Croc-Blanc
110 pages
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Croc-Blanc

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Description

Croc-Blanc (1906) est un roman de l'écrivain américain Jack London. Le titre original est White Fang. L'histoire commence avant la naissance de Croc-Blanc, un chien loup. Le roman suit la meute d'où il vient et ses premières semaines de vie sauvage, sa lutte pour la vie

Informations

Publié par
Nombre de lectures 270
EAN13 9782824707730
Langue Français

Extrait

Jack London
Croc-Blanc
bibebook
Jack London
Croc-Blanc
Un texte du domaine public. Une édition libre. bibebook www.bibebook.com
1 Chapitre
La Piste de la viande
e chaque côtédu fleuve glacé, l'immense forêt de sapins s'allongeait, sombre et comme menaçante. Les arbres, débarrassés par un vent récent de leur blanc manteau de givre, semblaient s'accouder les uns sur les autres, noirs et fatidiques Ddevant elle, au-delà même de la tristesse. Une sorte d'envie de rire s'emparait de dans le jour qui pâlissait. La terre n'était qu'une désolation infinie et sans vie, où rien ne bougeait, et elle était si froide, si abandonnée que la pensée s'enfuyait, l'esprit, rire tragique comme celui du Sphinx, rire transi et sans joie, quelque chose comme le sarcasme de l'Eternité devant la futilité de l'existence et les vains efforts de notre être. C'était le Wild. Le Wild farouche, glacé jusqu'au cœur, de la terre du Nord.
Sur la glace du fleuve, et comme un défi au néant du Wild, peinait un attelage de chiens-loups. Leur fourrure, hérissée, s'alourdissait de neige. A peine sorti de leur bouche, leur souffle se condensait en vapeur pour geler presque aussitôt et retomber sur eux en cristaux transparents, comme s'ils avaient écumé des glaçons.
Des courroies de cuir sanglaient les chiens et des harnais les attachaient à un traîneau qui suivait, assez loin derrière eux, tout cahoté. Le traîneau, sans patins, était formé d'écorces de bouleau solidement liées entre elles, et reposait sur la neige de toute sa surface. Son avant était recourbé en forme de rouleau afin qu'il rejetât sous lui, sans s'y enfoncer, l'amas de neige molle qui accumulait ses vagues moutonnantes. Sur le traîneau était fortement attachée une grande boîte, étroite et oblongue, qui prenait presque toute la place. A côté d'elle se tassaient divers autres objets : des couvertures, une hache, une cafetière et une poêle à frire.
Devant les chiens, sur de larges raquettes, peinait un homme et, derrière le traîneau, un autre homme. Dans la boîte qui était sur le traîneau, en gisait un troisième dont le souci était fini. Celui-là, le Wild l'avait abattu, et si bien qu'il ne connaîtrait jamais plus le mouvement et la lutte. Le mouvement répugne au Wild et la vie lui est une offense. Il congèle l'eau pour l'empêcher de courir à la mer ; il glace la sève sous l'écorce puissante des arbres jusqu'à ce qu'ils en meurent et, plus férocement encore, plus implacablement, il s'acharne sur l'homme pour le soumettre à lui et l'écraser. Car l'homme est le plus agité de tous les êtres, jamais en repos et jamais las, et le Wild hait le mouvement. Cependant, en avant et en arrière du traîneau, indomptables et sans perdre courage, trimaient les deux hommes qui n'étaient pas encore morts. Ils étaient vêtus de fourrures et de cuir souple, tanné. Leur haleine, en se gelant comme celle des chiens, avait recouvert de cristallisations glacées leurs paupières, leurs joues, leurs lèvres, toute leur figure, si bien qu'il eût été impossible de les distinguer l'un de l'autre. On eût dit des croque-morts masqués conduisant, en un monde surnaturel, les funérailles de quelque fantôme. Mais sous ce masque, il y avait des hommes qui avançaient malgré tout sur cette terre désolée, méprisants de sa railleuse ironie et dressés, quelque chétifs qu'ils fussent, contre la puissance d'un monde qui leur était aussi étranger, aussi hostile et impassible que l'abîme infini de l'espace. Ils avançaient, les muscles tendus, évitant tout effort inutile et ménageant jusqu'à leur
souffle. Partout autour d'eux était le silence, le silence qui les écrasait de son poids lourd, comme pèse l'eau sur le corps du plongeur au fur et à mesure qu'il s'enfonce plus avant aux profondeurs de l'Océan.
Une heure passa, puis une deuxième heure. La blême lumière du jour, lumière sans soleil, était près de s'éteindre quand un cri s'éleva soudain, faible et lointain, dans l'air tranquille. Ce cri se mit à grandir par saccades jusqu'à ce qu'il eût atteint sa note culminante. Il persista alors durant quelque temps, puis il cessa. Sans la sauvagerie farouche dont il était empreint, on aurait pu le prendre pour l'appel d'une âme errante. C'était une clameur ardente et bestiale, une clameur affamée et qui requérait une proie.
L'homme qui était devant tourna la tête jusqu'à ce que son regard se croisât avec celui de l'homme qui était derrière. Par-dessus la boîte oblongue que portait le traîneau, tous deux se firent un signe.
Un second cri perça le silence. Les deux hommes en situèrent le son. C'était en arrière d'eux, quelque part en la neigeuse étendue qu'ils venaient de traverser. Un troisième cri répondit aux deux autres. Il venait aussi de l'arrière et s'élevait vers la gauche du second cri.
– Ils sont après nous, Bill », dit l'homme qui était devant. Sa voix résonnait rude et comme irréelle, et il semblait avoir fait un effort pour parler. – La viande est rare, repartit son camarade. Je n'ai pas, depuis plusieurs jours, vu seulement la trace d'un lièvre. Ils se turent ensuite. Mais leur oreille demeurait tendue vers la clameur de chasse qui continuait à monter derrière eux. Lorsque la nuit fut tout à fait tombée, ils dételèrent les chiens et les parquèrent, au bord du fleuve, dans un boqueteau de sapins. Puis, à quelque distance des bêtes, ils installèrent le campement. Près du feu, le cercueil servit à la fois de siège et de table. Les chiens-loups grondaient et se querellaient entre eux, mais sans chercher à fuir et à se sauver dans les ténèbres. – Il me semble, Henry, qu'ils demeurent singulièrement fidèles à notre compagnie, observa Bill. Henry, penché sur le feu et occupé à faire fondre un peu de glace pour préparer le café, approuva d'un signe. S'étant ensuite assis sur le cercueil et ayant commencé à manger : – Ils savent, dit-il, que près de nous leurs peaux sont sauves, et ils préfèrent manger qu'être mangés. Ces chiens ne manquent pas d'esprit. Bill secoua la tête : – Oh ! je n'en sais rien ! Son camarade le regarda avec étonnement. – C'est la première fois, Bill, que je t'entends suspecter l’intelligence des chiens. – As-tu remarqué, reprit l’autre en mâchant des fèves avec énergie, comme ils se sont agités quand je leur ai apporté leur dîner ? Combien as-tu de chiens, Henry ? – Six. – Bien, Henry… Bill s’arrêta un instant, comme pour donner plus de poids à ses paroles. – Nous disions que nous avions six chiens. J’ai pris six poissons dans le sac et j’en ai donné un à chaque chien. Eh bien je me suis trouvé à court d’un poisson.
– Tu as mal compté.
– Nous possédons six chiens, poursuivit Bill avec calme. J’ai pris six poissons et N’a-qu’une-Oreille n’en a pas eu. Alors je suis revenu au sac et j’y ai pris un septième poisson, que je lui ai donné.
– Nous n’avons que six chiens, répliqua Henry. – Je n’ai pas dit qu’il n’y avait là que des chiens, mais qu’ils étaient sept convives à qui j’ai donné du poisson. Henry s’arrêta de manger et, par-dessus le feu, compta de loin les bêtes. – En tout cas, observa-t-il, ils ne sont que six à présent. – J'ai vu le septième convive s'enfuir à travers la neige. Henry regarda Bill d'un air de pitié, puis déclara : – Je serai fort satisfait quand ce voyage aura pris fin. – Qu’entends-tu par là ? – J'entends que l'excès de nos peines influe durement sur tes nerfs et que tu commences à voir des choses… – C'est ce que je me suis dit tout d'abord, riposta Bill avec gravité. Mais les traces laissées derrière lui par le septième animal sont encore marquées sur la neige. Je te les montrerai si tu le désires. Henry ne répondit point et se remit à manger en silence. Lorsque le repas fut terminé, il l'arrosa d'une tasse de café et, s'essuyant la bouche du revers de sa main : – Alors, Bill, tu crois que cela était ?… Jaillissant de l'obscurité, à la fois lamentable et sauvage, un long cri d'appel l'interrompit. Il se tut pour écouter et, tendant la main dans la direction d'où le cri était issu :
– C'est un d'eux, dit-il, qui est venu ? » Bill approuva de la tête. – Je donnerais gros pour pouvoir penser autrement. Tu as remarqué toi-même quel vacarme ont fait les chiens. Cris et cris, après cris, se répondant de près, de loin, de tous côtés, semblaient avoir mué tout à coup le Wild en une maison de fous. Les chiens, effrayés, avaient rompu leurs attaches et étaient venus se tasser les uns contre les autres autour du foyer, si près que leurs poils en étaient roussis par la flamme. Bill jeta du bois dans le brasier, alluma sa pipe et, après en avoir tiré quelques bouffées : – Je songe, Henry, que celui qui est là-dedans (et il indiquait de son pouce, la boîte sur laquelle ils étaient assis) est diantrement plus heureux que toi et moi nous ne serons jamais. Au lieu de voyager aussi confortablement après notre mort, aurons-nous seulement, un jour, quelques pierres sur notre carcasse ? Ce qui me dépasse, c'est qu'un gaillard comme celui-ci, qui était dans son pays un lord ou quelque chose d'approchant, et qui n'a jamais eu à trimarder pour la niche et la pâtée, ait eu l'idée de venir traîner ses guêtres sur cette fin de terre abandonnée de Dieu. Cela, en vérité, je ne puis le comprendre exactement. – Il aurait pu se faire de vieux os s'il était demeuré chez lui, approuva Henry. Bill allait continuer la conversation quand il vit, dans le noir mur de nuit qui se pressait sur eux et où toute forme était indistincte, une paire d'yeux brillants comme des braises. Il la montra à Henry qui lui en montra une seconde, puis une troisième. Un cercle d'yeux étincelants les entourait. Par moments, une de ces paires d'yeux se déplaçait ou disparaissait pour reparaître à nouveau l'instant d'après. La terreur des chiens ne faisait que croître. Ils bondissaient, affolés, autour du feu ou venaient, en rampant, se tapir entre les jambes des deux hommes. Au milieu de la bousculade, l'un d'eux bascula dans la flamme. Il se mit à pousser des hurlements plaintifs, tandis que l'air s'imprégnait de l'odeur de sa fourrure brûlée. Ce remue-ménage fit se disperser le cercle de prunelles qui se reforma une fois l'incident terminé et les chiens calmés. – C'est, dit Bill, une fichue situation de se trouver à court de munitions.
Il avait achevé sa pipe et aidait son compagnon à étendre un lit de couvertures et de fourrures sur des branches de sapin préalablement disposées sur la neige. Tout en commençant à délacer ses mocassins de peau de daim, Henry grogna : – Combien dis-tu, Bill, qu'il nous reste de cartouches ? – Trois, et je voudrais qu'il y en eût trois cents. Je leur montrerais alors quelque chose, à ces damnés. Il secoua son poing, avec colère, vers les yeux luisants. Puis ayant enlevé à son tour ses mocassins, il les déposa soigneusement devant le feu. – Je voudrais bien aussi que ce froid soit coupé net. Nous avons eu 500 sous zéro depuis deux semaines. Plût à Dieu que nous n'eussions pas entrepris cette expédition ! Je n'aime pas la tournure qu'elle prend. Ca cloche, je le sens. Mais, puisqu'elle est entamée, qu'elle se termine au plus vite et qu'il n'en soit plus question ! Heureux le jour où, toi et moi, nous nous retrouverons au Fort M'Gurry, tranquillement assis auprès du feu et jouant aux cartes. Voilà mes souhaits ! Henry poussa un nouveau grognement et se glissa sous la couverture. Comme il allait s'endormir, Bill l'interpella avec vivacité : – Dis-moi, Henry, cet intrus qui est venu se joindre à nos bêtes et attraper un poisson, pourquoi, dis-moi, les chiens ne lui sont-ils pas tombés dessus ? C'est là ce qui me tourmente. – Tu te fais, Bill, beaucoup de tracas, répondit Henry d'une voix ensommeillée. Tu n'étais pas ainsi autrefois. Tu digères mal, je pense. Mais assez péroré ! Dors, sinon tu seras demain fort mal en point. Tu te mets sans raison la cervelle à l'envers. Là-dessus, les deux compagnons s'assoupirent. Ils soufflaient lourdement, côte à côte sous la même couverture. Le feu tomba peu à peu et les yeux brillants resserrèrent le cercle qu'ils traçaient. Dès que deux d'entre eux s'avançaient plus près, les chiens grondaient, apeurés et menaçants à la fois. A un moment, leurs cris devinrent si forts que Bill s'éveilla. Il sortit des couvertures avec précaution afin de ne pas troubler le sommeil de son camarade, et renouvela le bois du foyer. Dès que la flamme se fut élevée, le cercle d'yeux recula. Bill jeta un regard sur le groupe des chiens ; puis, s'étant frotté les paupières, il se reprit à les regarder avec plus d'attention. Après quoi, s'étant coulé sous la couverture :
– Henry… Ho ! Henry !
Henry gémit, comme fait quelqu'un que l'on réveille.
– Qu'est-ce qui ne va pas ? interrogea-t-il. – Rien. Mais je viens de les compter, et ils sont encore sept. Henry reçut cette communication sans se troubler et, quelques instants après, il ronflait à poings fermés. C'est lui qui, le matin venu, s'éveilla le premier et tira hors des couvertures son compagnon. Il était six heures, mais le jour ne devait point naître avant que trois heures se fussent écoulées. Dans l'obscurité, il se mit à préparer le déjeuner, tandis que Bill roulait les couvertures et disposait le traîneau pour le départ. – Dis-moi, Henry, demanda-t-il soudainement, combien de chiens prétends-tu que nous avons ? – Six. – Erreur ! s'exclama Bill triomphant. – Sept, de nouveau ? questionna Henry. – Non. Cinq ! Un est parti.
– Enfer !, cria Henry avec colère. Et quittant sa besogne pour venir compter ses chiens : – Tu as raison, Bill, Boule-de-Suif est parti. – Il s'est éclipsé avec la rapidité d'un éclair. La fumée nous aura caché sa fuite. – Ce n'est pas de chance pour lui ni pour nous. Ils l'auront avalé vivant. Je parie qu'il hurlait comme un damné, en descendant dans leur gosier. Malédiction sur eux ! – Ce fut toujours un chien fou, observa Bill. – Si fou qu'il soit, comment un chien a-t-il été assez fou pour se suicider de la sorte ? Henry jeta un coup d'œil sur les survivants de l'attelage, supputant mentalement ce que l'on pouvait pénétrer de leur caractère et de leurs aptitudes. – Pas un de ceux-ci, je le jure bien, ne consentirait à en faire autant. On frapperait dessus à coups de bâton qu'ils refuseraient de s'éloigner. – J'ai toujours pensé et je le répète, dit Bill, que Boule-de-Suif avait la cervelle tant soit peu fêlée. Telle fut l'oraison funèbre d'un chien mort en cours de route sur une piste de la Terre du Nord. Combien d'autres chiens, combien d'hommes n'en ont pas même une semblable !
q
2 Chapitre
La Louve
edéjeuner terminéle rudimentaire matériel du campement rechargé sur le et traîneau, les deux hommes tournèrent le dos au feu joyeux et poussèrent de l'avant dans les ténèbres qui n'étaient point encore dissipées. Les cris d'appel, funèbres et Lse réchauffer et se teignit de couleur rose. Puis se dessina la ligne de démarcation féroces, continuaient à retentir et à se répondre dans la nuit et le froid. Ils se turent quand le jour, à neuf heures, commença à paraître. A midi, le ciel, vers le sud, parut que met la rondeur de la terre entre le monde du nord et les pays méridionaux où luit le soleil. Mais la couleur rose se fana rapidement. Un jour gris lui succéda, qui dura jusqu'à trois heures pour disparaître à son tour, et le pâle crépuscule arctique redescendit sur la terre solitaire et silencieuse. Lorsque l'obscurité fut revenue, les cris de chasse recommencèrent à droite, à gauche, provoquant de folles paniques parmi les chiens, tout harassés qu'ils étaient. – Je voudrais bien, dit Bill en remettant pour la vingtième fois les chiens dans le droit sentier, qu'ils s'en aillent au diable et nous laissent tranquilles. – Il est certain qu'ils nous horripilent terriblement, approuva Henry. Le campement fut dressé comme le soir précédent. Henry surveillait la marmite où bouillaient des fèves, lorsqu'un grand cri poussé par Bill, et accompagné d'un autre cri aigu, de douleur celui-là, le fit sursauter. Il releva le nez juste à temps pour voir une forme vague qui courait sur la neige et disparaissait dans le noir. Puis il aperçut Bill qui était debout au milieu des chiens, mi-joyeux, mi-contrit, tenant d'une main un fort gourdin, de l'autre la queue et une partie du corps d'un saumon séché. – Je n'en ai sauvé que la moitié, dit Bill. Mais le voleur en a reçu pour le reste. L'entends-tu hurler ? – Et quelle forme avait-il, ce voleur ? demanda Henry. – Je n'ai pu le bien voir mais, ce que je sais, c'est qu'il a quatre pattes, une gueule, et une fourrure qui ressemble à celle d'un chien. – Ce doit être, j'en jurerais, un loup apprivoisé. – Diantrement apprivoisé, en ce cas, pour être venu ici au moment juste du dîner et emporter un morceau de poisson ! Assis sur la boîte oblongue, les deux hommes, après avoir mangé, avaient humé leurs pipes comme ils en avaient l'habitude. Le cercle d'yeux flamboyants vint les entourer comme la veille, mais plus proche. Bill se reprit à gémir. – Dieu veuille qu'ils tombent sur une bande d'élans ou sur quelque autre gibier, et qu'ils décampent à sa suite ! Ce serait pour nous un débarras… Henry eut l'air de n'avoir pas entendu mais, comme Bill faisait mine de recommencer ses plaintes, il se fâcha tout rouge.
– Arrête, Bill, tes coassements. Tu as des crampes d'estomac, je te l'ai déjà dit, et c'est ce qui te fait divaguer. Avale une pleine cuillerée de bicarbonate de soude, cela te calmera, je t'assure, et tu redeviendras d'une plus plaisante compagnie.
Le matin suivant, d'énergiques blasphèmes proférés par Bill réveillèrent Henry. Celui-ci se souleva sur son coude et, à la lueur du feu qui resplendissait, vit son camarade, entouré des chiens, qui agitait dramatiquement ses bras et se livrait aux plus affreuses grimaces. – Hello ! appela Henry. Qu'y a-t-il de nouveau ? – Grenouille a décampé, répondit Bill. – Non ? – Je dis oui. Henry sauta hors des couvertures et alla vers les chiens. Il les compta avec soin, après quoi il se joignit à Bill pour maudire les pouvoirs malfaisants du Wild, qui lui avaient ravi un autre chien. – Grenouille était le plus vigoureux de la troupe, prononça Bill. – Et celui-là n'était pas un chien fou, ajouta Henry. Telle fut, en deux jours, la seconde oraison funèbre. Le déjeuner fut mélancolique et les quatre chiens qui restaient furent attelés au traîneau. La journée ne différa pas de la précédente. Les deux hommes peinaient sans parler. Le silence n'était interrompu que par les cris qui les poursuivaient et s'attachaient à leur marche. Mêmes paniques des chiens, mêmes écarts de leur part hors du sentier tracé, et même lassitude physique et morale des deux hommes. Quand le campement eut été établi, Bill, à la mode indienne, enroula autour du cou des chiens une solide lanière de cuir à laquelle était lié, à son tour, un bâton de cinq à six pieds de long. Le bâton, à son autre extrémité, était attaché par une seconde lanière à un pieu fiché en terre. De chaque côté, les joints étaient si serrés que les chiens ne pouvaient mordre le cuir et le ronger. – Regarde, Henry, dit Bill avec satisfaction, si j'ai bien travaillé ! Ces imbéciles seront forcés de se tenir tranquilles jusqu'à demain. S'il en manque un seul à l'appel, je veux me passer de mon café. Henry trouva que c'était parfait ainsi. Mais, montrant à Bill le cercle d'ardentes prunelles qui, pour le troisième soir, les enserrait : – Dommage tout de même, fit-il, de ne pouvoir flanquer à ceux-ci quelques bons coups de fusil ! Ils ont compris que nous n'avions pas de quoi tirer, aussi deviennent-ils de plus en plus hardis. Les deux hommes furent quelque temps avant de s'endormir. Ils regardaient les formes vagues aller et venir hors de la frontière de lumière que marquait le feu. En observant avec attention les endroits où une paire d'yeux apparaissait, ils finissaient par percevoir la silhouette de l'animal qui se dessinait et se mouvait dans les ténèbres.
Un remue-ménage qui se produisait parmi les chiens les fit se détourner de leur côté. N'a-qu'une-Oreille, gémissant et geignant avec des cris aigus, tirait de toutes ses forces, dans la direction de l'ombre, sur son bâton qu'il mordait frénétiquement et à pleines dents.
– Bill, regarde ceci ! » chuchota Henry. Dans la lumière du feu, un animal semblable à un chien se glissait d'un mouvement oblique et furtif. Il paraissait en même temps audacieux et craintif, observait les deux hommes avec précaution et cherchait visiblement à se rapprocher des chiens. N'a-qu'une-Oreille, s'aplatissant vers lui sur le sol, redoublait ses gémissements. – C'est une louve, murmura Henry. Elle sert d'appât pour la meute. Quand elle a attiré un chien à sa suite, toute la bande tombe dessus et le mange.
Au même moment, une des bûches empilées sur le feu dégringola en éclatant avec bruit. Effaré, l'étrange animal fit un saut en arrière et disparut dans les ténèbres. – Je pense une chose, dit Bill. – Laquelle, s'il te plaît ? – C'est que l'animal vu par nous est le même que celui qui a été rossé par mon gourdin. – Il n'y a pas le plus léger doute sur ce point. – Il convient en outre de remarquer, poursuivit Bill, que sa familiarité excessive avec la flamme de notre foyer n'est pas naturelle et choque toutes les idées reçues. – Ce loup en connaît certainement plus qu'un loup qui se respecte n'en doit connaître, confirma Henry. Il n'ignore pas non plus l'heure du repas des chiens. Cet animal a de l'expérience. – Le vieux Villan, dit Bill en se parlant tout haut à lui-même, possédait un chien qui avait coutume de s'échapper pour aller courir avec les loups. Nul ne le sait mieux que moi, car je le tuai un beau jour, dans un pacage d'élans, sur Little Stick. Le vieux Villan en pleura comme un enfant qui vient de naître. Il n'avait pas vu ce chien depuis trois ans. Tout ce temps, la bête était demeurée avec les loups. – Je pense, opina Henry, que tu as trouvé la vérité. Ce loup est un chien, et il y a longtemps qu'il mange du poisson de la main de l'homme. – Si j'ai quelque chance, déclara Bill, nous aurons la peau de ce loup qui est un chien. Nous ne pouvons continuer à perdre d'autres bêtes. –Souviens-toi qu'il ne nous reste plus que trois cartouches. –Je le sais et les réserve pour un coup sûr.
Henry, au matin, ayant ranimé le feu, fit cuire le déjeuner, accompagné dans cette opération par les ronflements sonores de son camarade. Il le réveilla seulement lorsque les aliments furent prêts. Bill commença à manger, dormant encore. Ayant remarqué que sa tasse à café était vide, il se pencha pour atteindre la cafetière. Mais celle-ci était du côté d'Henry et hors de sa portée. – Dis-moi, Henry, interrogea-t-il avec un petit grognement d'amitié, n'as-tu rien oublié de me donner ? Henry fit mine de regarder autour de lui et secoua la tête. Bill avança sa tasse vide. – Tu n'auras pas de café, prononça Henry. – Aurait-il été renversé ? demanda Bill avec anxiété. – Ce n'est pas cela. – Si tu m'en refuses, tu vas arrêter ma digestion. – Tu n'en auras pas ! Un flux de sang et de colère monta au visage de Bill. – Veux-tu, je te prie, parler et t'expliquer ?
– Gros-Gaillard est parti. Lentement, avec la résignation du malheur, Bill tourna la tête et compta les chiens. – Comment cela est-il arrivé ? demanda-t-il anéanti. – Je l'ignore. Gros-Gaillard ne pouvait assurément ronger lui-même la lanière qui l'attachait au bâton. N'a-qu'une-Oreille lui aura rendu sans doute ce service. – Le damné chien ! dit Bill. Ne pouvant se libérer, il a libéré son compère. – En tout cas, c'en est fini maintenant de Gros-Gaillard. Je suppose qu'il est déjà digéré et
qu'il se cahote, en ce moment, dans le ventre de vingt loups différents. Cette troisième oraison funèbre prononcée, Henry poursuivit : – Maintenant, Bill, veux-tu du café ? Bill fit un signe négatif. – C'est bien certain ? insista Henry en levant la cafetière, il est pourtant bon. Mais Bill était têtu. Il mit sa tasse à l'écart. – J'aimerais mieux, dit-il, être pendu. J'ai donné ma parole et je la tiendrai. Il absorba son déjeuner à sec et ne l'arrosa que de malédictions à l'adresse de N'a-qu'une-Oreille, qui lui avait joué ce mauvais tour. – Cette nuit, dit-il, je les attacherai mutuellement hors de leur atteinte. Les deux hommes avaient repris leur marche. Ils n'avaient pas cheminé plus de cent mètres dans l'obscurité quand Henry, qui allait devant, heurta du pied un objet qu'il ramassa et qu'il lança, s'étant retourné, dans la direction de Bill. – Tiens, Bill, dit-il, voilà quelque chose qui pourra t'être utile. Bill poussa une exclamation. C'était tout ce qui restait de Gros-Gaillard, le bâton auquel il avait été attaché. – Ils l'ont dévoré en entier, dit Bill, les os, les côtes, la peau et tout. Le bâton même est aussi net que le dessus de ma main ; ils ont mangé le cuir qui le garnissait à ses deux bouts. Ils ont l'air terriblement affamés. Pourvu que toi et moi nous ne subissions pas un sort identique avant d'être parvenus au terme de notre voyage !
Henry se mit à rire.
– C'est la première fois, dit-il, que je suis ainsi pisté par des loups, mais j'ai connu d'autres dangers et m'en suis tiré sain et sauf. Prends ton courage à deux mains et ne crains rien. Ils ne nous auront pas, mon fils. – Voilà ce qu'on ne sait pas… oui, ce qu'on ne sait pas. – Tu es pâle et as une mauvaise circulation du sang. Il te faudrait de la quinine. Je t'en bourrerai quand nous serons arrivés. Le jour fut, une fois de plus, semblable aux jours précédents. Apparition de la lumière à neuf heures ; à midi, le reflet lointain, vers le Sud, du soleil invisible ; puis le gris après-midi, précédant la nuit rapide. A l'heure où le soleil esquissait son faible effort, Bill prit le fusil dans le traîneau et dit : – Je vais aller voir, Henry, ce que je puis faire. – Sois prudent et garde-toi qu'il ne t'arrive malheur ! Bill s'éloigna dans la solitude. Il revint, une heure après, vers son compagnon qui l'attendait avec une certaine anxiété. – Ils se sont éparpillés, raconta-t-il, et rôdent au large de nous, courant de-ci de-là, mais sans nous lâcher. Ils savent qu'ils sont sûrs de nous avoir et qu'il leur suffît de patienter. En attendant, ils tâchent de se mettre quelque autre chose sous la dent. – Tu prétends, observa Henry, qu'ils sont sûrs de nous avoir ? Bill fit semblant de ne pas avoir entendu et continua : – J'en ai aperçu quelques-uns. Ils sont maigres à faire peur. Ils n'ont pas mangé un morceau depuis des semaines, en dehors, bien entendu, de nos trois chiens. Il y en a parmi eux qui n'iront pas loin. Leurs flancs sont pareils à des planches à laver et leurs estomacs remontés collent presque à l'épine dorsale. Ils en sont, je puis te le dire, à la dernière phase de la désespérance. Ils sont à demi enragés et attendent.
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