The Project Gutenberg EBook of Journal des Goncourt (Premier Volume) by Edmond de Goncourt Jules de Goncourt
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Title: Journal des Goncourt (Premier Volume) Memoires de la vie literaire
Author: Edmond de Goncourt
Jules de Goncourt
Release Date: January 25, 2005 [EBook #14799]
Language: French
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JOURNAL DES GONCOURT
MÉMOIRES DE LA VIE LITTÉRAIRE
PREMIER VOLUME 1851-1861
PARIS, G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS, 11, RUE DE GRENELLE. 1887.PRÉFACE
Ce journal est notre confession de chaque soir: la confession de deux vies inséparées dans le plaisir, le labeur, la peine,
de deux pensées jumelles, de deux esprits recevant du contact des hommes et des choses des impressions si
semblables, si identiques, si homogènes, que cette confession peut être considérée comme l'expansion d'un seul moi
et d'un seul je.
Dans cette autobiographie, au jour le jour, entrent en scène les gens que les hasards de la vie ont jetés sur le chemin de
notre existence. Nous les avons portraiturés, ces hommes, ces femmes, dans leurs ressemblances du jour et de l'heure,
les reprenant au cours de notre journal, les remontrant plus tard sous des aspects différents, et, selon qu'ils changeaient
et se modifiaient, désirant ne point imiter les faiseurs de mémoires qui présentent leurs figures historiques, peintes en
bloc et d'une seule pièce, ou peintes avec des couleurs refroidies par l'éloignement et l'enfoncement de la rencontre,—
ambitieux, en un mot, de représenter l'ondoyante humanité dans sa vérité momentanée.
Quelquefois même, je l'avoue, le changement indiqué chez les personnes qui nous furent familières ou chères ne vient-il
pas du changement qui s'était fait en nous? Cela est possible. Nous ne nous cachons pas d'avoir été des créatures
passionnées, nerveuses, maladivement impressionnables, et par là quelquefois injustes. Mais ce que nous pouvons
affirmer, c'est que si parfois nous nous exprimons avec l'injustice de la prévention ou l'aveuglement de l'antipathie
irraisonnée, nous n'avons jamais menti sciemment sur le compte de ceux dont nous parlons.
Donc, notre effort a été de chercher à faire revivre auprès de la postérité nos contemporains dans leur ressemblance
animée, à les faire revivre par la sténographie ardente d'une conversation, par la surprise physiologique d'un geste, par
ces riens de la passion où se révèle une personnalité, par ce je ne sais quoi qui donne l'intensité de la vie,—par la
notation enfin d'un peu de cette fièvre qui est le propre de l'existence capiteuse de Paris.
Et, dans ce travail qui voulait avant tout faire vivant d'après un ressouvenir encore chaud, dans ce travail jeté à la hâte
sur le papier et qui n'a pas été toujours relu—vaillent que vaillent la syntaxe au petit bonheur, et le mot qui n'a pas de
passeport—nous avons toujours préféré la phrase et l'expression qui émoussaient et académisaient le moins le vif de
nos sensations, la fierté de nos idées.
Ce journal a été commencé le 2 décembre 1851, jour de la mise en vente de notre premier livre, qui parut le jour du coup
d'État.
Le manuscrit tout entier, pour ainsi dire, est écrit par mon frère, sous une dictée à deux: notre mode de travail pour ces
Mémoires.
Mon frère mort, regardant notre oeuvre littéraire comme terminée, je prenais la résolution de cacheter le journal à la date
du 20 janvier 1870, aux dernières lignes tracées par sa main. Mais alors j'étais mordu du désir amer de me raconter à
moi-même les derniers mois et la mort du pauvre cher, et presque aussitôt les tragiques événements du siège et de la
Commune m'entraînaient à continuer ce journal, qui est encore, de temps en temps, le confident de ma pensée.
EDMOND DE GONCOURT.
Schliersee, août 1872.
* * * * *
Ce journal ne devait paraître que vingt ans après ma mort. C'était, de ma part, une résolution arrêtée, lorsque l'an
dernier, dans un séjour que je faisais à la campagne, chez Alphonse Daudet, je lui lisais un cahier de ce journal, que sur
sa demande j'avais pris avec moi. Daudet prenait plaisir à la lecture, s'échauffait sur l'intérêt des choses racontées sous
le coup de l'impression, me sollicitait d'en publier des fragments, mettait une douce violence à emporter ma volonté, en
parlait à notre ami commun, Francis Magnard, qui avait l'aimable idée de les publier dans le Figaro.
Or voici ce journal, ou du moins la partie qu'il est possible de livrer à la publicité de mon vivant et du vivant de ceux que
j'ai étudiés et peints ad vivum.
Ces mémoires sont absolument inédits, toutefois il m'a été impossible de ne pas à peu près rééditer, par-ci, par-là, tel
petit morceau d'un roman ou d'une biographie contemporaine qui se trouve être une page du journal, employée comme
document dans ce roman ou cette biographie.
Je demande enfin au lecteur de se montrer indulgent pour les premières années, où nous n'étions pas encore maîtres de
notre instrument, où nous n'étions que d'assez imparfaits rédacteurs de la note d'après nature; puis, il voudra bien
songer aussi qu'en ce temps de début, nos relations étaient très restreintes et, par conséquent, le champ de nos
observations assez borné[1].
E. DE G.
[Note 1: Je refonds dans notre JOURNAL le petit volume des IDÉES ET SENSATIONS qui en étaient tirées, en lesremettant à leur place et à leur date.]JOURNAL DES GONCOURTANNÉE 1851
2 Décembre 1851.—Au jour du jugement dernier, quand les âmes seront amenées à la barre par de grands anges, qui,
pendant les longs débats, dormiront, à l'instar des gendarmes, le menton sur leurs deux gants d'ordonnance, et quand
Dieu le Père, en son auguste barbe blanche, ainsi que les membres de l'Institut le peignent dans les coupoles des
églises, quand Dieu m'interrogera sur mes pensées, sur mes actes, sur les choses auxquelles j'ai prêté la complicité de
mes yeux, ce jour-là: «Hélas! Seigneur, répondrai-je, j'ai vu un coup d'État!»
* * * * *
Mais qu'est-ce qu'un coup d'État, qu'est-ce qu'un changement de gouvernement pour des gens qui, le même jour,
doivent publier leur premier roman. Or, par une malechance ironique, c'était notre cas.
Le matin donc, lorsque, paresseusement encore, nous rêvions d'éditions, d'éditions à la Dumas père, claquant les
portes, entrait bruyamment le cousin Blamont, un ci-devant garde du corps, devenu un conservateur poivre et sel,
asthmatique et rageur.
—Nom de Dieu, c'est fait! soufflait-il.
—Quoi, c'est fait?
—Eh bien, le coup d'État!
—Ah! diable… et notre roman dont la mise en vente doit avoir lieu aujourd'hui!
—Votre roman… un roman… la France se fiche pas mal des romans aujourd'hui, mes gaillards!—et par un geste qui lui
était habituel, croisant sa redingote sur le ventre, comme on sangle un ceinturon, il prenait congé de nous, et allait porter
la triomphante nouvelle du quartier Notre-Dame-de-Lorette au faubourg Saint-Germain, en tous les logis de sa
connaissance encore mal éveillés.
Aussitôt à bas de nos lits, et bien vite, nous étions dans la rue, notre vieille rue Saint-Georges, où déjà le petit hôtel du
journal LE NATIONAL était occupé par la troupe… Et dans la rue, de suite nos yeux aux affiches, car égoïstement nous
l'avouons,—parmi tout ce papier fraîchement placardé, annonçant la nouvelle troupe, son répertoire, ses exercices, les
chefs d'emploi, et la nouvelle adresse du directeur passé de l'Élysée aux Tuileries—nous cherchions la nôtre d'affiche,
l'affiche qui devait annoncer à Paris la publication d'EN 18.., et apprendre à la France et au monde les noms de deux
hommes de lettres de plus: Edmond et Jules de Goncourt.
L'affiche manquait aux murs. Et la raison en était celle-ci: Gerdès, qui se trouvait à la fois—rapprochement singulier—
l'imprimeur de la REVUE DES DEUX MONDES et d'EN 18.., Gerdès, hanté par l'idée qu'on pouvait interpréter un
chapitre politique du livre comme une allusion à l'événement du jour, tout plein, au fond, de méfiance pour ce titre bizarre,
incompréhensible, cabalistique, et qui lui semblait cacher un rappel dissimulé du 18 Brumaire, Gerdès, qui manquait
d'héroïsme, avait, de son propre mouvement, jeté le paquet d'affiches au feu.
* * * * *
Nous étions bien aussi un peu sortis, il faut l'avouer, pour savoir des nouvelles de notre oncle, le représentant. La vieille
portière de la rue de Verneuil, une vieille larme de conserve dans son oeil de chouette, nous disait: «Messieurs, je lui
avais bien dit de ne pas y aller… mais il s'est entêté… on l'a arrêté à la mairie du Xe arrondissement.» Nous voilà à la
porte de la caserne d'Orsay, où avaient été enfermés les représentants arrêtés à la mairie. Des sergents de ville nous
jettent: «Ils n'y sont plus.—Où sont-ils?—On ne sait pas!»—Et le factionnaire crie: «Au large!»
* * * * *
Lundi 15 décembre.—Jules, Jules… un article de Janin dans les DÉBATS! C'est Edmond qui, de son lit, me crie la
bonne et inattendue nouvelle. Oui, tout un feuilleton du lundi parlant de nous à propos de tout et de tout à propos de nous,
et pendant douze colonnes, battant et brouillant le compte rendu de notre livre avec le compte rendu de la DINDE
TRUFFÉE, de M. Varin, et des CRAPAUDS IMMORTELS, de MM. Clairville et Dumanoir:—un feuilleton où Janin nous
fouettait avec de l'ironie, nous pardonnait avec de l'estime et de la critique sérieuse; un feuilleton présentant au public
notre jeunesse avec un serrement de main et l'excuse bienveillante de ses témérités.
Et nous restons sans lire, les yeux charmés, sur ces vilaines lettres de journal, où votre nom semble imprimé en quelque
chose qui vous caresse le regard, comme