Egedi-Kovàcs Emese - Rennes 2008 Actes Proceedings
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Egedi-Kovàcs Emese - Rennes 2008 Actes Proceedings

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e 22CONGRÈS DE LASOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE,nd 22CONGRESS OF THEINTERNATIONALARTHURIANSOCIETYRennes 2008
Actes Proceedings Réunis et publiés en ligne par Denis Hüe, Anne Delamaire et Christine Ferlampin-Acher
POUR CITER CET ARTICLE,RENVOYER À LADRESSE DU SITE: HTTP://WWW.UHB.FR/ALC/IAS/ACTES/INDEX.HTMSUIVIE DE LA RÉFÉRENCE(JOUR,SESSION)
La « morte vivante » dans les poèmes narratifs français et occitans du Moyen Âge
1 Le motif de la « morte vivante » , qui était un vrai topos des romans d’amour grecs, est également devenu un sujet courant et recherché au Moyen Âge. Mais, tandis que dans ces œuvres antiques ce motif n’était qu’un simple élément romanesque, il semble être un moment décisif chez plusieurs romanciers français, un outil parfait pour dégager l’intrigue de l’impasse, jusqu’à devenir dans quelques récits tardifs un élément central sur lequel toute l’histoire sera basée. Dans ma thèse en préparation, je cherche à démontrer à travers de nombreux exemples, comment ce thème ancien réapparaît dans la littérature française médiévale en devenant la clé du problème essentiel du récit, ou même le thème unique et central de l’histoire et non un simple élément de « coloration » comme c’était le cas dans les romans grecs. En ce qui concerne le terme du « roman grec » ou « roman antique », j’aimerais remarquer qu’il ne faut évidemment pas le confondre avec les « romans d’antiquité », c’est-à-dire les trois romans ème français,siècle, ayant pour sujet des histoires antiques :écrits au XII Troie,Éneas etThèbes. Car ce qui fera ici l’objet des investigations c’est le roman proprement dit grec, des œuvres qui sont nées à l’époque hellénistique et étaient considérées comme un genre « sous-littéraire ». Les ème romans grecs ont connu cependant leur renaissance au XII siècle à Byzance où on ne les a pas seulement lus mais s’inspirant de ceux-ci de nouveaux récits ont vu le jour. Il s’agit avant tout d’histoires d’amour, 2 pleines de péripéties et d’aventures.
1  H. Hauvette,La Morte vivanteM. Picone, « , Paris, 1933. : il viaggio di un temaLa morta viva novellistico », InAutori e Lettori di Boccaccio, Atti del Convegno internazionale di Certaldo (20-22 settembre 2001), a cura di M. Picone, Franco Cesati Editore, p.11-25. 2 Sur les romans d’amour grecs et byzantins voir (entre autres) A. Billault,La création romanesque dans la littérature grecque à l’époque impériale, PUF, 1991. R. Beaton,The Medieval Greek Romance, Routledge, London-New York, 1996. S. MacAlister,Dreams and suicides. The Greek novel from Antiquity to the Byzantine POUR CITER CET ARTICLE,RENVOYER À LADRESSE DU SITE: HTTP://WWW.UHB.FR/ALC/IAS/ACTES/INDEX.HTMSUIVIE DE LA RÉFÉRENCE(JOUR,SESSION)
e ACTES DU22CONGRÈS DE LASOCIÉTÉINTERNATIONALE ARTHURIENNE,RENNES,2008 nd PROCEEDINGS OF THE22CONGRESS OF THEINTERNATIONALARTHURIANSOCIETY,2008 Le motif de la « morte vivante » peut évidemment être lié dans un sens plus large au motif de la « fausse mort », qui était un élément presque 3 indispensable des romans grecs. Bien que la « fausse mort » soit un thème universel existant dans nombreuses cultures, c’est avant tout dans les romans hellénistiques qu’il apparaît de façon marquante et très récurrente. Il n’y a pas de roman grec où ce thème ne figure pas. On peut appeler « fausse mort » plusieurs types de scènes : par exemple quand l’effet est dû tout simplement à un malentendu. (Dans le roman d’Achille Tatius Les aventures de Leucippé et de Clitophon, les pirates font croire au protagoniste, Clitophon, que la fille qu’ils décapitent devant ses yeux sur leur bateau et dont ils jettent le corps dans la mer est sa maîtresse. Plus tard, celui-ci 4 apprend qu’en réalité la personne tuée par les pirates était une prostituée. ) Un certain trompe-l’œil peut également procurer l’apparence de la mort. (Toujours dans le roman d’Achille Tatius, avant la scène mentionnée il y a encore une autre fausse mort : ici ce n’est pas la confusion de l’identité des personnes mais une sorte de trompe-l’œil qui laisse place à une équivoque. Clitophon voit de ses propres yeux l’exécution de son amour, Leucippé que 5 les pirates— au sens propre —éviscèrent. Dans la suite du roman on apprendra que ce n’était qu’illusion, et le spectacle sera expliqué par des accessoires théâtraux.) Il existe aussi des formes du motif tout à fait exagérées comme par exemple dans le roman d’Antonius Diogenes (Les choses incroyables qu’on voit au-delà de Thulé, dont on ne connaît que quelques fragments), où il s’agit déjà plutôt d’une certaine existence « fantomatique ». Les parents des protagonistes— à cause de la magie de Paapis, enchanteur égyptien —se voient réduits à une double existence : ils vivent la nuit tandis que le jour ils sont morts. Néanmoins ce qui nous intéressera le plus de toutes les variantes de la « fausse mort », et nous semble particulièrement important du point de vue de la littérature française, c’est le motif de la « morte vivante ». (Dans le roman de Chariton d’Aphrodise par exemple, Chéréas étant persuadé de la perfidie de sa femme, ce que ses ennemis lui ont suggéré par fraude, frappe Callirhoé si fortement au ventre qu’elle e Empire, Routledge, London-New York, 1996. F. Meunier,Le roman byzantin du XII siècle. À la découverte d’un nouveau monde ?, Honoré Champion, Paris, 2007. 3 o Voir le N 8 (« Scheintod ») dans le catalogue de Hunger qui a regroupé en 12 points les motifs les plus typiques des romans d’amour grecs. H. Hunger,Die hochsprachliche profane Literatur der Byzantiner, Bd. II., München, 1978, p.124. 4 Achille Tatius,Les Aventures de Leucippé et de Clitophon, 5,7-9. 5 Ibid., 3,15. 15JUILLET,SESSION3BIS-L3,LAMORT ET LES MORTS DANS LA MATIÈRE DE BRETAGNE,, PAGE2/10
LA«MORTE VIVANTE»DANS LES POÈMES NARRATIFS FRANÇAIS ET OCCITANSEMESE EGEDI-KOVÁCSsemble tomber raide morte. Toutefois, après les funérailles elle revient à elle 6 dans le sépulcre d’où elle sera retirée par des pilleurs de tombes. Ce motif se trouve également dans lesÉphésiaquesXénophon d’Éphèse ainsi que de dans l’Histoire d’Apollonius de Tyr, dont on parlera plus en détail un peu plus tard.) C’est apparemment le thème de la « morte vivante » qui deviendra donc très fécond dans la littérature française médiévale et connaîtra un rôle prépondérant au sein de nombreux récits médiévaux. Pour bien la distinguer cependant des autres variantes de la « fausse mort » je pense utile d’en donner une définition : il s’agit d’une scène dans le récit où soit l’héroïne elle-même feint la mort soit lors d’un événement inattendu ou à cause d’un breuvage ou d’un objet magique, elle tombe pour un certain 7 temps véritablement dans un état cataleptique. Dans les index des motifs on peut rencontrer ce thème sous différents titres : D1364 Object causes magic sleep, D1364.7 Sleeping potion: drink causes magic sleep, D1960.3 Sleeping Beauty, D1960.4 Deathlike sleep, K522.0.1 Death feigned to escape unwelcome marriage, K1860 Deception by feigned death (sleep), K1862 Death feigned to meet lover…etc. Quant à la littérature française et occitane du Moyen Âge, c’est dans deux types de récits que l’on peut retrouver le motif de la « morte vivante ». D’une part dans les récits que j’ai dénommés « anti-tristaniens » (Eliduc,Cligès,Amadas et Ydoine, l’histoire de Néronès et Nestor dans PerceforestBelle au Bois), d’autre part dans les histoires du type de la « dormant » (l’histoire de Troylus et Zellandine dansPerceforest,Blandí de Cornualha,Frayre de Joy e Sor de Plaser). Mais, alors que dans les romans grecs ce motif n’était qu’un élément d’une longue suite d’aventures (ayant pour thèmes le naufrage, les pirates, l’esclavage ou l’emprisonnement du héros / de l’héroïne, etc.) et où il n’a qu’une fonction de coloration sans aucun rôle structural, il semble jouer un rôle essentiel dans les récits français et occitans. Voyons tout d’abord le premier groupe. J’entends par « récits anti-tristaniens » toutes les œuvres médiévales qui ont comme noyau de leur intrigue la problématique duTristan et Iseut, c’est-à-dire le conflit entre 6 Chariton d’Aphrodise,Les Aventures de Chéréas et de Callirhoé, 1,4-9. 7  S.Thompson,Motif-Index of Folk-Literature, Academia Scientiarum Fennica, Helsinki, 1932. A.e e Guerreau-Jalabert,Index des Motifs Narratifs dans les romans arthuriens français en vers (XII -XIII siècles), Genève, 1992. 15JUILLET,SESSION3BIS-L3,LAMORT ET LES MORTS DANS LA MATIÈRE DE BRETAGNE,, PAGE3/10
e ACTES DU22CONGRÈS DE LASOCIÉTÉINTERNATIONALE ARTHURIENNE,RENNES,2008 nd PROCEEDINGS OF THE22CONGRESS OF THEINTERNATIONALARTHURIANSOCIETY,2008 l’amour et la contrainte d’un mariage non voulu, mais qui permettent en même temps d’éviter l’adultère, et de mener l’histoire— au lieu d’une tragédie —vers une fin heureuse. Curieusement, dans ces récits, le moment clé qui ménage un dénouement heureux est presque sans exception la fausse mort de l’héroïne. Si c’est volontaire (comme dans leCligèsou dans l’histoire de Néronès et Nestor duPerceforest) ou non (comme dansEliduc) l’effet est toujours le même : l’intrigue peut sortir de l’impasse, et les amants peuvent s’aimer et vivre ensemble sans obstacles. (C’est seulement dans Amadas et Ydoineque le motif de la fausse mort ne joue pas de rôle essentiel, toutefois il n’y manque pas non plus.) Dans ces récits donc ce motif loin d’être un simple élément romanesque, semble essentiel et décisif du point de vue du dénouement. Pour illustrer les changements du motif qu’il a subis au cours de son « voyage » d’une culture à une autre, en ce qui concerne son rôle structural et son message, je citerai deux récits français qui peuvent être facilement mis en parallèle avec deux romans antiques : l’Eliducde Marie de France avec l’Histoire d’Apollonius deTyr, ouvrage bien connu en France à 8 l’époque , qu’il n’est pas peut-être tout à fait faux de ranger parmi les romans grecs (car apparemment il existait derrière les rédactions latines un 9 roman grec, aujourd’hui perdu ), et leCligèsde Chrétien de Troyes avecLes Éphésiaquesde Xénophon d’Éphèse. Dans L’Histoire d’Apollonius de Tyrc’est la femme du protagoniste qui semble mourir subitement au cours d’un voyage en bateau —après avoir mis au monde une fille. Tout le monde la croyant morte, on la jette à la mer dans une caisse. C’est à Éphèse que le corps inanimé de la femme s’échoue et où un médecin découvre qu’elle vit encore. Par la suite —jusqu’à ce que son mari la retrouve tout à la fin du récit— elle sera prêtresse dans le sanctuaire de Diane. Cette scène possède de grandes similitudes avec l’épisode identique de l’Eliduc: c’est aussi sur un bateau que la jeune fille semble brusquement mourir après s’être rendu compte que son amant, Eliduc, était déjà marié. Son corps inanimé sera déposé par Eliduc sur l’autel d’une chapelle où après quelque temps elle sera ressuscitée grâce à la femme de son amant. Il y a donc beaucoup de
8 M. Delbouille, « Apollonius de Tyr et les débuts du roman français », InMélanges offerts à R. LejeuneII, Gembloux, 1969, p.1171-204. M. Zink, « Apollonius de Tyr : Le monde grec aux sources du roman français », InColloque « La Grèce antique sous le regard du Moyen Âge occidental, actes J. Leclant et M. Zink éd., Diffusion de Boccard, Paris, 2005, p.131-145. 9 G.A.A. Kortekaas, The Story of Apollonius, King of Tyre: A Study of Its Greek Origin and an Edition of the Two Oldest Latin Recensions, Brill, 2004. 15JUILLET,SESSION3BIS-L3,LAMORT ET LES MORTS DANS LA MATIÈRE DE BRETAGNE,, PAGE4/10
LA«MORTE VIVANTE»DANS LES POÈMES NARRATIFS FRANÇAIS ET OCCITANSEMESE EGEDI-KOVÁCSressemblances entre les deux scènes : les héroïnes semblent subitement mourir sur un bateau (toutes les deux sont accusées par les marins d’avoir causé la tempête) et restent dans un lieu sacré jusqu’à ce qu’elles puissent « revenir » dans le récit. Mais alors que dansApollonius de Tyr cette scène n’est que l’une des innombrables péripéties et des épisodes romanesques, dans le lai de Marie de France elle devient un moment clé qui bouleverse toute l’histoire et résout le problème central. Car c’est justement ce spectacle céleste, une jeune fille visiblement morte dont la beauté n’a en rien changé malgré les jours passés, qui touche profondément la femme d’Eliduc et lui inspire le sacrifice (pour ne pas se mettre en travers du bonheur des amants elle décide d’entrer au couvent), ce qui apporte une solution à la situation désespérée d’Eliduc ayant deux femmes à la fois. (Quant à l’Histoire d’Apollonius de Tyr, le fait que ce motif ne soit pas forcément nécessaire au récit est également visible car, par exemple, dans Jourdain de Blaye, une de ses adaptations, qui reprend presque à l’identique l’histoire latine, ce thème est complètement omis.) On peut apercevoir ce même changement du motif concernant son rôle structural entre le roman de Xénophon d’Éphèse et celui de Chrétien de Troyes. DansLes Éphésiaques, lorsque l’héroïne Anthia se retrouve dans une situation difficile, puisque le Préfet de paix en Cilicie veut l’épouser, elle demande un poison à un médecin pour ne pas devenir infidèle à son mari. Cependant, celui-ci étant pris de pitié pour elle, il ne lui donne qu’un certain « pharmakon » qui provoque seulement une mort apparente. Anthia l’ingère avant la nuit de noces et semble mourir sur le coup. Ce sont finalement des voleurs qui la retirent du tombeau. L’épisode de la fausse mort de Fénice dans le roman de Chrétien de Troyes y ressemble beaucoup. Fénice, elle aussi veut à tout prix échapper au mariage avec l’empereur byzantin, Alis, afin de rester fidèle à son bien-aimé, Cligès. D’abord, elle garde sa virginité grâce à une potion qui donne l’illusion à son mari de la posséder pendant les nuits, par la suite c’est toujours une potion qui apporte la solution en provoquant une fausse mort à la jeune fille. C’est son amant Cligès qui la fait sortir du sépulcre. Cependant, malgré toutes ces ressemblances il y a une différence nette entre les deux épisodes. Tandis que dans le roman de Xénophon la mort apparente d’Anthia s’intercale tout simplement dans une suite d’innombrables aventures, sans contribuer cependant au dénouement final, la fausse mort de Fénice change fondamentalement le cours de l’intrigue en offrant une solution non seulement aux amants du récit mais
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e ACTES DU22CONGRÈS DE LASOCIÉTÉINTERNATIONALE ARTHURIENNE,RENNES,2008 nd PROCEEDINGS OF THE22CONGRESS OF THEINTERNATIONALARTHURIANSOCIETY,2008 aussi à la problématique « tristanienne », ce qui était l’objectif principal de Chrétien en écrivant une version modifiée de l’histoire deTristan et Iseutselon le public de l’époque fortement immorale. La mise en parallèle desÉphésiaquesde et Cligès est d’ailleurs d’autant plus intéressante que pour le thème de la fausse mort dans leCligèson n’a jusqu’ici supposé qu’une seule source, un récit d’origine byzantine aujourd’hui perdu, s’inspirant de la tradition biblique, l’histoire de la femme 10 de Salomon. Cependant, il semble possible que Chrétien ait pu également connaître, sinon le roman entier, mais au moins le thème de la « morte 11 vivante » desÉphésiaquesla mise à jour de cette intertextualité permet. Or, non seulement d’éclairer beaucoup de finesses de cette œuvre considérée souvent comme inférieure à son pendant,Tristan et Iseut, mais aussi de révéler l’originalité du romancier champenois qui traite visiblement avec une virtuosité exceptionnelle les différentes traditions. Hormis les ressemblances notables, il y a d’autres détails qui font penser que Chrétien s’est peut-être également inspiré du roman de Xénophon en plus de l’histoire byzantine. D’une part, l’intention de l’auteur était claire : il a voulu donner une version plus morale, plus « courtoise » deTristan, éviter tout élément scandaleux (l’adultère avant tout), présenter une « nouvelle Iseut » (plutôt d’ailleurs qu’un « nouveau-Tristan ») améliorée dans ses mœurs et son comportement. Cependant l’histoire de la femme de Salomon trace un portrait totalement négatif, voire diabolique, des femmes qui, pour satisfaire leur passion, sont capables de toutes les ruses. Les machinations de la femme de Salomon, sa maladie feinte et sa mort simulée, toutes lui servent à éviter son mari, à s’évader du mariage sans scandale pour en contracter un autre. Dans leCligès, la fausse mort est cependant placée sous un tout autre jour. Si Chrétien insère dans son roman ce thème, ce n’est pas du tout pour souligner le caractère diabolique de la femme, mais tout au contraire, d’en présenter un exemple positif. C’est justement avec ce stratagème que son héroïne arrive à éviter le sort immoral d’Iseut et à trouver une solution à une telle situation qui dansTristan semblait tout à fait désespérée, ne menant les amants qu’à la tragédie finale. Chrétien introduit en outre un élément important se trouvant dansLes Éphésiaqueset absent dans le récit 10 G. Paris, « Cligès », InMélanges de littérature française du Moyen Âge, publié par M. Roques, Paris, 1912, p.308–327. 11 Sur ce sujet voir mon article « La "morte vivante" dans leCligèsde Chrétien et le roman grec »,Acta Ant. Hung., 48, 2008, p.207-219. 15JUILLET,SESSION3BIS-L3,LAMORT ET LES MORTS DANS LA MATIÈRE DE BRETAGNE,, PAGE6/10
LA«MORTE VIVANTE»DANS LES POÈMES NARRATIFS FRANÇAIS ET OCCITANSEMESE EGEDI-KOVÁCSbyzantin, qui permet en même temps d’éviter une certaine invraisemblance de l’histoire : tandis que la femme de Salomon n’avait que simulé la mort, il était donc fort invraisemblable qu’elle ait subi des tortures sans émettre un seul cri, Fénice prenait une potion qui la rendait cataleptique. Apparemment, le romancier français connaissait donc et utilisait parallèlement deux modèles pour le motif de la « morte vivante », celui de la femme de Salomon, et celui du roman grec et il joue avec cette diversité des sources. Lors de la scène en question par exemple, Chrétien semble de façon ludique distinguer ces deux traditions l’une de l’autre. Quand le bruit court que Fénice est morte, trois médecins font irruption dans le palais impérial, qui — en se remémorant l’acte criminel de la femme de Salomon — pensent que Fénice, elle aussi, simule seulement la mort et promettent à l’empereur de prouver que sa femme est bien vivante. Comme ils ne peuvent tirer d’elle aucun signe de vie, ils se mettent à lui infliger d’atroces supplices. Dans cette scène on voit clairement que Chrétien s’éloigne de l’esprit de l’histoire byzantin et que toute sa sympathie est pour Fénice. Sorte demise en abyme, l’histoire de la femme de Salomon s’intercale dans le récit de telle façon qu’elle semble lui présenter un miroir courbe. En forme réduite, elle se réfère à un cas semblable à celui du récit majeur, cependant son message est tout à fait négatif en soulignant la méchanceté féminine. Or, le public contemporain connaissait sans doute cette tradition de caractère satirique aux dépens des femmes. Si Chrétien la fait donc figurer dans son récit, il est possible qu’il veuille s’en démarquer plutôt que la désigner comme source d’inspiration. C’est ce que l’on peut remarquer dans la suite de la scène : bien que les médecins aient tout à fait raison et qu’en évoquant l’exemple de la femme du roi biblique ils établissent « un diagnostic » valable, ce sont finalement eux qui deviennent ridicules et sont tués par le peuple enragé. Chrétien « défend » donc son héroïne non seulement de la suite des tortures, mais aussi, pour ainsi dire, de la mauvaise réputation que rappelait sans doute l’exemple biblique aux esprits. Remarquons encore qu’il est évidemment très peu probable que Chrétien ait pu directement connaître le roman de Xénophon, car apparemment aucun manuscrit n’en est parvenu jusqu’en Europe à l’époque. Cependant, l’existence d’une certaine tradition orale de ce roman ou de quelques uns de ses motifs ne peut pas être complètement exclue, car à l’époque où d’ailleurs en raison des croisades les relations franco-byzantines se sont considérablement développées,Les Éphésiaques et d’autres romans
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e ACTES DU22CONGRÈS DE LASOCIÉTÉINTERNATIONALE ARTHURIENNE,RENNES,2008 nd PROCEEDINGS OF THE22CONGRESS OF THEINTERNATIONALARTHURIANSOCIETY,2008 hellénistiques étaient encore lus à Byzance, et de nouveaux romans ont 12 même été écrits s’inspirant de ceux-ci. Quoi qu’il en soit, Chrétien de Troyes, pareillement à Marie de France, reprend le motif de la fausse mort de façon très originale et complètement différente de ses préfigurations antiques, en en faisant un élément central et décisif du récit. Que pour les romanciers antiques ce motif n’ait pas eu trop d’importance, on peut en trouver des exemples même dans la narration. Dans les romans grecs, chaque fois que ce thème apparaît l’auteur ne manque pas de rassurer ses lecteurs dès le début de l’épisode qu’il ne faut pas le prendre au sérieux car il s’agira seulement d’une 13 mort apparente. En effet, cette sorte d’anticipation n’est pas rare non plus ailleurs dans ces œuvres. DansLes Éphésiaques par exemple, déjà tout au début du roman un oracle préfigure la fin heureuse en révélant que les protagonistes —bien qu’ils doivent se séparer pour un certain temps l’un de l’autre et subir de dures épreuves— à la fin du récit seront à nouveau 14 ensemble et vivront heureux. Ainsi les romanciers grecs abdiquent d’emblée un certain effet de suspense produit par des thèmes tels que celui de la fausse mort. Marie de France, en revanche, en profite dans sonEliduccar elle ne dit rien de plus que les personnages du récit eux-mêmes puissent voir de leurs propres yeux. Même sa remarque concernant le visage de la jeune fille, qui a gardé toute sa beauté ayant une couleur rosée, ne révèle rien en réalité. Le lecteur reste donc ignorant de sa mort apparente et regrette de tout cœur —avec la femme d’Eliduc— la mort prématurée de la jeune princesse. Ainsi Marie de France parvient à maintenir une certaine tension. Toutefois ce n’est pas seulement le rôle structural du motif qui semble changer mais on peut remarquer un certain décalage dans sa signification même. Dans les romans grecs, comme Beaton le remarque, l’amour par sa nature paradoxale, va souvent de pair avec la mort. C’est ce
12  La transmission de ce motif est également imaginable par l’intermédiaire de l’un de ces romans byzantins, notamment celui de Théodore Prodrome (Rhodanthé et Dosiclès). Dans cette œuvre la fausse mort de l’héroïne montre d’ailleurs des parallèles étroits non seulement avec la scène identique duCligèsmais aussi avec celle de l’Eliduc. (Dans ma thèse en préparation, je prévois en écrire plus.) 13 Xénophon d’Éphèse,Les Éphésiaques, 3, 5, 11 : «qana¢simon<me£n>ou)xi£ fa¢rmakon u(pnwtiko£n de/» (« une potion non mortelle, mais somnifère ») ;Historia Apollonii regis Tyri, 25,11 : « non fuit mortua, sed quasi mortua » (« elle n’était pas morte, mais quasi morte »).14 G.A.A. Kortekaas,Commentary on the Historia Apollonii Regis Tyri, Leyde, Brill, 2007, p.345-346.15JUILLET,SESSION3BIS-L3,LAMORT ET LES MORTS DANS LA MATIÈRE DE BRETAGNE,, PAGE8/10
LA«MORTE VIVANTE»DANS LES POÈMES NARRATIFS FRANÇAIS ET OCCITANSEMESE EGEDI-KOVÁCSque montrent selon lui également les histoires d’amour des personnages secondaires finissant souvent mal qui éclairent le dénouement heureux de 15 l’histoire principale ou en constituent un contraste. L’amour et la mort, les deux extrémités de l’existence humaine, sont toujours ensemble dans les romans antiques. À mon avis, au niveau des personnages principaux, c’est la fausse mort qui remplace le thème de la mort, d’un aspect tellement rassurant que l’on peut se douter, grâce à l’intervention du narrateur, qu’il ne s’agit en réalité d’une véritable tragédie. Dans les œuvres françaises par contre —sans doute à cause de l’influence chrétienne— une autre caractère du motif de la fausse mort sera mis en avant. Ici, ce n’est pas l’opposition de l’amour et la mort qui domine mais plutôt l’aspect de la résurrection à une nouvelle vie, une certaine forme de purification. Fénice meurt dans l’œuvre de Chrétien pour qu’elle renaisse —en se libérant de toutes ses contraintes et sans qu’aucun ombre de soupçon pèse sur elle— à une nouvelle vie à côté de son amant, Cligès. D’ailleurs c’est ce que le nom de l’héroïne suggère aussi : Fénice—l’Oiseau Phénix était le symbole de la résurrection même dans la jeune chrétienté. Dans l’Eliduc on remarque le même phénomène : là aussi, c’est la fausse mort de l’héroïne qui permet aux amants de renaître à une nouvelle vie, de vivre leur passion jusque là coupable et inacceptable dans des cadres pures et légitimes. Dans le deuxième type de récits dits les « Belles au Bois dormant médiévales », le motif de la « morte vivante » devient le sujet central de 16 toute l’intrigue. Dans l’histoire de Troylus et ZellandineduPerceforest, ainsi que dans les deux nouvelles occitanes, leBlandí de Cornualha et leFrayre de Joy e Sor de Plaser, qui peuvent être tous considérés comme les premiers représentants du conte célèbre de la « Belle au Bois dormant », l’histoire est basée uniquement sur le thème de la mort apparente d’une jeune fille qu’un chevalier (ou un prince) « fréquente » secrètement. Visites furtives dont la jeune fille aura bientôt le « fruit » encore dans son état inconscient, c’est-à-dire en plein sommeil elle va accoucher d’un bébé. Cet élément sera plus tard complètement omis dans les versions modernes, comme par exemple dans le conte de Perrault.
15 R. Beaton,The Medieval Greek Romance, Routledge, London and New York, 1996, p.59. 16 E. Zago, « Some Medieval Versions of "Sleeping Beauty": Variations on a Theme »,Studi Francesci, 69 (1979), p.417-431. 15JUILLET,SESSION3BIS-L3,LAMORT ET LES MORTS DANS LA MATIÈRE DE BRETAGNE,, PAGE9/10
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