DANS LA MOITEUR DES SERRES D AUTEUIL
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DANS LA MOITEUR DES SERRES D'AUTEUIL

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Dans la moiteur des serres d’Auteuil Une nouvelle érotique de Michel Bellin Chaque année, aux approches de mai, mon quartier vit au rythme d’un tournoi de légende : Roland-Garros. Tandis que des hordes de touristes BCBG déguisés en tennismen d’opérette se perdent à nouveau dans les méandres de la ligne 10 du métro, je rejoins la petite troupe des militants pour le sauvetage des serres historiques de Jean-Camille Formigé. Mes amis s’étonnent d’ailleurs que je m’implique tant dans ce combat écolo, moi qui me désintéresse du tennis à peu près autant que je méprise le golf. Disons que mes raisons sont surtout sentimentales et bien peu avouables, même si – pour faire avancer notre cause sacro-sainte – je vais aujourd’hui fort impudiquement lever le voile sur cet écrin végétal menacé qui fut un jour pour votre l’homosensualité (nul n’est parfait !) la plus débridée. serviteur le Temple de En fait, ce n’est pas le culte de Jean-Camille qui continue de m’enflammer chaque année dès qu’approche l’été, mais le souvenir ému d’Isidore, le Prince de l’anthurium. Au tout début du nouveau siècle, mon fleuriste s’appelait Isidore. Sans doute s’appelle-t-il toujours ainsi mais sa boutique magique a disparu du ème 16 Sud. Bref, mon Isidore avait repris le magasin minable qui osait s’autoproclamer pompeusement «La charmille des Hespérides».

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Publié le 07 avril 2015
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Langue Français

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Dans la moiteur des serres d’Auteuil Une nouvelle érotique de Michel Bellin
Chaque année, aux approches de mai, mon quartier vit au rythme d’un
tournoi de légende : Roland-Garros. Tandis que des hordes de touristes BCBG
déguisés en tennismen d’opérette se perdent à nouveau dans les méandres de la
ligne 10 du métro, je rejoins la petite troupe des militants pour le sauvetage des
serres historiques de Jean-Camille Formigé. Mes amis s’étonnent d’ailleurs que je
m’implique tant dans ce combat écolo, moi qui me désintéresse du tennis à peu
près autant que je méprise le golf. Disons que mes raisons sont surtout
sentimentales et bien peu avouables, même si – pour faire avancer notre cause
sacro-sainte – je vais aujourd’hui fort impudiquement lever le voile sur cet écrin
végétal menacé qui fut un jour pour votre
l’homosensualité (nul n’est parfait !) la plus débridée.
serviteur le Temple de
En fait, ce n’est pas le culte de Jean-Camille qui continue de m’enflammer
chaque année dès qu’approche l’été, mais le souvenir ému d’Isidore, le Prince de
l’anthurium. Au tout début du nouveau siècle, mon fleuriste s’appelait Isidore.
Sans doute s’appelle-t-il toujours ainsi mais sa boutique magique a disparu du
ème 16 Sud. Bref, mon Isidore avait repris le magasin minable qui osait
s’autoproclamer pompeusement «La charmille des Hespérides». Mon artiste, lui,
avait eu du génie et son échoppe, comme sur un coup de baguette magique, s’était
transformée en serre exotique, à deux pas des vénérables serres d’Auteuil.
Le magasin comportait deux sections, une première pièce ouvrant sur la
rue Poussin, plus classique, pour ne pas effrayer le bourgeois, avec les inévitables
Saintpaulias trop sages, les jacinthes hybrides et les prolétaires géraniums ; et
la pièce du fond qu’Isidore appelait familièrement «ma mangrove». Je me
souviens comme si c’était hier, je revois le fabuleux décor : une jungle luxuriante,
inextricable, une débauche de couleurs et de senteurs d’humus, avec une
prolifération de palmiers, de bougainvilliers, de Yuccas et de Phœnix géants. Ne
manquait plus que Tarzan s’élançant de liane en liane, tant l’effet était grandiose
et la perspective démultipliée par un savant jeu de miroirs et de spots
fluorescents.
Sur le sol fait de galets bariolés, l’artiste a disposé des jarres en verre,
de tailles différentes, dans lesquelles les couches de terre alternent : terre de
sienne, ocre jaune, ocre rouge… sous la mosaïque d’abracadabrantesques cactées
plus velues et griffues les unes que les autres. Une sorte de dallage multicolore
sur lequel on a envie de danser et de jouer à la marelle entre les grosses bulles
irisées. Bref, partout une vitalité exubérante, joyeuse, vite contagieuse se
dégageant de cet Éden dédié non au commerce mais au plaisir des yeux et de
l’odorat. C’est là qu’Isidore règne en prince de l’oasis «Ma Casamance», puisque
tel est le nom de ce paradis où me voilà transporté dans un émouvant présent
tant ma mémoire reste vivante et amoureusement aimantée.
Il faut dire que mon fleuriste est parfaitement accordé à son écrin de
verdure puisqu’il est black : le noir sied à toutes les couleurs, il met en valeur
toutes les fleurs et un sourire de nacre sur des lèvres pulpeuses, éternellement
épanouies, c’est une perle de rosée rafraîchissante. Isidore a la stature d’un
Peul : ses hanches souples et étroites sont prises dans un tergal beige clair
toujours impeccable tandis que sa chemise immaculée, dont il retrousse les
manches de façon décontractée et savante, rehausse le teint cuivré de sa large
poitrine. Toute graisse serait ici incongrue, toute toison déplacée. Juste l’élan, la
souplesse, l’harmonie faite corps. Et cet infime spécificité de la négritude qui
fait mes délices et m’émeut : la pâleur rosée à l’intérieur des mains.
Quand Isidore prépare mon bouquet, élaguant les queues et enrubannant le
paquet, je ne peux m’empêcher d’admirer ses longs doigts effilés, si agiles, si
précis, et les paumes claires de ses mains sombres. Je n’ai encore jamais vu
d’Africain nu, très bientôt j’espère (la Casamance n’est pas si loin !) et le
contraste entre cette pâleur rosée et le noir profond du reste du corps m’a
toujours troublé. Qu’en est-il des parties plus… intimes ? Je me pose parfois
cette question indiscrète en rougissant comme une ombelle de clivial’œil sous
amusé d’Isidore. La fleur d’hibiscus qu’il pique éternellement avec quel art ! sur
son oreille gauche est plus rouge que mon trouble. Ainsi, le vermillon est la
couleur de notre connivence car dès mon premier passage, Isidore a deviné mon
émoi, ma curiosité à son égard ; il subodore que je convoite énormément sa
trompe subsaharienne ! Et il sait que je sais qu’il sait… Affaire de regard, de
sensibilité. Pour en avoir le corps net, j’ai même fait un test il y a quelques
semaines.
En février de cette année-là, je venais pour acheter unAnthurium, ma
plante préférée, mais mon fleuriste n’en avait pas. Désappointé, je m’étais
rabattu sur un bouquet de camélias, une composition romantique dont Isidore a le
secret. J’avais plié sous mon coude ma revue «Beaux gosses» et, au moment de
me battre avec mes piécettes d’euros, je laissai choir le périodique sur le
comptoir. Le regard d’Isidore fit un va-et-vient fulgurant entre la couverture
suggestive du magazine et mon visage empourpré. Il ne dit rien, me tendit mes
fleurs enrubannées et, d’un déhanchement félin, me raccompagna jusqu’à la
porte. (J’avais le privilège de pouvoir m’attarder dans la mangrove du fond, même
lorsque je décidais de ne rien acheter.) Au moment de nous séparer, nous
dévorant des yeux, j’eus droit à ce menu signe de complicité, imperceptible,
furtif et d’une grande sensualité : par deux fois, Isidore fit sortir prestement la
pointe de sa langue rose. Est-ce ainsi qu’au Sénégal on se happe entre gays ?
Qu’on se détecte infailliblement ? Qu’importe ! Le message était clair : jaillissant
de l’énorme bouche lippue, déjà fraternelle, ce double clic, ce clignotant lilas
était un aveu et une invite : la Casamance sera notre connivence. Bientôt, tout de
suite, ô mon beau black, ma sombre amphore, mon Isidore en or !
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Ohé ! Monsieur l’intello. Vous m’avez l’air bien songeur aujourd’hui… (Le
fleuriste agite sa main devant mes yeux rêveurs.) Je suis là, qu’y a-t-il
pour vôtre service ?
Bonjour. Euh… Je cherche depuis
des semaines un magnifique
Anthurium que je veux m’offrir. Impossible d’en trouver, pas même
chez vous… Que se passe-t-il ?
Rien de grave. Vous savez que le flamant rose fleurit surtout l’été. En
hiver, on ne trouve que des espèces un peu avachies, cultivées en
séries. Moi, je n’en veux pas ici. Cette fleur impériale ne supporte pas la
médiocrité. Mon dogme, c’est l’exceptionnel. À ce sujet, puis-je vous
confier un secret ?
Mon silence est un aveu. Isidore va-t-il me donner un tuyau sur l’art du
rempotage ? J’ai toujours un problème avec mes mélanges de tourbe et de
terreau. Bon Dieu, la splendeur de ses mains et la nacre en sautoir assortie au
sourire. Help !
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Je viens de réussir un prodige. J’ai croisé unArumd’Ethiopieun avec
Anthurium scherzeranum. Le résultat est spectaculaire et dépasse mes
espérances : la spathe est d’un éclat incomparable et le spadice atteint
28 cm.
28 centimètres ! Plus du double de la moyenne. C’est impossible !
Mais si. Et un spadice contourné de surcroît. Je vais présenter mon
spécimen lundi prochain au Directeur des serres d’Auteuil. Vous
connaissez ?
Mon silence est un second aveu. Mais là, je commence à m’ennuyer.
L’histoire du long spadice commençait à m’intriguer alors que les jardins de Paris,
je connais par cœur…
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La collection d’orchidées à Auteuil est phénoménale. Par exemple les
Phalaenopsis en forme de papillon ou lesCymbidiumla floraison si à
longue, si généreuse… Pardonnez-moi, je vous ennuie ? Mais si le cœur
vous en dit, je vous offre la primeur de ma découverte. Revenez samedi
soir à l’heure de la fermeture, vers 21 heures. Ça vous convient ? Vous
serez ébloui.
Me voici à l’heure dite devant la devanture de la boutique. Il fait frisquet
en cette soirée hivernale et j’ai hâte de retrouver la touffeur parfumée de la
mangrove. Je suis tout excité, partagé entre le désir fébrile de séduire enfin
mon jardinier (l’occasion est trop belle !) et la crainte de subir la science parfois
assommante du spécialiste. J’attends que le dernier client disparaisse avec un
énorme lierre exubérant de banalité.
Isidore paraît un peu fatigué en cette fin de semaine, le teint plus terne
qu’à l’ordinaire, mais dès qu’il m’aperçoit, son sourire radieux illumine sa face
juvénile et sa main bicolore se tend vers moi. Il m’invite à passer dans l’arrière
boutique tandis qu’il range les rares articles disposés sur le trottoir avant
d’abaisser le rideau métallique. Je voudrais l’aider, mais lui me pousse d’une
bourrade amicale. Ce n’est déjà plus le commerçant qui s’affaire, entre nous
l’électricité virile est palpable ; c’est clair, déjà son tutoiement inédit m’a
troublé. Pendant qu’il s’active en chantonnant, j’ai retrouvé avec émotion mon
sanctuaire végétal. Il y fait bon, l’humidité est prégnante, la chlorophylle
omniprésente ; l’odeur d’humus s’incorpore aux fragrances des fleurs et ce
mélange est légèrement entêtant. Isidore a déjà diminué les éclairages. On se
croirait dans une chapelle de verdure avec des palmes lobées à la place des
ogives. Impression de genèse adamique, quand la terre primitive enfante un
nouveau monde luxuriant. Déjà un capiteux avant-goût de péché originel !
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Mets-toi à l’aise. J’arrive, j’en ai pour un instant…
La mangrove est à peine éclairée, plus mystérieuse que jamais. Les
feuillages dessinent des ombres mouvantes sur les murs de l’arrière-boutique.
Tel un panache se dressent les grandes frondes de l’Asplénium nidus. Au plafond
rayonnent les folioles circulaires desHeptapleurum arboricola. Sur la paroi du
fond, leChamaerops humilisgéant déploie l’éventail de ses immenses pétioles.
C’est onirique, lyrique, ensorcelant. Un mystère palpite, la pénombre enfle de
désir, une touffeur entêtante autant qu’embitante se dégage de l’humus.
Isidore s’est esquivé dans une petite pièce contiguë, une sorte de cabinet
qui doit lui servir de bureau. En l’attendant, je me suis assis sur un tabouret bas
en bambou. Légèrement oppressé. Ma peau moite colle à ma chemise et j’ai dû
vite me défaire de mon anorak et de mon pull. Dans quelle jungle irréelle ai-je
atterri ? Et pourquoi mon guide tarde-t-il tant à me rejoindre ? Est-ce bien le
moment de faire les comptes de la semaine ? À moins qu’il ne bichonne avec
amour son fameux prototype d’Anthuriumpour m’infliger un cours de botanique ?
Mais il n’a rien compris ! C’est la bitanique que je veux qu’il m’enseigne ! Plus que
des plantes, c’est de son corps dont j’ai besoin. C’est sa peau qu’il me faut, sa
chaleur, sa texture, la gamme infinie de toutes les espèces en voie d’apparition :
les nervures de son derme, la roseur de ses paumes, les palmes de ses longs
doigts, le cresson de son ventre et de son chef crépu, la cora de son échine, le
balafon de son cul, les calebasses de ses fesses, l’œillet noir de son fion, le
pétiole de son zob, le fût du baobab, le litchi de son gland, les mangues de ses
bourses, l’opalescente sève de son foutre nubien… et ses bras immenses, de
puissantes ramures qui m’enserrent à m’étouffer et me bercent comme un
frangin. M’en fous de l’Anthurium!
Soudain une musique : c’est Mory Kanté qui débute sa mélopée dans des
haut-parleurs invisibles.Tandis que je délire déjà au rythme du djembé, Isidore
est entré. Méconnaissable ! Immense et impérial. Une fleur d’hibiscus empourpre
son oreille. À la base de son cou, son coquillage fétiche tressaute tel un grelot.
Mon génie des savanes a revêtu un boubou d’un vert tendre appétissant. Il
s’avance vers moi, lentement,
langoureusement,
puis il entrouvre l’ample
vêtement. Mon artiste est ceint d’un pagne immaculé. Dans la chaleur humide de
la jungle, sa peau est luisante. La musique du tam-tam se fait plus envoûtante,
mon black s’abandonne peu à peu à son rythme haletant. Tout son corps n’est que
transe frénétique, liane ventrale sinueuse, muscles roulant en déferlantes.
L’étoffe de neige moule le corps depuis les genoux jusqu’aux aisselles. Déjà, sur
la peau moite, le linge transpire là où la peau travaille et se tend : sur le dessus
des cuisses, sur le dôme du ventre et le haut du poitrail, contre le galbe charnu
de la tige encore molle. Le danseur a placé ses mains derrière sa nuque, à peine
un frisottis dans le creux des aisselles, il se déhanche, ondule du bassin. Comme
un soufflet de forge, le ventre enfle et se creuse sous le pagne humide. Les
ressorts des clavicules s’allongent, le cou se rehausse, les pectoraux bombent en
calebasses sous le pli de l’étoffe… La musique est de plus en plus prenante, c’est
l’âme de l’Afrique et mon corps se met au diapason.
Sans me quitter des yeux, mon jardinier à présent recule pas à pas,
s’évanouit dans la pénombre puis réapparaît et s’approche à nouveau en portant
dans ses mains une calebasse. On dirait quelque envoûtant sorcier exhibant un
gri-gri. Tout près de mon visage, ses yeux sont deux charbons ardents, sa bouche
charnue découvre un sourire nacré. Il me tend le breuvage.
- A taka nongo, ita ti m’bi !
ème Je le regarde incrédule. Où suis-je ? À Paris 16 ? À Dakar ? Dans
l’arrière-pays Ouolof ?
-
Le breuvage de l’Amour, mon frère.
L’officiant me tend le récipient artisanal. J’approche mes lèvres, il fait de
même. Nous concélébrons. Du lait de soja ? Peut-être, avec un goût prononcé de
muscade et de papaye verte et juste une pointe de pili-pili. C’est frais et
légèrement huileux. Je me sens mieux, déjà euphorique. Isidore s’est reculé d’un
pas, il m’apparaît encore plus immense. D’un geste ample, quasi théâtral, il se
déleste à présent de son pagne immaculé. Déception ! La nudité du jardinier est
encore voilée par un slip vert pomme, non pas un de ces strings modernes en lycra
minimal, non, un slip à l’ancienne, ample, spacieux, avec la confortable poche
kangourou frontale, bref, une sorte de barboteuse primitive sans doute soldée
chezTatou? Nullement. Sur ce corps d’ébène siC’est ridicule Ouagadougou !  à
élancé, c’est royal, une ample corolle, un buisson de verdure. La floraison ne
saurait attendre.
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Sors-la.
L’ordre d’Isidore a été prononcé posément. C’est la parole d’un expert
horticole ou de quelque gourou guidant un rituel. J’approche la main, un rien
tremblante. Je me suis agenouillé pour être plus habile, lève les yeux vers
l’athlète. Avant d’obtempérer, je ne puis m’empêcher de poser ma main, doigts
écartés, contre la poche chaude et gonflée. Impossible de résister, je suis
hypnobité, le talisman m’aspire comme un aimant. J’ai agrippé Isidore à l’arrière
de ses cuisses, enfoui mon mufle dans la verdure mouvante. Le musc et le jasmin !
Un puissant tubercule roule sous mes lèvres tandis que les billes dociles ballent
et dodelinent. C’est brûlant, dur et doux à la fois, instable et (é)mouvant, de plus
en plus ferme, de plus en plus consistant…
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Sors-la !
Cette fois, j’obéis à la voix de baryton. J’écarte délicatement d’une main le
coton échancré, de l’autre j’extrais le sexe, uniquement la tige charnue qui déjà
enfle et se cambre. L’énorme engin a écarté le rideau de scène et fait son
numéro avec magnificence. Où va-t-il s’arrêter ? Ce n’est plus une bite, c’est un
roc, c’est un cap, que dis-je, un cap, un promontoire ! La peau est lisse et
brillante, plus douce qu’un satin et de grosses veines gonflent à la surface,
enserrant le pétard. À l’extrémité, tel un fanal incandescent en haut du mât, le
gland incarnat s’écarquille de plus en plus. Dans cette jungle équatoriale,
impossible de nous perdre : altier, impérial, phénoménal, pointe le dard du
zigomar. Les roupettes quant à elles sont restées au chaud, frileuses dans la
serre. Que dois-je en faire ? Devinant ma pensée, le spécialiste guide le
néophyte.
-
Dépote les bulbes.
Je m’exécute. Stupeur ! Miracle !
Deux rubis ! Les pendantes sont
écarlates, d’un vermillon intense. Isidore les a enduites d’ocre rouge, le même
qu’il utilise pour ses bocaux de cactées décoratifs. Quel artiste ! Le vert du
caleçon, le rouge des roustons, le brun de la tige brandie ! Mais oui, bien sûr, tout
s’explique, tout s’harmonise : sur la verdure du coton, les bourses extirpées de la
poche s’arrondissent en spathe écarlate, cireuse et brillante. Et juste au-dessus,
le phallus pointe comme un spadice démesuré. Le voilà monAnthurium! Voilà
l’espèce géante qu’Isidore m’a promise, le miraculeux croisement ! J’ai peine à
détacher mon regard du prodige exotique aux mensurations phénoménales, Dieu
m’empale ! C’est à la fois si fantastique, si poétique !
-
Tu vois, bel ami, je t’avais promis que tu en aurais la primeur. Que dis-
tu de cette inflorescence pourpre ? C’est une espèce nouvelle dans la
famille des Aracées. Et j’avoue que depuis que je te connais, mon art a
progressé. Je l’ai baptiséeAnthurium Isidorium Phalloïdumce et
spécimen sera le trophée des serres d’Auteuil !
L’expert part d’un rire tonitruant. Déjà ivre du bonheur opiacé dont il m’a
abreuvé, je l’imite sans retenue. Nous voilà à terre. Isidore m’a plaqué contre une
natte de chanvre. C’est énergique mais sans violence ; l’Afrique est bien partie, le
continent noir me chevauche pour une longue méharée nocturne. La calebasse a
roulé au sol. Il y reste assez de ce mystérieux laitage qui a aussi des vertus
lubrifiantes : tandis que mon fleuriste ahane contre ma croupe en cognant du
djembé, son boubou sous mon ventre en guise d’oreiller, mon accueillant calice
humecté d’ambroisie s’entrouvre comme un fruit mûr pour accueillir au chaud sa
hampe de titan…
Puis c’est l’apothéose, assez inattendue, je dois dire. Vorace, la bête a
repris le dessus : quand les lèvres deviennent muettes, l’autre bouche plus bas se
fait loquace. Formidable récital ! Tandis qu’il me défonce le balafon au fond de la
mangrove, mon fougueux maître-chanteur
se met à péter, péter, péter
allègrement. À l’unisson avec ses coups de boutoir ! D’abord surpris, j’apprécie le
concert. Et nous rions en chœur à en (re)perdre souffle ! Car mon tambourinaire
ne connait nul répit, nulpianissimo, double carburation : rugissements par-
devant, explosions par derrière. Et sa bouche chante à présent, commentant le
prodige : «A ita ti m'bi, mifelo tou n'ba a nafissa tou diallo !» Et nous roulons
tous deux sous la tornade, enchevêtrés, synchronisés, mes reins dansant sous le
djembé qui scande sa volupté.
Me croiras-tu, lecteur ? Il y eut cette nuit-là dans la savane de
surprenantes prolongations, d’ultimes tirs au but. Après avoir craché son
abondante sève, mon jardinier, toujours gaillard, s’était retiré au fond du
magasin dans le minuscule cabinet jouxtant son bureau, pour satisfaire un autre
besoin naturel. C’est là, après la cascade allègre et tumultueuse qui fanfaronna
dans la cuvette, qu’eut lieu une succession debisépoustouflante : en vraiment
guise de coda, dans l’impressionnant silence de l’immeuble haussmannien, à
nouveau Isidore s’abandonne à son génie tribal, module son phrasé rectal en
pétaradant derechef si dru qu’il en détraque l’éclairage du réduit où il s’est isolé,
laissant charitablement la porte entrouverte. FormidableSon et Lumière! Ce fut
à la lettre dantesque, burlesque, barbaresque, plus infernal que la Soufrière et la
montagne Pelée réunies : tandis que l’éruption fait rage, le néon vacille, s’éteint,
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