John Baird Callicott : Éthique de la terre
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John Baird Callicott est un penseur américain, né en 1941, dont les travaux s’inscrivent le cadre de l’environnemental ethics. Celle-ci interroge les comportements humains dans une perspective écologique : comment définir un mode de vie soutenable tant pour la perpétuation de l’homme que pour la préservation des milieux naturels ?
Callicott défend l’idée que c’est la terre (land) qui sera le principal sujet de préoccupation pour le 21ème siècle. Le land est la terre comme territoire et comme habitat, comme parcelle de monde dont nous sommes en charge. L’éthique environnementale entend renouveler en profondeur la réflexion philosophique en réanimant une idée philosophique, vénérable mais un peu oubliée, celle de Nature. Pour cela, Callicott s’appuie sur les développements des sciences physiques et biologiques depuis un siècle, afin d’en tirer toutes les implications philosophiques dont elles sont porteuses : qu’est-ce que la Nature après Einstein et la physique quantique ? Loin d’y voir
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John Baird Callicott : Éthique de la terre
vendredi 26 octobre 2012, parNicolas Rousseau
John Baird Callicott est un penseur américain, né en 1941, dont les travaux s’inscrivent le cadre de l’environnemental ethics. Celle-ci interroge les comportements humains dans une perspective écologique : comment déInir un mode de vie soutenable tant pour la perpétuation de l’homme que pour la préservation des milieux naturels ?
Callicott défend l’idée que c’est la terre (land) qui sera le principal sujet de préoccupation pour le 21ème siècle. Lelandest la terre comme territoire et comme habitat, comme parcelle de monde dont nous sommes en charge. L’éthique environnementale entend renouveler en profondeur la réexion philosophique en réanimant une idée philosophique, vénérable mais un peu oubliée, celle de Nature. Pour cela, Callicott s’appuie sur les développements des sciences physiques et biologiques depuis un siècle, aIn d’en tirer toutes les implications philosophiques dont elles sont porteuses : qu’est-ce que la Nature après Einstein et la physique quantique ? Loin d’y voir une ruine de cette idée, Callicott y cherche une source de pensée nouvelle pour comprendre les relations des vivants entre eux et avec leur milieu. L’homme est pour cette raison invité à adopter une vision écocentrique du monde. Ce décentrement n’est pourtant pas un oubli de l’homme, mais une manière nouvelle de solliciter ses ressources morales : quel comportement adopter, quelles nouvelles manières de vivre inventer, pour surmonter cette « crise tranquille » (quiet crisis) que traverse notre civilisation de la puissance machinique ?
Trois livres de l’auteur ont récemment été traduits en français :Éthique de la terre,Pensées de la terreetGenèse[1] . Je m’intéresserai surtout au premier d’entre eux,Éthique de la terre, recueil d’essais qui expose les principaux problèmes auxquels est confronté celui qui voudrait rééchir aux valeurs du XXïe
siècle -projet que l’auteur déInit, à la suite d’Aldo Léopold, par la belle expression deLand Ethic, éthique de la terre.
Critique de la philosophie académique
Si on peut le dire en termes heideggeriens, c’est notre être-au-monde que Callicott nous invite à repenser. Repenser la Nature et notre place en son sein,
c’est se remettre à penser tout court. C’est reconsidérer concrètement notre place sur terre pour le siècle qui commence. La philosophie ne peut pas ignorer un sujet si sérieux. Callicott est très critique envers la philosophie universitaire, qui passe complètement à côté des enjeux d’une éthique de la terre, tout comme la plupart des institutions et entreprises, qui continuent, selon le modèle de l’âge industriel, d’envisager le milieu naturel comme une réserve de ressources exploitables, malgré tous les discours sur le développement durable. C’est avec cette vision industrielle que Callicott entend rompre. On comprend alors qu’il aîrme le caractère proprement révolutionnaire d’une pensée environnementaliste.
« Quand le XXïe siècle sera parvenu à maturité, qu’est-ce qui aura succédé à la philosophie analytique et à la phénoménologie ? J’ai parié ma vie sur la conviction que la philosophie de l’écologie sera considérée par les futurs historiens comme le berceau de l’eFort qui, au XXïe siècle, mettra au jour les implications philosophiques des profonds changements de paradigme réalisés par les sciences au XXe siècle ».
Callicott dénonce ce qu’il y a d’intenable à continuer à faire de la philosophie comme si rien ne se passait d’important hors des murs de l’université. En s’enfermant dans des discussions ne faisant appel qu’à la dialectique pure et à l’histoire de la pensée, la philosophie analytique et la phénoménologie ont implicitement accepté de réduire leur discipline à une épistémologie générale ou à une analyse langagière tatillonne. ïl se met en place toute une manière de penser qui ressemble fort à une néo-scolastique : « Le maintien Idèle du statu quo au service de l’ordre établi est une fonction centrale des institutions universitaires. La philosophie académique classique remplit cette fonction en partie par ce que j’appellerais une tactique de diversion : en concentrant les facultés critiques considérables de la philosophie sur des puzzles intellectuels cryptés (comme par exemple les relations référentielles entre mots et objets), éloignés des problèmes communs et pressants du monde réel – des problèmes dont la résolution pourrait entraner de profonds changements économiques, sociaux et politiques » [2].
L’oubli de la crise écologique dans le discours universitaire n’est pas simplement de la paresse mais une attitude irresponsable. Au lieu d’éveiller les consciences et d’interroger le sens de nos pratiques, comme c’est son rôle, la philosophie laisse Iler les problèmes. En retrouvant cette dimension critique de la philosophie, Callicott ne cherche qu’à renouer avec une tradition qui s’est toujours interrogée sur son présent : « Nous tentons d’appliquer les méthodes traditionnelles de la philosophie - critique et invention conceptuelle - à un nouveau genre de problèmes réels bien déInis : appauvrissement biologique, dégradation écologique, changement climatique, auxquels l’humanité est confrontée » [3]
« Nous faisons partie du paysage »
ïl n’est plus possible de délimiter une frontière nette entre l’homme et son environnement. Les deux sont inextricablement entrelacés. De ce fait, la conduite
des hommes engage le mode de vie de toutes les créatures et de l’environnement dans son entier. C’est aussi pour cela que l’éthique environnementaliste peut prétendre au statut de philosophie première car elle s’interroge sur le tout de notre existence. Ce qui ne signiIe du reste pas qu’elle aurait à se montrer arrogante, ou dominatrice, bien au contraire. Une des vertus que nous enseigne l’environnementalisme est l’humilité : l’homme n’est plus au-dessus de la nature.
« Pour l’éthique de la terre, nous faisons partie du paysage. C’est le grand enseignement de l’écologie scientiIque - science des interrelations des êtres vivants entre eux et avec leur milieu - que de nous apprendre à voir et à sentir que, depuis la bactérie jusqu’à la « faune charismatique » nous appartenons à la communauté des vivants [...] La théorie de l’évolution et l’écologie scientiIque favorisent en nous la conscience d’être insérés au sein d’un monde de liens réciproques, et c’est précisément la conscience de cette réalité qui rend légitime, et fondé en raison, le projet d’une extension de l’éthique au-delà des communautés humaines » [4].
En décalquant l’expression de Philippe Descola, qui propose une sociologie des collectifs, on pourrait parler chez Callicott d’une éthique des collectifs -si par collectifs on entend un ensemble intégrant des humains et des non-humains (animaux, plantes, rivière, montagne...) [5].
Les principes de l’éthique environnementale
« Si le progrès moral et le développement civilisé se poursuivent dans le sens que semblent indiquer à la fois un bref aperçu de l’histoire et la simple expérience d’un passé récent, les générations futures censureront l’esclavage banal et universel de la nature, comme nous condamnons aujourd’hui l’esclavage humain, tout aussi banal et universel il y a trois mille ans » [6].
S’inscrivant dans un mouvement global de prise de conscience écologique, la philosophie que met en avant Callicott est aussi un « laboratoire de l’avenir » [7] : elle est une réponse morale aux bouleversements scientiIques du début du XXe siècle, et à la crise actuelle de l’environnement, en vue de déInir un mode de vie soutenable. En matière d’éthique environnementale, tout reste à faire : en premier lieu de déInir ses fondements. Callicott reprend à son compte un principe énoncé par Aldo Léopold dansAlmanach d’un comté des sables:A thing is right when it tends to preserve the integrity, stability, and beauty of the biotic community. It is wrong when it tends otherwise. « Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste si ce n’est pas le cas ».
Callicott commente comme suit : « Selon cette mesure du juste et de l’injuste, non seulement il serait injuste pour un fermier, pour faire plus de bénéIce, d’abattre la forêt sur 75% d’un versant, d’y mettre ses vaches et d’y laisser raviner eaux de pluies, rochers et terre ; mais il serait également injuste pour l’agence fédérale de la pêche et de la vie sauvage, au nom du bien-être individuel de l’animal, de permettre aux populations de cerfs, de lapins, d’ânes
sauvages, ou quoi que ce soit, de proliférer sans limite et ainsi de menacer l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique dont ils sont membres. Ainsi, l’éthique de la terre n’a pas seulement un côté ou une dimension historique -elle est tout bonnement holistique » [8].
L’auteur s’attache alors à justiIer, d’une part, cette conception holistique de l’éthique et à déInir, d’autre part, les diîcultés posées par cette recherche des principes.
Les études écologiques montrent que les milieux de vie sont interdépendants les uns des autres. L’industrie humaine et la mondialisation ont accru cette solidarité systémique, par la négative, pourrait-on dire, puisque l’homme a le pouvoir de bouleverser les écosystèmes et le climat à l’échelle de la planète. Nous avons besoin d’une prise de conscience, qui commence par la reconnaissance d’un fait simple : la terre est une communauté biotique [9]. Tous les vivants partagent en fait un seul écosystème global. L’approche holistique se fonde sur l’écologie pour déInir des règles valables pour la nature en générale, et pour trouver des applications dans chaque cas particulier. « Tu n’éradiqueras pas, tu ne pas provoqueras pas l’extinction des espèces, tu prendra de grandes précautions en introduisant des espèces exotiques et domestiques dans des écosystèmes locaux, en tirant l’énergie du sol, en la recyclant dans le biote, et en endiguant ou polluant les cours d’eau ; et tu devras faire preuve d’une particulière sollicitude envers les oiseaux prédateurs et les mammifères. Tels sont, brièvement, les préceptes moraux de l’éthique de la terre » [10].
Plus que l’énoncé de règles et recommandations, qui seront toujours soit trop générales, soit trop précises, Callicott nous engage à nous soucier davantage de notre environnement et d’ajouter aux principes moraux que nous connaissons déjà (familiaux, patriotiques etc.) un ensemble de principes proprement écologiques. Ceux-ci ne se substituent pas aux autres mais s’ajoutent, comme un cercle supplémentaire de soucis éthiques qui vient englober les autres dimensions de notre vie : « Les obligations familiales, en général, passent avant les devoirs envers la nation, et les obligations humanitaires, en général, passent avant les devoirs envers la nature. C’est pourquoi l’éthique de la terre n’est pas draconienne ou fasciste. Elle n’annihile pas la moralité humaine. Cependant, l’éthique de la terre peut, comme c’est le cas avec tout nouveau progrès moral, demander des choix qui aFectent, en retour, les besoins des cercles socio-éthiques les plus intimes. Les impôts et le service militaire peuvent entrer en conit avec certains impératifs familiaux. Si l’éthique de la terre n’annule en aucun cas la moralité humaine, elle peut cependant l’aFecter » [11].
Penseur de l’éthique, Callicott a l’intérêt d’être également attaché à déInir précisément de quoi est composé notre environnement. Sa philosophie s’appuie sur les sciences, aIn de redéInir aujourd’hui, ce qu’est la Nature, à la lumière de la nouvelle physique née au siècle dernier.
La nature de la Nature
Callicott s’appuie sur un « modèle du circuit énergétique de la nature » [12] : les individus sont une perturbation locale dans un ux d’énergie indistinct. Autrement dit, tous les êtres participent bien d’une même "substance", s’il faut parler comme les philosophies ioniens. On peut, par commodité, parler d’un monisme : toutes les choses sont de même nature. « Les canaux vivants - les chanes alimentaires - à travers lesquels circule l’énergie sont composés d’individus végétaux et animaux. Un fait central et fort se trouve au coeur du processus écologique : l’énergie, la monnaie d’échange de l’économie de la nature, passe d’un organisme à un autre, non pas d’une main à une autre comme une pièce de monnaie, mais pour ainsi dire d’un estomac à un autre. Manger et être mangé, vivre et mourir, tel est le refrain de la communauté biotique » [13].
L’approche holistique est bien loin de voir l’harmonie à l’oeuvre de la Nature. ïl n’y a chez Callicott aucune idée d’un ensemble créé et organisé par un être divin (discours des partisans de l’ïntelligent Design). Le retour d’une philosophie de la Nature n’est pas une occasion de ré-enchanter ce que la modernité avait réduit à un jeu mécanique de forces en interaction. Callicott ne cherche pas à refonder une métaphysique de la nature. ïl ne la considère pas avantage comme quelque chose de mystérieux, qui ferait éventuellement l’objet d’une inquiétude religieuses. Elle n’est pas non plus une substance ineFable :
« Dans la pensée classique indienne, toutes les choses sont une parce que toutes les choses sont des manifestations ou des expressions phénoménales et, au bout du compte, illusoires de Brahman [...] En écologie contemporaine tout comme en théorie quantique, l’unicité de la nature, au niveau des phénomènes qui retiennent respectivement leur attention, est systémique et (de façon interne) relationnelle. Aucune manifestation mystérieuse d’un être indiFérencié. La nature serait plutôt un ensemblediFérenciéetstructuré. Les particules et les organismes vivants, dans leur multiplicité, conservent, au Inal, leurs identités et leurs caractères particuliers -quoique éphémères - à tous les niveaux d’organisation » [14].
L’étude holistique n’a donc rien à voir avec la conceptionNew Aged’un grand tout vivant dans lequel nous devrions aspirer à nous fondre. Si les êtres vivants sont unis les autres aux autres, c’est qu’ils sont dépendants les uns des autres pour leur nourriture. Leurs diFérenciations ne sont pas illusoires. Le tout ne résorbe pas en lui ses parties : la nature forme un système, mais les animaux n’en continuent pas moins de se dévorer entre eux. Selon cette conception physicaliste et écologique, la nature perd de sa superbe, mais pas de sa richesse. Elle appelle aussi de notre part une prise en compte éclairé de son mode de fonctionnement et des prises de responsabilité sur sa protection.
La recherche sur la nature et sur les principes de l’environnementalisme débouche sur une prise de conscience. Cependant, si la nature n’a rien de sacré, pourquoi chercher à la préserver ? Pourquoi ne pas accorder une préférence égoste à notre espèce et lui donner le droit de dominer les autres ? Pour soutenir son projet éthique, l’auteur nous propose non seulement une approche holistique de la terre, mais plus encore, il défend une vision écocentriste : l’homme n’est qu’une partie de la nature. Callicott propose une rupture nette avec le paradigme
de la modernité, qui était anthropocentriste. Callicott montre qu’il faut dépasser ce modèle et remettre la Nature au centre du monde.
géants à Yosemite Park, Californie. Photo NR.
L’introuvable fondement de l’éthique environnementaliste ?
Séquoias
L’homme justiIe sa place au centre du monde par la valeur qu’il s’accorde à lui-même, en tant qu’être conscient et raisonnable. Si l’on veut défendre la position selon laquelle les êtres non-humains ont une valeur en soi, on est donc conduit à chercher un critère permettant d’attribuer une valeur aux animaux et aux
plantes. De quel droit peut-on leur accorder une valeur si grande faille qu’il faille les protéger, alors que ces êtres n’ont pas de moyen d’exprimer, par le langage, une raison comparable à celle de l’homme ? Animaux et plantes ne peuvent eux-mêmes exiger une telle reconnaissance, du fait qu’ils ne peuvent se constituer en sujets conscients. ïl faut dès lors savoir dans quelles conditions il est possible d’attribuer des propriétés morales à un être, telles qu’elles puissent lui conférer une dignité analogue à celle de l’homme.
Callicott discute de la théorie bio-centrique de Rolston [15]. La solution de ce dernier est de passer outre le critère de la conscience, c’est-à-dire de penser des sujets, et des intentionnalités, mais sans réexivité explicite. On évite ainsi les impasses de l’intersubjectivité : on n’attendra pas d’avoir accès à l’intériorité des bêtes pour leur accorder de la valeur. « En l’absence de tout sujetintentionnel, il ne peut y avoir de valeur. Or, il se peut que certains actes intentionnels, même ceux des sujets hautement évolués capables de prendre conscience d’eux-mêmes, ne soient pas expérimentés comme tels. Un homme qui court après tous les jupons, par exemple, peut ne pas prendre conscience de l’amour qu’il porte à sa femme avant que celle-ci ne le quitte. Ce qui rend si convaincante la façon dont la théorique biocentrique de Rolston établit l’existence de la valeur intrinsèque tient précisément à ce que l’on peut se Igurer les organismes non conscients comme des êtres capables de se valoriser eux-mêmes, sans que la possibilité leur soit donnée pour autant de faire l’expérience de l’acte par lequel ils se valorisent eux-mêmes [...] Remarquons quand même qu’en exposant sa position, Rolston a déconstruit le sujet cartésien. ïl a établi un continuum, une sorte de pente glissante, conduisant de sujets humains se valorisant eux-mêmes pleinement, aux lémuriens considérés comme des sujets valorisants quasi conscients d’eux-mêmes, puis aux fauvettes, sujets valorisants doués de conscience mais à peine conscients d’elles-mêmes, et enIn au Trillium, qui regroupe des formes de vie plongées dans la plus profonde inconscience. Par étapes progressives, la subjectivité du sujet ne cesse de s’éroder jusqu’à ce que nous atteignions, avec les plantes, le plan des non-sujets capables de s’attribuer une valeur » [16].
La solution biocentrique, malgré ses mérites, ne convainc pas totalement Callicott, car elle est encore trop dépendante d’une vision individualiste de la nature. L’environnementaliste ne se soucie pas tant du bien-être des pucerons, des arbres ou des vers de terre pris individuellement : un garde-forestier ne peut laisser proliférer toutes les espèces du domaine dont il est en charge. De plus, comme l’individu vivant n’existe pas indépendamment d’un écosystème, il serait contradictoire de pratiquer un holisme des milieux, tout en cherchant à fonder une valorisation éthique sur des critères individuants.
« C’est pour cette raison que j’ai personnellement choisi de ne pas essayer de m’inscrire à la suite de Kant et de ceux de ses héritiers qui ont opté en faveur d’une éthique biocentrique, et donc de ne pas reprendre à mon compte le projet qui consiste à faire surgir, comme par magie, la valeur intrinsèque de la capacité des sujets à s’accorder eux-mêmes une valeur et à se rendre compte que d’autres s’en accordent une comme eux. J’ai préféré proposer que nous fondions
l’éthique environnementale sur la capacité qui est la nôtre, en tant qu’hommes, d’accorder une valeur aux entités naturelles non humaines pour ce qu’elles sont -indépendamment à la fois des services qu’elles peuvent nous rendre, et de la question de savoir si, oui ou non, elles sont capables de s’accorder une valeur à elles-mêmes » [17].
La vision écocentriste dont Callicott se fait le tenant ne se confond pas avec le bio-centrisme hérité de Kant que soutient Rolston. Celui-ci est obligé de se plier à des « acrobaties théoriques » [18] pour défendre, agnostiquement, un certain caractère sacré de la vie. Callicott ne cherche pas à fonder son propos sur une mystique vitaliste, là où la simple considération de l’existence animale nous montre que les bêtes, loin de se ménager entre elles, passent sans arrêt dans l’estomac l’une de l’autre. De cette réalité, on ne tirera pas un pessimisme à la Schopenhauer, dénonçant la cruauté intrinsèque du vouloir-vivre ; plus simplement, on admettra qu’un modèle bio-centrique n’est pas satisfaisant pour une prise en charge des questions environnementales.
La postmodernité
La question d’un fondement de l’éthique environnementale demeure volontairement ouverte par Callicott. La période actuelle, qu’il qualiIe de "postmodernité" amorce une transition vers un nouveau système de valeurs encore à construire. Ce que suggère le propos du livre, c’est peut-être que nous assistons à un élargissement progressif de la conscience environnementale, et donc à la déInition progressive de nouvelles responsabilités.
« Les comportements que l’évolution a formés, ainsi que les émotions qui les animent, sont souvent les instruments aveugles et brutaux de la protection de notre valeur sélective globale (inclusive îtness) [...] ïls [nos ancêtres] n’avaient pas la sophistication intellectuelle leur permettant d’eFectuer un calcul coût-avantage en termes de “valeur sélective” globale [...] L’évolution les a dotés de sentiments et d’impulsions altruistes diFus - qui servaient au départ à promouvoir leur propre reproduction génétique, mais qui ont dévié vers des Ins sociales plus larges quand les circonstances ont changé » [19].
Callicott, me semble-t-il, suggère de poursuivre cet élargissement de la morale et, plutôt que de chercher un fondement à l’éthique qu’il propose, de saisir celle-ci dans un mouvement qui est constitutif de notre histoire et qu’il nous revient aujourd’hui de poursuivre, en marquant au passage les ruptures nécessaires. : de la communauté clanique aux sociétés intermédiaires, jusqu’à l’humanité et aujourd’hui à la terre dans son entier. Projet qui peut paratre orgueilleux, démesuré et qui en réalité, nous ramène à nos liens de dépendances : « La science a élargi notre vision du monde. La Terre est une petite planète dans un univers immense et inhospitalier. Ses autres habitants et nous-mêmes sommes réellement, d’un point de vue cosmique, une famille restreinte. De ce même point de vue, nous dépendons eFectivement pour notre existence -avec la moindre respiration, le moindre morceau de nourriture - de nos compagnons-voyageurs dans l’odyssée de l’évolution » [20].
Préserver ou conserver l’environnement ?
S’il est nécessaire de modiIer le cours de l’activité humaine pour protéger l’environnement, une alternative se pose : soit préserver complètement, c’est-à-dire accepter de sanctuariser certaines parcelles de nature sauvage : ne plus y toucher du tout, maintenir l’intégrité parfaite ; soit conserver, c’est-à-dire intervenir pour maintenir en l’état les milieux naturels, en contribuant à leur stabilité.
L’option préservationniste a été défendue par John Muir, qui attribuait une valer en soi aux terres non touchés par l’homme. Muir contribua notamment à la sauvegarde de la vallée de Yosemite, qui devint le premier parc naturel des Etats-Unis. John Muir s’opposa aux thèses conservationnistes de GiFord Pinchot, pour qui la nature doit être protégée, mais aIn que ses ressources soient mieux exploitées : pâturages utilisés pour élever des moutons etc.
Callicott montre les contradictions des deux options :
Lepréservationnismepour sa part tombe dans une contradiction assez directe, en postulant qu’il ne faut plus du tout toucher à certains territoires... ce qui suppose également une intervention active et permanente pour ne pas toucher à ces terres. « En pensant protéger une nature vierge de toute présence humaine, nous sommes paradoxalement obligés de la gérer activement et de manière envahissante. Nous sommes donc amenés à envisager une protection de la nature peut-être moins pointilleuse, mais intégrant plus en amont la présence humaine » [21].
Leconservationnismede Muir n’est pas satisfaisant non plus, puisqu’on sait que les écosystèmes ne sont jamais stables. Des espèces prolifèrent, puis s’éteignent, des feux dévastent des arbres, permettant à d’autres plantes de prendre leur place. Des maladies se répandent etc. L’écologie nous montre une nature en évolution constante, où le malheur des uns peut faire la prospérité des autres. Conserver en l’état un milieu de vie, c’est artiIciellement protéger une sorte de "pureté" dont les vivants n’ont cure. « Paradoxalement, les réserves naturelles doivent être restaurées et activement gérées si l’on veut qu’elles restent un habitat adéquat pour les espèces locales » [22].
Discussion des trois critères de Léopold : beauté, intégrité, stabilité
Le problème n’est pas l’intervention humaine en tant que telle. Quand les premiers Européens sont arrivés sur le continent américain, ils n’ont pas trouvé une nature vierge de toute trace humaine, mais des terres que les ïndiens savaient exploiter sans les épuiser. ïl n’en est plus rien aujourd’hui : « Le problème avec les perturbations d’origine anthropiques - comme la foresterie et l’agriculture industrielle, le développement urbain, le chalutage et autres - est qu’elles sont plus fréquentes, plus étendues et d’une occurrence plus régulière que les perturbations naturelles [...] ïl y a l’élimination à une échelle continentale des grands prédateurs de la communauté biotique ; la substitution ubiquiste d’espèces domestiques aux espèces sauvages ; l’homogénéisation écologique de la planète résultant de la “mise en commun à l’échelle mondiale des ores et des
faunes” par l’action des homme ; l’ubiquiste action de “polluer les eaux et de les obstruer par des barrages”. » [23].
La devise d’Aldo Léopold («to preserve the integrity, stability, and beauty of the biotic community») n’est donc qu’à moitié satisfaisante : même si tout le monde est d’accord pour préserver la beauté naturelle, les notions d’intégrité et de stabilité sont trompeuses, car elles présupposent que la nature est dans une extériorité complète par rapport à nous : paisible sans l’homme, perturbée, polluée, déséquilibrée dès que nous y touchons.
Nous devons nous méIer, montre Callicott, de l’idée de la nature sauvage (wilderness) et les fantasmes qui y sont associés -tout comme on ne parle plus de "jungle" mais de forêt tropicale. L’auteur avance une série d’arguments : « L’idée traditionnelle de nature sauvage, apparemment simple, ne résiste pas à l’examen.
Tout d’abord, le concept perpétue la dichotomie de la métaphysique occidentale prédarwinienne entre l’homme et la nature, bien qu’il en inverse les termes. A tel point, en eFet, que l’un des principaux bénéIces psychologiques et spirituels que l’on reconnat à l’expérience de la nature sauvage est de nous mettre en contact avec une altérité radicale ; et que la préservation de la nature sauvage entend laisser être les non-humains dans leur pleine altérité.
Ensuite, l’idée de nature sauvage est aFreusement ethnocentrique. Elle ignore la présence historique et l’impact des populations indigènes sur presque tout les écosystèmes du monde.
Et enIn, elle ignore la quatrième dimension de la nature : le temps. Au cours d’un récent débat, H. Ken Cordell et Patrick C. Reed ont aîrmé catégoriquement que “la préservation implique la cessation du changement”. Mais dans les écosystèmes, le changement est aussi naturel qu’inévitable. ïl n’est donc ni naturel ni possible de préserver indéIniment les écosystèmes dans leur état intérieur » [24].
Etant admis qu’on ne peut pas garder la nature en l’état, les termes du problème sont changés : comment intervenir intelligemment dans un écosystème ? Pour préserver quels vivants aux détriments de quels autres ?
Les gardes forestiers du parc de Yosemite déclenchent régulièrement des incendies qui brûlent les plantes et arbres les plus faibles, de manière à permettre la croissance des séquoias géants, qui résistent au feu et croissent mieux grâce aux minéraux contenus dans les cendres. La gestion des espaces naturels passe par une intervention assumée de l’homme. ïl faut alors rééchir au maintien en bon état des écosystèmes, c’est-à-dire apprendre à nous soucier de leur santé.
La santé des écosystèmes
Même si nous assumons qu’il faille accompagner l’évolution des écosystèmes, comment provoquer des changements qui ne soient pas destructeurs ? Comment
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