Rudyard KIPLING
(1865 – 1936)
LES BÂTISSEURS DE PONTS
Titre original : The bridge-builders (1902)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »
Le recueil « Les bâtisseurs de ponts » a été composé pour la
France en 1902 par le Mercure de France (aujourd'hui
Gallimard). Les traductions sont de Louis Fabulet (1862 - 1933)
et Robert d'Humières (1868 - 1915).
Les titres anglais des nouvelles sont indiqués sous leur
traduction française, ainsi que les titres et la date des recueils
originaux en langue anglaise desquels elles sont tirées.
Les bâtisseurs de ponts
The Bridge-Builders (in The Day's Work, 1898).
Petit Tobrah
Little Tobrah (in Life's Handicap, 1891).
Namgay Doola
Namgay Doola (in Life's Handicap, 1891).
En famine
William the Conqueror (in The Day's Work, 1898).
Au fond de l'impasse
At the End of the Passage (in Life's Handicap, 1891).
Les finances des dieux
The Finances of the Gods (in Life's Handicap, 1891).
La cité des songes
The Brushwood Boy (in The Day's Work, 1898).
Table des matières
Les bâtisseurs de ponts ............................................................ 4
Petit Tobrah............................................................................ 50
Namgay Doola .........................................................................55
En famine ................................................................................ 71
Première partie ........................................................................... 71
Deuxième partie ..........................................................................91
Au fond de l'impasse ............................................................. 121
Les finances des dieux...........................................................153
La cité des songes..................................................................160
À propos de cette édition électronique ................................200 Les bâtisseurs de ponts
Le moins que pût attendre Findlayson, des travaux publics,
c'était la Croix de l'Empire indien. Il rêvait de l'Étoile des Indes.
Même ses amis lui assuraient qu'il méritait mieux. Depuis trois
ans il endurait froid, chaud, déceptions, manque d'aises, dangers
et maladies, sans parler d'une responsabilité quasi trop lourde
pour une seule paire d'épaules ; et chaque jour, tout ce temps-là,
le grand pont de Kashi sur le Gange avait grandi par ses soins.
Maintenant, avant trois mois, si tout allait bien, Son Excellence le
vice-roi ouvrirait le pont en grande cérémonie, un prélat le
bénirait, le premier train chargé de soldats passerait dessus et il y
aurait des discours.
Findlayson, ingénieur civil, assis dans son trolley sur une ligne
volante qui courait le long d'un des revêtements principaux — les
môles gigantesques bardés de pierre luisaient sur une longueur
de trois milles au nord comme au sud de part et d'autre du fleuve
— se permit, pour la première fois, d'envisager la fin proche.
Approches comprises, son œuvre mesurait un mille trois quarts
de longueur ; c'était un pont en poutres de fer, assemblées au
boulon Findlayson, et porté par vingt-sept piles de briques.
Chacune de ces piles comportait vingt-quatre pieds de diamètre,
un faîte de grès rouge d'Agra, et s'enfonçait à quatre-vingts pieds
sous les sables mouvants du Gange. Dessus, passait la voie ferrée,
large de quinze pieds ; plus haut encore, une route charretière de
dix-huit pieds, flanquée de trottoirs. À chaque bout montaient des
tours de brique rouge, percées de meurtrières pour la
mousqueterie et d'embrasures pour les gros canons, et l'on
achevait d'exhausser jusqu'au pied de leur masse accroupie la
rampe de la route. Sur la terre crue des levées en construction
grouillaient des centaines d'ânes minuscules qui grimpaient sous
des sacs de matériaux du fond de l'abîme artificiel béant à leurs
pieds, et des bruits de sabots, le cliquetis des bâtons d'âniers, des
chocs mous de gravats jetés et qui roulent emplissaient l'air
brûlant de l'après-midi. Le fleuve était très bas, et, tachant la
– 4 – blancheur éblouissante du sable entre les trois piles centrales, des
supports provisoires de traverses croisées, remplies de boue à
l'intérieur et crépies de boue au-dehors, s'élevaient, destinés à
soutenir les dernières fermes au fur et à mesure qu'on les rivait
là-haut.
Au-dessus du peu d'eau profonde laissée par la sécheresse, une
grue voyageait d'avant et d'arrière le long de ses rails, jetant d'un
coup les pièces de fer à leur place, ronflant, culant et grognant
comme un éléphant dans un chantier de bois. Les riveurs par
centaines fourmillaient sur le treillage latéral et le toit de fer de la
voie, se balançaient à des échafauds invisibles sous le ventre des
fermes, pendaient en grappes à la gorge des piles, chevauchaient
à hauteur des trottoirs la saillie des élançons ; leurs pots à feu et
les jets de flammes qui répondaient à chaque coup de marteau ne
mettaient guère qu'une touche de jaune pâle dans l'éblouissement
du soleil. À l'est, à l'ouest, au nord et au sud, les trains de ballast
roulaient et sifflaient à grand bruit le long des remblais, menant
le fracas des trucks chargés de pierre brune et blanche jusqu'au
moment où, chevilles poussées, s'abattaient les planches latérales
et où, dans un tonnerre qui s'achevait en grognement, quelques
milliers de tonnes de matériaux de plus s'ajoutaient à la prison du
fleuve.
Findlayson, ingénieur civil, se tourna sur son trolley et couvrit
du regard cette campagne dont il avait changé l'aspect à sept
milles à la ronde. Il regarda en arrière la cité bourdonnante de ses
cinq mille ouvriers, en amont et en aval de la perspective de
maçonnerie et de sables, par-dessus le fleuve jusqu'aux piles les
plus éloignées, à peine distinctes dans la buée, en l'air vers les
tours de garde, — celles-là, lui seul en connaissait la force, — et il
vit avec un soupir de contentement que son ouvrage était bon.
Son pont se dressait là devant lui en plein soleil, il y manquait à
peine quelques semaines de travail aux fermes des trois piles
centrales — son pont, fruste encore et laid comme le péché
originel, mais pukka, durable — assez pour subsister encore
lorsque tout souvenir de l'architecte, qui sait, même de
– 5 – l'admirable boulon Findlayson, aurait péri. En somme, l'œuvre
était fait. Hitchcock, son adjoint, arrivait au galop le long de la
ligne sur un petit poney de Kaboul à queue fouaillante, qui à force
d'habitude eût trotté sans se faire prier sur une claie, et fit à son
chef un signe de tête complice.
— Fini, ou tout comme, dit-il avec un sourire.
— J'y pensais, répondit l'ancien. Ce n'est pas un mauvais bout
de besogne pour deux hommes, dites ?
— Un… et demi. Dieu, quel blanc-bec je faisais quand je suis
arrivé aux chantiers !
Hitchcock se sentait très vieux d'expérience acquise dans les
nombreuses occasions des trois dernières années ; elles lui
avaient enseigné le commandement et la responsabilité.
— C'est vrai que vous étiez quelque peu poulain alors, dit
Findlayson. Je me demande comment cela vous ira de reprendre
le travail de bureau une fois cette besogne terminée.
— Horreur ! dit le jeune homme. (Son œil, à mesure, suivit
celui de Findlayson, et il murmura :) Est-ce assez bien fichu ?
« Je pense que nous monterons en grade de conserve, se dit
Findlayson à lui-même. Tu es une trop bonne recrue pour qu'on
te laisse à un autre. Blanc-bec tu étais, adjoint tu es. Adjoint
personnel tu seras, et à Simla, si je tire quelque honneur de
ceci ! »
À vrai dire, tout le faix du travail avait pesé sur Findlayson et
son adjoint, ce jeune homme qu'il avait choisi à cause de son
inexpérience, afin de le rompre à ses propres besoins. Il y avait là
cinquante entrepreneurs de travaux — ajusteurs et riveurs
– 6 – européens, empruntés aux ateliers des chemins de fer, avec peut-
être vingt subordonnés ou métis pour diriger, dirigés eux-mêmes,
les équipes d'ouvriers — mais nul mieux que ces deux-là, en leur
confiance mutuelle, ne savait le peu de confiance qu'il fallait
accorder aux subalternes. Ils avaient essuyé maintes fois
l'épreuve de crises soudaines — glissements de chaînes, bris de
poulie, accidents aux grues, sans compter le courroux du fleuve —
mais nulle de ces occurrences n'avait mis en lumière parmi ceux-
là un homme auquel Findlayson et Hitchcock eussent fait
l'honneur de le soumettre au travail opiniâtre qu'ils s'imposaient
à eux-mêmes. Findlayson se remémora les choses depuis le
commencement : les calculs préalables de plusieurs mois ruinés
d'un coup lorsque le gouvernement de l'Inde, au dernier moment,
avait ajouté deux pieds à la largeur de la construction, sans doute
avec l'idée qu'un pont cela se découpe dans du papier, réduisant
ainsi à néant un demi-acre au moins d'épures — de sorte que
Hitchcock, novice en matière de déceptions, avait mis sa tête dans
ses mains et pleuré ; les retards désespérants avant la signature
des contrats en Angleterre, les correspondances fastidieuses où
miroitaient les offres de grosses commissions dans le cas où se
conclurait une adjudication, une seule, de caractère douteux ; la
guerre qui suivit le refus ; à l'autre bout, l'obstruction prudente et
polie qui avait suivi la guerre, si bien que le jeune Hitchcock,
ajoutant un mois de congé à un autre et empruntant dix jours à
Findlayson, avait dépensé ses pauvres petites économies d'un an
à courir à Londres, où, comme il l'affirmait lui-même et comme
devaient le prouver les adjudications, il avait mis la crainte de
Dieu au cœur d'un homme dont la puissance était telle qu'il ne
craignait que le Parlement, ce dont il se vanta jusqu'au moment
où Hitchcock l'entreprit à sa propre table… et où il se mit à
craindre aussi le pont de Kashi et tous ceux qui parlaient en son
nom. Puis il y eut le choléra qui vint, une nuit, au village près des
tr