce que dès que je levais les yeux, Sam me mordait sauvagement la main, jusqu’au sang (vous n’avez jamais été mordu par une tortue de terre ?) ; à tel point que je me suis dit que je ne risquais pas de manquer d’encre. Pour écrire, bien entendu. Donc, je regardais les lunettes dans ma tête, bien plus terrifiantes que celles que mes yeux pouvaient voir. C’était presque comme si le filtre dansait devant mes paupières, sur la page. Je ne voyais plus des chiffres, je voyais des lettres. Des tas de lettres. Sans le moindre sens, ou alors c’étaient des mots que je ne connaissais pas. Des poèmes. Mais dans une autre langue. Malangue. J’ai relevé la tête en remontant machinalement la paire de lunettes sur mon nez. Et cette fois, Sam est restée sans voix. Un sourire s’est dessiné sur mon visage lorsque j’ai vu le garçon accoudé à la fenêtre. Il me tournait le dos. Son torse étroit était entouré d’une chemise trop longue qui lui tombait sur les cuisses. En dessous, il portait un pantalon bleu un peu ample, aussi. Ses petites épaules pointues saillaient à travers le tissu grossier. Je me suis levée pour m’approcher de lui et il s’est retourné, avec son éternel sourire cousu de fil bleu. Il a fait un mouvement vers mes lunettes. J’ai vu la manche trop longue retomber, devant une forme étirée qui prolongeait son avantbras. À quelques centimètres de mon visage, il n’a plus bougé et j’ai pu le regarder dans les yeux. Le gauche était vert. L’autre, à moitié fermé au cœur d’un énorme bleu noir en forme de losange. Enfin, c’était peutêtre une tache de naissance, vu qu’il n’avait pas l’air d’en souffrir.  T’as quel âge ? j’ai demandé. De petites dents pointues sont apparues sous ses lèvres.  Comme toi. Il a laissé retomber sa main. Ses manches dépassaient ses doigts d’au moins vingt centimètres, les portant complètement hors de vue.  Et comment tu t’appelles ?  Comme toi, m’atil répondu encore, des étoiles dans les yeux. Cesétoiles. Enfin, vous savez ! Celles d’où je viens ! Il les avait toutes dans ses pupilles et je pouvais les compter, leur parler, les entendre me raconter des millions d’histoires sans que je n’aie à attendre la nuit !  C’est un nom de fille. Et en plus, son sourire était contagieux.  Ça ne fait rien.
 Vraiment ?  Tu sais de quoi je parle. Il a tendu la main, encore, mais l’a baissée, encore.  Non, pas tout de suite, en fait. Et, croisant les bras :  Tu fais quoi ?  Rien.  Et maintenant ?  J’écoute les étoiles.  Et tes parents ?  Ils crient.  Et ton frère ?  Rien.  Et maintenant ?  Il se fait crier dessus. Il m’a jeté un coup d’œil satisfait et s’est passé la langue sur les lèvres.  Quel est ton plus grand secret ? C’est qu’il en venait au fait.  Je peux te le dire à l’oreille ? j’ai demandé en jetant un coup d’œil méfiant à Sam.  Non. Alors, je le lui ai dit. Et il a hoché la tête, satisfait.  Et le tien ? Il me l’a dit.  Ah. Et on a eu un silence gêné. On ne savait plus trop quoi se raconter, mais d’un autre côté, rien ne brûlait donc on avait le temps. Enfin, sauf quand Sam a brisé notre glace magique en posant une question stupide.  Il sort d’où, lui ? Et j’ai dû tout lui expliquer. Les tortues c’est comme les grandes personnes : elles vont toujours chercher à compliquer ce qui se passe. Moi, ça me paraissait évident que c’était le fait de mettre les lunettes qui avait fait apparaître le garçon à la bouche cousue. Ce qu’il a confirmé, d’ailleurs. Enfin, il a dit que c’était peutêtre ça, parce que ça lui paraissait le plus probable, mais que, bien sûr, tout le monde pouvait se tromper. Mais moi, j’étais ravie qu’il soit là, peu importait pourquoi. Enfin quelqu’un qui savait parler correctement ! Avec des vrais mots, des vraies phrases, un vrai langage ! C’est en réalisant ça que j’ai voulu le serrer dans mes bras parce que je riais à en mourir, les larmes aux yeux, devant mon semblable. Sauf qu’au moment où je me suis approchée de lui, les lunettes ont glissé de mon nez. Et le temps de les remettre, il avait disparu.
 Je peux maintenant aussi vous parler du miroir de ma salle de bains. Les miroirs sont des objets plats, lisses, à la surface remplie d’images. Les extraterrestres humains n’y ont rien compris et se sont dit en les découvrant la chose la plus stupide que j’aie jamais entendue : que les images qui y remuaient, animées d’une vie propre, étaient en fait le pâle reflet de la pièce où elles se trouvent, contre leur gré, enracinées. Moi, j’ai déjà tout fait pour libérer les hommes, les femmes, les objets, tout ce que l’on voit et tout ce que l’on ne voit pas, qui y est enfermé. Mais c’est en vain. Pourquoi ? Parce que la volonté de sept milliards d’êtres moins un l’emporte sur celle d’un être moins sept milliards. C’est comme ça, et ça le restera tant que les extraterrestres humains garderont en tête cette idée fausse que c’est eux qu’ils contemplent, eux et eux seuls, et pas une odieuse illusion placée là par ces hommes, ces femmes, ces objets, tout ce que l’on voit, tout ce que l’on ne voit pas, lassés de cette usurpation perpétuelle. Mais moi, je les vois, toujours. Parce qu’il suffit de savoir que ce n’est pas soi que l’on voit hors de nous, que l’on ne pourra jamais se voir aussi parfaitement, et qu’un monde n’est surtout pas le reflet d’un seul être. Maintenant, allez vous regarder dans la glace la plus proche et osez me dire que vous vous voyez encore. Dans le miroir de ma salle de bains vivent des étoiles. Pas d’hommes, pas de femmes. Elles ont dû penser, encore une fois, que je me sentais seule dans cette grande maison vide (oui, je vous l’ai déjà dit plus haut, une maison surpeuplée peut très bien être vide. Suivez un peu.), et ont expédié une délégation dans le seul endroit dont les parents m’autorisent à verrouiller la porte. Pour pouvoir discuter en toute intimité avec mes amis enfants qui y sont perchés.  C’était un soir comme un autre que j’ai réalisé que je n’étais peutêtre plus seule pour très longtemps sur cette planète. Bien sûr, j’avais Sam depuis un moment… mais Sam, vous comprenez, c’est un substitut. Elle ne vient pas vraiment des étoiles. C’est une tortue de terre tout ce qu’il y a de plus banal : elle aime se dorer au soleil, déteste l’eau… parle beaucoup trop… une tortue de Terre. Les lunettes non plus, j’avais le sentiment qu’elles ne venaient pas du même endroit que moi. Ou si c’est le cas, j’aimerais autant qu’elles y retournent très vite. J’aime de moins en moins leur façon de me regarder. Et puis elle ne communiquent pas avec moi, ce qui les rend très vite lassantes. Après, il y avait ce… garçon. Mais je ne savais pas vraiment d’où il était, encore. Je ne l’ai su qu’à la toute fin. Qui étaitil ? Comment avaitil fait pour disparaître ? La logique voudrait que son existence ait un lien avec les lunettes, mais je les ai remises depuis, et il n’a pas reparu… et quand bien même je l’aurais revu grâce à ce système… il n’a rien à voir avec elles. Aucun rapport. La preuve, c’est qu’il sait parler, et pas les lunettes. Non, il y a quelque chose en lui qui est en devenir. J’ai d’ailleurs eu l’impression, en discutant avec lui, qu’il était une sorte de caméléon : qu’il appartient à tout, et à rien à la fois. Ce n’est pas troublant. C’est intriguant.  Ce soirlà, donc, je regardais le miroir sans voir le ciel, et en lui répondant de façon évasive. C’était un de ces jours où quelque chose d’inconnu vous bouleverse. Sans nom. Sans douleur. Sans… rien. Vous voyez de quoi je parle ? Cela faisait sans doute une heure déjà que je regardais par ma fenêtre réfléchissante ce que les miens me donnaient à voir, quand j’ai senti quelque chose se percher sur mon épaule. J’ai à peine sursauté et jeté un coup d’œil au petit être qui ne bougeait pas, ses serres minuscules crispées sur le tissu de ma chemise de nuit, ses grands yeux noirs fixés sur mon visage. Puis quelqu’un a sifflé derrière moi et je me suis retournée en même temps que la petite créature quittait mon épaule pour aller disparaître dans la longue manche du garçon de l’autre jour. Celuici me souriait de toutes ses petites dents pointues, et son sourire creusait des fossettes immenses dans ses joues rondes, du côté gauche ; le côté droit de son visage restait immobile, figé sous les fils bleus et la tache noire.  C’était à toi ? j’ai fini par demander.
Il m’a fait signe que oui sans perdre son sourire.  Je peux le revoir ?  Une autre fois.  C’était quoi ?  Mon Colibri Obscur. Comme à l’appel de son nom, le petit être a remué dans sa manche ; il avait déjà grimpé jusqu’au niveau de son épaule et faisait une bosse dans le tissu grossier et solide.  C’est pas déjà obscur, un colibri ? Il m’a lancé un regard perplexe.  Dans ton monde, peutêtre, atil admis. Mais ici, c’est extrêmement rare.  Il lui faut beaucoup de graines ? D’eau ? Le garçon a secoué la tête.  Beaucoup de rêves. Beaucoup d’idées.  Ah. Je me suis adossée au lavabo de dur et froid tandis qu’il fixait le bout de ses chaussures sans lacets, pensif. Il était pieds nus dedans.  Et ça fait longtemps que tu es dans cette maison ? j’ai fini par demander.  Je viens d’arriver, ditil sans lever les yeux. À son échelle, je me demande ce que cela pouvait bien vouloir dire. Puis il y a eu un silence pendant lequel on s’est échangé nos impressions sur ce monde. Il ne voulait qu’une précision :  Pourquoi estce qu’ils te font aller à l’école ? J’ai haussé les épaules.  Tu sais lire, insistatil.  Pas dans leur langue. Pas trop.  C’est quoi, leur langue ?  Je ne sais pas. C’est compliqué. Ils utilisent certains mots pour des sens qui n’ont rien à voir avec ce qu’ils veulent réellement dire. Ils leur ajoutent des lettres au début, à la fin, pour faire spécifique. Pour faire comme s’il s’y connaissaient.  Ne les méprise pas.  C’est objectif.  Oui, mais ne les méprise pas quand même. On a échangé un regard.  Qu’estce qu’ils veulent que tu fasses, après l’école ? m’atil alors demandé.  Le collège, je suppose.  Et après ?  Le lycée.  Et après ?  Je ne sais pas. Beaucoup d’études encore. Être quelqu’un qui s’y connaisse. Comme mon cousin. Il a fait Sciences Pou. Là, il m’a jeté un regard compréhensif.  Ils s’y connaissent en étoiles, à Sciences Pou ?  Non. Pour ça, il faut faire astrophysique, je crois.  Ou écrivain.  … J’ai failli lui dire qu’écrivain dans une langue que personne ne peut décemment comprendre, ça ne servait pas à grandchose, mais je me suis retenue parce qu’il m’avait brusquement donné espoir. Qui sait ? Peutêtre que je pourrais être le lien entre le vrai langage et eux ? Pourquoi moi, mais pourquoi pas ? J’ai arrêté de divaguer.
Le garçon s’est levé.  Il faut que j’y aille, atil dit. C’est l’heure. Il n’avait pas de montre, et il n’y avait pas d’horloge dans la salle de bains. Mais il avait probablement une aiguille plantée dans la tête. Une de plus. Et c’est à ce moment que j’ai jeté un coup d’œil à ses mains. On ne les voyait pas, bien sûr, elles étaient enfouies sous des manches trop longues, comme je l’ai dit précédemment. Je crois qu’il s’est rendu compte de l’endroit où se portait mon attention. Parce qu’il a immédiatement disparu.
 Cette nuitlà, je n’ai pas pu dormir. Je savais qu’il n’y avait pas de raison. Que je n’avais pas à me sentir menacée. Mais c’était autre chose. Autre chose que l’éclat noir des lunettes sur mon étagère. C’étaitlui. J’avais allumé ma lampe depuis déjà des heures. Mes parents dormaient, et toute la maison avec. J’étais à mon bureau, tentant de déshabiller ma pensée, mais elle était aussi résistante que la toile rude d’une chemise aux manches trop longues. Écrivain. J’ai fini par m’endormir, le nez dans mes papiers, la petite ampoule éclairant ma chambre toujours palpitante dans son abatjour couleur chair. Je sentais mon corps se décoller doucement du bureau, comme lorsque je flottais, bébé, dans l’espace. Mes cheveux se soulevaient au même rythme que les pages s’envolaient de la table. Puis j’ouvrais les yeux, et posais les pieds par terre, sentant le plancher plier puis m’expulser dans l’air presque solide, légère comme une balle souple. Rien ne faisait de bruit. La porte s’ouvrait d’ellemême, sans grincer. J’allais au bout du couloir, me retournais… Et la lumière dans ma chambre s’était éteinte. Des bras invisibles m’entouraient en palpitant et commençait à m’étrangler. Et je m’enfuyais, entendais d’un coup un bruit de pas sec… En me retournant, j’ai vu un garçon aux dents pointues, à la bouche cousue, à la tache noire autour de l’œil me regarder en ricanant, ses manches trop longues attachées à son torse maigre. Serrées. En un éclair, il disparaissait et je rouvrais les paupières dans un sursaut. J’ai baissé les yeux vers ma feuille toujours là où elle était et j’ai vu Sam me lancer un coup d’œil condescendant. J’ai soupiré et attrapé un crayon. Tout en le taillant, j’ai dit :  Tu n’étais pas sensé passer la nuit chez mon frère ?  Hmmhmm. J’ai pris ça pour un non et commencé à dessiner ce que je venais de voir. Mais je n’y arrivais pas, sans savoir pourquoi. Et j’en étais agacée.  Tu es en sueur, observa Sam.  Oui, et alors ? j’ai pesté en froissant une première page. Je l’ai jetée dans la corbeille. Du premier coup.  Quelque chose ne va pas ?  Non. Tout vatrès bien. J’ai raturé un deuxième dessin. En trouant le papier, cette fois. Sam s’est approchée et a lancé un petit coup de tête en direction de mon chefd’œuvre de découpage :  Si c’est ce à quoi je pense, n’essaye même pas. Ce n’est pas la peine. J’ai levé un œil vers elle.  Qu’estce que tu en sais ? Elle a posé sa patte écailleuse sur ma main et m’a fait un de ces regards que seules les tortues de terre savent vous lancer.  Réfléchis. J’ai réfléchi.  Encore. J’ai réfléchi, encore.  Tu ne vois toujours pas ? Je ne voyais toujours pas.  Enfin, c’est évident. Sans doute que ça l’était.  Bon, je vais te le dire. Et elle me l’a dit. Et j’ai dit :
 Ah. C’est vrai, c’était évident. Mais en attendant, ça ne m’avançait pas beaucoup. Et puis, ces lunettes me regardaient toujours. Et ça m’inquiétait. Sam ne les pensait pas vraiment dangereuses la nuit, mais après tout, les tortues, ce n’est pas infaillible. Surtout quand elles vous disent de renoncer à produire quoi que ce soit ce soir, parce que vous n’êtes pas en état et qu’il vaut mieux, pour votre santé et votre croissance, aller dormir.  Je suis très capable de produire quelque chose. Elle m’a jeté un regard sceptique et j’ai décidé de ne pas m’enfoncer. Une fois au lit, j’ai remonté le drap jusqu’au cou. Au cas où, toujours. Mais je n’ai pas fermé les yeux ; au lieu de ça, je me suis tournée vers Sam qui était toujours sur le bureau :  Dis. Elle m’a fait signe qu’elle écoutait.  Ce que tu m’as dit, c’était faux ?  Oui. J’ai soupiré de soulagement.  Et je ne vais pas faire de cauchemars ? j’ai redemandé.  Non, a dit Sam, amusée. Dors ! Et j’ai fermé les yeux avec ma preuve ultime qu’elle était digne de confiance.
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