Hermann et Dorothée (trad. Boré)
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Johann Wolfgang von GoetheHermann et DorothéeTraduction Léon Boré.ieLibraire académique Didier ; Perrin & C , libraires-éditeurs, 1886 .IntroductionPrologueChant I — Calliope. Infortune et compassion.Chant II — Terpsichore. Hermann.Chant III — Thalie. Les bourgeois.Chant IV — Euterpe. La mère et le fils.Chant V — Polymnie. Le cosmopolite.Chant VI — Clio. L’époque.Chant VII — Érato. Dorothée.Chant VIII — Melpomène. Hermann et Dorothée.Chant IX — Uranie. Heureuse issue.Hermann et Dorothée (trad. Boré) : Chant 1HERMANN ET DOROTHÉECHANT PREMIER. — CALLIOPE.Infortune et compassion.Jamais je n’ai pourtant vu la place du marché, ni les rues, si désertes. La ville est comme vide, comme morte. Il ne reste pas à lamaison, ce me semble, cinquante de tous nos habitants. Que ne fait point la curiosité ! Chacun court, chacun s’empresse, afin de voirle triste convoi de pauvres fugitifs. D’ici à la chaussée qu’ils suivent, il y a bien une petite lieue, et l’on s’y précipite en plein midi, àtravers la brûlante poussière. Quant à moi, je refuserais de faire un pas pour regarder l’infortune de braves gens en fuite, qui hélas !ayant déjà loin derrière eux leur pays, le beau pays d’outre-Rhin, s’en vont aujourd’hui, avec tout ce qu’ils ont pu sauver, errants dansles détours heureux de notre fertile vallée. « C’est très-bien, femme, d’avoir eu de la compassion, d’avoir envoyé, par le fils, des provisions de vieux linge, d’aliments et deboissons qu’il va distribuer à ...

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Langue Français

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Johann Wolfgang von Goethe Hermann et Dorothée Traduction Léon Boré. ie Libraire académique Didier ; Perrin & C, libraires-éditeurs, 1886 .
Introduction Prologue Chant I — Calliope. Infortune et compassion. Chant II — Terpsichore. Hermann. Chant III — Thalie. Les bourgeois. Chant IV — Euterpe. La mère et le fils. Chant V — Polymnie. Le cosmopolite. Chant VI — Clio. L’époque. Chant VII — Érato. Dorothée. Chant VIII — Melpomène. Hermann et Dorothée. Chant IX — Uranie. Heureuse issue.
Hermann et Dorothée (trad. Boré) : Chant 1
HERMANN ET DOROTHÉE
CHANT PREMIER. — CALLIOPE.
Infortune et compassion.
Jamais je n’ai pourtant vu la place du marché, ni les rues, si désertes. La ville est comme vide, comme morte. Il ne reste pas à la maison, ce me semble, cinquante de tous nos habitants. Que ne fait point la curiosité ! Chacun court, chacun s’empresse, afin de voir le triste convoi de pauvres fugitifs. D’ici à la chaussée qu’ils suivent, il y a bien une petite lieue, et l’on s’y précipite en plein midi, à travers la brûlante poussière. Quant à moi, je refuserais de faire un pas pour regarder l’infortune de braves gens en fuite, qui hélas ! ayant déjà loin derrière eux leur pays, le beau pays d’outre-Rhin, s’en vont aujourd’hui, avec tout ce qu’ils ont pu sauver, errants dans les détours heureux de notre fertile vallée.
« C’est très-bien, femme, d’avoir eu de la compassion, d’avoir envoyé, par le fils, des provisions de vieux linge, d’aliments et de boissons qu’il va distribuer à ces malheureux, car donner est affaire du riche. Comme ce garçon-là sait conduire, comme il maîtrise les chevaux ! La nouvelle petite voiture a fort bon air : quatre personnes, sans compter le cocher sur le siège, y tiendraient à l’aise ; Hermann, cette fois, est allé seul ; avec quelle légèreté elle tourne l’angle de la borne ! » Ainsi parlait à sa femme l’hôtelier du Lion d’or, commodément assis devant la porte de sa maison, située sur la place du marché. L’intelligente et sage ménagère lui répondit : « Père, je ne fais pas facilement cadeau du vieux linge, car, on a mainte occasion de l’employer, et l’on ne saurait, au besoin, s’en procurer pour de l’argent. C’est, toutefois, bien volontiers qu’aujourd’hui j’ai donné plusieurs bonnes couvertures, plusieurs bonnes chemises, quand j’ai entendu parler d’enfants, de vieillards, qui s’en vont nus en exil. Mais, vas-tu me le pardonner ? ton armoire a aussi été mise au pillage ; partieulièrenient ta robe de chambre du plus fin coton, cette indienne à fleurs, doublée de fine flanelle, je l’ai donnée ; elle est vieille, usée, et tout à fait hors de mode. » Là-dessus l’excellent hôtelier dit avec un sourire : « Je la regrette, cependant, la vieille robe de chambre, d’indienne véritable ; on ne trouve plus de pareille étoffe. Mais, soit !, j’avais cessé de la porter. On veut à présent que nous nous présentions toujours en redingote polonaise, toujours bottés ; le bonnet et les pantoufles sont bannis. » — « Regarde là-bas, interrompit la femme, déjà reviennent quelques-uns de ceux qui sont allés voir le convoi ; il doit être désormais passé. Comme tous les visages sont enflammés, toutes les chaussures poudreuses ! Chacun, le mouchoir à la main, s’essuie la sueur. Je ne voudrais pas, moi non plus, courir aussi loin, par la chaleur, à un tel spectacle qui me ferait souffrir ; j’ai, vraiment, bien assez de ce qu’on m’en racontera. » Le bon père dit alors avec une intention marquée : « Rarement un si beau temps favorise des moissons si belles : nous rentrerons le blé comme nous avons rentré le foin, bien sec. Le ciel est clair ; on n’aperçoit pas le moindre nuage, et le vent, qui souffle de l’est, nous apporte une agréable fraicheur. Cela signifie : beau-fixe ; le grain a atteint son plus haut point de maturité ; nous commencerons demain à couper l’abondante récolte. »
Pendant qu’il parlait, les groupes d’hommes et de femmes, s’augmentant sans cesse, traversaient la place du marché pour regagner leurs demeures. Ainsi, à l’autre extrémité de cette même place, une calèche découverte, lancée à fond de train (elle avait été fabriquée à Landau), ramenait, placé entre ses deux filles, le riche voisin, le premier négociant de l’endroit, qui se dirigeait vers sa maison nouvellement réparée. Les rues s’animèrent, car la petite ville, bien peuplée, possédait plusieurs fabriques et divers genres d’industrie.
Le couple intime, assis sous la porte cochère, s’égayait de mainte observation qu’il faisait sur les passants.
« Voici, dit enfin, l’excellente hôtesse, le pasteur qui vient de notre côté ; le pharmacien, notre voisin, l’accompagne ; ils vont nous rapporter ce qu’ils ont vu, des choses dont le spectacle n’est pas agréable. »
Tous les deux, en effet, s’approchèrent amicalement, saluèrent les époux, puis s’assirent sur les bancs de bois disposés sous la porte cochère, secouant la poussière de leurs pieds et s’éventant avec leurs mouchoirs. Après les compliments réciproques, le pharmacien, prenant le premier la parole, dit d’un ton presque maussade :
« Voilà bien, en vérité, les hommes, et l’un ressemble à l’autre. Qu’il survienne quelque malheur au prochain, tous se plaisent à l’aller regarder, bouche béante. Chacun court voir les flammes dévastatrices d’un incendie, qui s’élancent dans les airs ; la foule se hâte vers le lieu du supplice, où l’on mène tristement à la mort un malheureux criminel. De même, aujourd’hui, toute la ville sort pour contempler la misère de ces honnêtes exilés, et nul ne réfléchit qu’une semblable infortune peut l’atteindre demain, ou du moins, dans l’avenir. Je trouve impardonnable cette légèreté ! mais elle a son gîte au fond même de l’homme. »
Alors commença de parler le noble et intelligent pasteur, l’ornement de la cité, un homme jeune encore, mais touchant à l’âge mur. Celui-là avait approfondi la vie humaine, il savait les besoins de ses auditeurs ; son âme était toute pénétrée de la suprême vertu des saintes Écritures, qui nous dévoilent la condition et les sentiments des hommes ; il connaissait aussi les meilleurs écrivains profanes. Il dit :
« Je ne me permets point de blâmer, quand ils ne sont pas dangereux, les instincts dont la nature, bonne et prévoyante mère, nous a dotés, car, ce que ne peuvent pas toujours l’intelligence et le raisonnement, nous le devons souvent à une inclination heureuse, qui nous entraîne par un charme irrésistible. Si l’impétueux penchant de la curiosité n’emportait pas l’homme, découvrirait-il jamais, je vous le demande, l’admirable harmonie des êtres ? La nouveauté l’attire d’abord, l’utile devient ensuite l’objet de ses infatigables recherches ; enfin, il aspire au bien qui l’élève et l’ennoblit. Dans la jeunesse, l’insouciance lui est une joyeuse compagne ; elle voile à ses yeux le péril, et, d’une main légère, si, par hasard, en passant, le malheur l’a effleuré, elle en efface aussitôt la douloureuse empreinte. Heureux l’homme chez lequel, à une époque plus mûre, la raison s’épanouit de soi-même de cette juvénile insouciance, et qui, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, déploie son ardente activité ! il produit le bien et répare le dommage. »
Le pasteur ayant fini, l’impatiente ménagère dit avec une affectueuse familiarité :
« Racontez-nous ce que vos avez vu ; j’ai hâte de le savoir. »
— « Après tout ce dont je viens d’être témoin répondit le pharmacien d’un ton grave, il me sera difficile de redevenir gai de sitôt. Qui pourrait retracer, à la fois, cet assemblage et cette variété de misères ? Déjà nous voyions, au loin, un nuage de poussière, avant d’être descendus dans les prairies. Le convoi se prolongeait à perte de vue, de colline en colline ; on ne distinguait presque rien à cette distance. Mais, quand nous eûmes gagné le chemin qui coupe obliquement la vallée, nous tombâmes au milieu d’une grande et bruyante presse de piétons et de chariots. Hélas ! nous vimes encore défiler assez de ces infortunés ; nous pûmes entendre, de la propre bouche de plusieurs, combien est amère la fuite avec ses innombrables peines, et, toutefois, combien est vive l’émotion d’une existence rapidement arrachée à la mort ! Les divers objets qu’un sage propriétaire met chacun à la place convenable, toujours prêts à être employés dans un ménage, chaque chose est nécessaire ou utile, tous ces meubles que renferme une maison bien pourvue et bien rangée, il était triste de les voir sur des véhicules de différentes sortes, dans le pêle-mêle où les avait jetés la précipitation : le cible et la couverture de laine pardessus l’armoire, le lit dans la huche, les draps couvrant le miroir. En effet, comme nous l’a montré, il y a vingt ans, notre incendie, l’effroi du péril enlève tout discernement à l’homme, de sorte qu’il sauve ce qui est insigniflant et abandonne ce qui est précieux. De même, l’irréflexion leur avait fait emporter des objets sans valeur, dont les bœufs et les chevaux étaient surchargés : tels que vieilles planches, vieux tonneaux, cages (Voie et poussinières. Les femmes, les enfants haletaient, se traînant avec des paquets, ou portant des hottes et des paniers remplis de choses inutiles : tant l’homme délaisse à regret la moindre de ses lws:;essiollsl La route poudreuse était couverte de cette foule en désordre. L’un, à cause de la faiblesse de son attelage, voulait aller lentement, l’autre avait hâte de passer outre. C’étaient alors des clameurs de femmes et d’enfants foulés, des mugissements de bétail mêlés aux aboiements des chiens, les gémissements lamentables des malades oscillant sur leur couche, au haut des lourdes charrettes encombrées de bagages. Cependant, s’égarant hors de l’ornière jusqu’au bord de la chaussée, la roue dévoyée grince ; la voiture verse dans le fossé, et, précipités par la violente impulsion, les gens vont tomber au loin dans le champ, heureusement sans blessures graves, mais poussant d’effroyables cris, tandis que, plus près de l’équipage culbuté, roulent ensemble armoires, caisses et coffres, sous le poids desquels, en voyant cette chute, on les a d’abord crus écrasés. La charrette n’en est pas moins brisée, et ils restent sans secours, car, les autres passent et s’éloignent vite, ne pensant qu’à eux-mêmes, entraînés, d’ailleurs, par le torrent. Nous accourons, nous trouvons contusionnés des vieux, des infirmes, qui, couchés à la maison, pourraient à peine supporter leurs continuelles souffrances ; ils gisent, devant nous, sur le sol, brûlés des feux du soleil, étouffés par les flots de poussière, geignant et se plaignant. »
L’hôtelier, plein d’humanité, dit avec sympathique :
« Puisse Hermann les rencontrer encore, les restaurer, les vétir ! Je ne voudrais pas les voir moi-même ; l’aspect de la souffrance me fait mal. Touchés dès la première nouvelle d’une si grande détresse, nous nous sommes empressés d’envoyer une petite part de notre abondance, afin de réconforter, au moins, quelques-uns de ces infortunés et qu’ils nous apparaissent plus calmes, quand notre pensée se tournera vers leur malheur. Mais ne ravivons point ces pénibles images : la crainte ne se glisse que trop aisément dans les cœurs, accompagnée du souci, qui m’est plus odieux que le mal même. Entrez dans la salle du fond : jamais le soleil n’y pénètre, jamais l’air chaud n’en traverse les épaisses murailles, et toi, petite mère, tu nous apporteras un flacon de l’année quatre-vingt-trois
pour dissiper la mélancolie sombre. Il n’est pas agréable de boire ici ; les mouches bourdonnent autour des verres. » Ils passèrent dans la salle et tous s’y réjouirent de la fraîcheur. L’hôtesse apporta, avec précaution, sur un plateau d’étain, arrondi et brillant, le flacon de cristal, où brillait limpide la liqueur d’une vigne généreuse, et les coupes vertes appeléesrœmern,seuls verres dans lesquels on doive boire le vin du Rhin. Les trois amis étaient assis autour de la table ronde, brune et luisante, reposant solidement sur ses pieds. Aussitôt les verres de l’hôte, et du pasteur, se rencontrant, retentissent d’un son clair et gai, tandis que leur compagnon tient le sien immobile, et reste pensif. L’hôte lui adresse alors, en ces termes, un défi amical : « Allons, monsieur le voisin, buvons résolument, car, la grâce de Dieu qui nous a préservés du malheur jusqu’à ce jour, nous en préservera encore à l’avenir. Comment, en effet, ne pas reconnaître que, depuis le terrible incendie par lequel il nous infligea un si rude chatiment, sa main nous a toujours favorisés, toujours protégés, comme l’homme garde la précieuse prunelle de l’œil, qui, de tous ses organes, lui est le plus cher ? Nous refuserait-il, désormais, secours et protection ? C’est seulement au milieu du péril que l’on voit toute l’étendue de sa puissance. Cette florissante cité qu’il a relevée, d’un monceau de cendres et de débris, par les laborieuses mains de ses habitants, la livrerait-il de nouveau à la ruine, et anéantirait-il tout le fruit de nos efforts ? » Le digne pasteur reprit avec une douce sérénité : « Tenez ferme à cette foi, tenez ferme à ces sentiments qui rendent sage dans la prospérité, donnent les meilleures consolations dans l’infortune, et nourrissent les plus magnifiques espérances. » L’hôtelier continua par cette judicieuse et virile exclamation :
« Combien de fois j’ai salué, avec saisissement, les flots du Rhin, lorsque, voyageant pour mes affaires, je me rapprochais de ses bords ! Il m’apparut toujours si grand, toujours il éleva toute mon âme. Ah ! je ne prévoyais pas que bientôt sa rive charmante servirait, contre les Français, de rempart et son large lit de fossé difficile à franchir. Voilà comme la nature, comme les Allemands courageux, comme le Seigneur nous protègent ! Qui de nous voudrait s’abandonner à un désespoir insensé ! Déjà les combattants sont fatigués et tout présage la paix. Mais lorsque, enfin, l’on célébrera, dans notre église, la fête depuis longtemps désirée, lorsque les sonores volées des cloches, et l’orgue harmonieux, et l’éclatante trompette accompagneront le ’’Te Deum’’ solelmr,l, oh! alors, monsieur le pasteur, puisse mon Hermann, bien résolu, se présenter, avec sa fiancée, devant vous à l’autel ; puisse l’allégresse générale se mêler ainsi désormais, par le souvenir, à l’anniversaire de mes joies domestiques ! Mais ce garçon, toujours si actif dans la maison, je le vois avec peine, au dehors, indolent et timide. Il n’aime point à se montrer parmi les gens, il évite même la compagnie des jeunes filles, et la danse joyeuse que recherchent avec ardeur tous ceux de son âge. »
En achevant ces mots, l’hôtelier prêta l’oreille. On entendit se rapprocher de plus en plus le pas des chevaux, qui résonne au loin, et la voiture, impétueusement lancée, roula avec un bruit de tuillerie sous la voûte.
Hermann et Dorothée (trad. Boré) : Chant 2
CHANT DEUXIÈME. — TERPSICHORE. Hermann. Lorsque le fils de l’hôte fut entré dans la salle, le pasteur, fixant sur le beau jeune homme qui s’avançait, les pénétrants regards de l’observateur accoutumé à lire la pensée sur le visage, et considérant tout son air, tout son maintien, lui dit avec bienveillance : « Vous revenez, en vérité, comme un nouvel homme. Jamais je ne vous ai vu si joyeux, ni si animé. On reconnait, à la sereine allégresse de votre flnxe, que vous avez distribué des dons aux malheureux et reçu leur bénédiction. Le jeune homme répondit, calme et sérieux : « Si j’ai louablement agi, je ne sais ; mais mon cœur m’a inspiré de faire ce que je vais raconter avec exactitude. Chère mère, vous avez fouillé, si longtemps, pour chercher et choisir le vieux linge, qu’il était tard quand le paquet fut assemblé. De même le vin et la bière ont été emballés lentement, mais soigneusement. Lorsque enfin, hors des murs, j’eus gagné la route, je rencontrai en foule nos concitoyens refluant, avec femmes et enfants, vers la ville, car les exilés s’étaient déjà éloignés. Je dirigeai, en l’excitant encore, la course rapide de mes chevaux vers le village, où, comme je venais de l’entendre, la troupe de ces infortunés devait faire halte et passer la nuit. Je suivais la nouvelle chaussée : une charrette, aux solides brancards, frappa ma vue. Elle était traînée par deux bœufs d’un autre pays, d’une taille et d’une force extraordinaires. Tout près de ces puissants animaux, marchait, à grands pas, une jeune fille, munie d’une longue gaule, qui les dirigeait, les excitant ou les retenait habilement. M’ayant aperçu, elle s’approcha tranquillement des chevaux et me dit : « Nous n’avons pas toujours été dans une détresse semblable à celle où vous nous voyez sur cette route. Je ne suis pas encore habituée à demander à l’étranger une aumône que, souvent, il donne de mauvaise grâce, et uniquement pour se débarrasser du pauvre ; mais la nécessité me force de parler. Là, sur la paille, gît, étendue, la femme d’un riche propriétaire. Elle vient d’accoucher. Comme elle était près de son terme, c’est à grand’peine que je l’ai sauvée et transportée avec ses bœufs et sa charrette. Nous avons suivi lentement les autres, car elle n’a qu’un souffle de vie. Son nouveau-né repose maintenant nu dans ses bras. Nos
compagnons d’infortune ne peuvent guère la soulager, si, toutefois, nous les rejoignons dans le prochain village, où nous comptons faire halte aujourd’hui ; mais je crains qu’ils ne soient déjà plus loin. Êtes-vous du voisinage ? Avez-vous, peut-être, quelque linge dont vous puissiez vous passer ? Ayez, dans ce cas, la bonté d’en gratifier des malheureux. » La jeune fille avait parlé : l’accouchée, pille, défaillante, fixa sur moi ses regards en se soulevant de dessus la paille. Je dis alors à l’une et à l’autre : « Souvent, en vérité, un esprit céleste inspire les gens de bien, de sorte que, d’avance, ils sentent la détresse qui menace leurs pauvres frères. Ainsi, ma mère, prévoyant vos maux, m’a remis un paquet pour l’offrir, sans retard, à la nudité de l’indigence. » Et, en même temps, je dénouais les cordons et je présentais à la jeune fille la robe de chambre de mon père, les draps et les chemises. Elle me remercia avec effusion : « Les heureux du monde, s’écria-t-elle, ne croient pas qu’aujourd’hui encore des miracles s’accomplissent, car, c’est seulement dans l’infortune qu’on reconnaît la main de Dieu, qui mène les bonnes âmes aux bonnes actions. Le bien qu’il nous fait par votre entremise, je le prie de vous le rendre à vous-même. » Et je voyais l’accouchée manier et tâter joyeusement les diverses pièces de linge, mais surtout la moelleuse flanelle de la robe de chambre. « Hâtons-nous, lui dit alors la jeune fille, de gagner le village, où déjà ceux de notre commune font halte et doivent passer la nuit. Là, aussitôt arrivée, je préparerai les langes de l’enfant, j’arrangerai, je disposerai chaque chose. » Elle me salua de nouveau, m’exprima le plus cordial remerciement, puis elle piqua les bœufs, et la charrette se remit en marche. Moi, je restais à cette place, retenant mes chevaux, car, j’hésitais si je devais atteindre rapidement le village, et partager les provisions entre les fugitifs, ou s’il valait mieux tout confier à la jeune fille, afin qu’elle fit elle-même une intelligente distribution. Mon cœur, en un instant, se décida. Conduisant aussitôt les chevaux vivement sur ses traces, et n’ayant guère tardé à la rejoindre, je m’empressai de lui dire : « Bonne jeune fille, ce n’est pas seulement du linge que ma mère a empaqueté, dans les caissons de la voiture, pour ceux qui en sont privés, elle y a ajouté, en abondance, des aliments et des rafraîchissements. Or, je suis également disposé à remettre entre tes mains ces autres objets ; je remplirai mieux ainsi ma mission, car, ce que je distribuerais au hasard, tu le répartiras avec discernement. » La jeune fille répondit :« Ces dons seront distribués en toute fidélité ; ils réjouiront les nécessiteux. » Après ces paroles, je me hâtai d’ouvrir les caissons de la voiture ; j’en tirai les lourds jambons, les pains, les bouteilles de vin et de bière, et chaque chose lui fut remise. J’aurais voulu lui donner davantage, mais les coffres étaient vides. Elle entassa tout aux pieds de l’accouchée, et continua son chemin ; je repris à la hâte, avec mes chevaux, la route de la ville. » Dès qu’Hermann eut fini, le pharmacien, toujours prêt à discourir, s’écria : « Heureux celui qui, dans ces jours de fuite et de trouble, vit seul en sa maison, sans femme, sans enfants serrés contre lui par l’angoisse, et l’enlaçant de leurs bras tremblants ! Je sens à présent tout mon bonheur ; je ne voudrais pas, en ce temps, pour des trésors, porter le nom de père et avoir les soucis d’une famille. Souvent, aussi moi , je me suis vu, en imagination, obligé de fuir, et j’ai rassemblé mes meilleurs effets, le vieil argent, les chaînes, les bijoux de ma défunte mère, dont je n’ai rien vendu jusqu’à cette heure. Il faudrait, il est vrai, faire le sacrifice de beaucoup de choses difficiles ensuite à remplacer. Les racines mêmes et les simples, recueillis par moi, je ne les abandonnerais pas volontiers, bien que la valeur, comme marchandise, ne soit pas grande. Mais en laissant pour gardien, derrière moi, mon commis, je m’éloignerais sans trop de peine, car, une fois ma bourse et ma personne sauvées, tout est sauvé ; la fuite d’un homme seul est, de toutes les fuites, la plus facile, » — « Voisin, répliqua avec énergie le jeune Hermann, je ne partage nullement votre opinion, et je blâme vos paroles. Est-ce bien un homme honorable, celui qui, dans le bonheur comme dans l’infortune, uniquement préoccupé de lui-même, ne sait partager ni joies ni souffrances, et n’éprouve pas, au fond de son âme, le besoin d’une pareille communauté ? Actuellement, plus volontiers que jamais, je me déciderais au mariage, car, c’est surtout devant l’imminente menace du malheur qu’une brave jeune fille a besoin de la protection de l’homme, et qu’il faut à celui-ci, pour le rasséréner, la présence d’une femme. » Le père dit là-dessus, en souriant : « Voilà comme j’aime t’entendre parler. Tu as rarement prononcé devant moi un mot aussi raisonnable. » La bonne mère se hâta aussi d’exprimer sa pensée : « À la vérité mon fils, dit-elle, tu as raison. Nous, tes parents, nous t’avons sur ce point donné l’exemple, car, ce n’est pas au milieu d’une fête que nous nous sommes promis l’un à l’autre ; bien au contraire, l’heure la plus sinistre a été celle de nos fiançailles. Ce fut un lundi matin, j’en suis certaine, parce que la veille, il y a de cela vingt ans, l’horrible incendie dévora notre petite ville. Alors, un dimanche comme aujourd’hui, par un temps chaud et sec, il y avait peu d’eau dans les citernes ; tout le monde, en toilette, s’était dispersé dans les villages, les moulins, les auberges d’alentour. Le feu éclata à une extrémité de la ville, engendrant lui-même un courant d’air par la rapidité avec laquelle il s’étendait de rue en rue, et les granges, remplies de riches moissons, brûlaient, et les maisons, jusqu’à la place du marché, brûlaient aussi. Celle de mon père, tout près de celle-ci, venait d’être consumée en même temps. Nous ne srl.llr,1lrle5 pas grand’chose. Je passai cette triste r.llit sur la pelouse hors de la ville, au milieu des caisses et des lits que je gardais. Cependant, à la titi , le .M)IIlIneil nie ,Mat,rtla, et lorsque, le matin, la fraicheur (lui précéde l’apparition du soleil ill’ent Iwl,illF~e, ,je vis la fumée tourlffllonnant encore, les brasiers continuant de ilallllaoy’er, et les murs évidés et les cheminées excavées. Je sentis alors un poids sur mon cœur ; mais le soleil, en s’élançant plus radieux que jamais, me rendit le courage. M’étant levée à la
hâte, une sorte d’aiguillon me pressa d’aller visiter la place ou avait été notre demeure, pour voir si je retrouverais en vie des poulets que j’aimais d’une affection spéciale, car j’avais encore l’âme d’un enfant. Lorsque je fus montée sur les débris fumants de la maison et des granges, comme je contemplais l’ancienne habitation, maintenant ruinée et dévastée, tu m’apparus montant de l’autre côté de la cour, et cherchant aussi ce qui te restait du logis paternel. Un cheval avait été écrasé sous la chute du toit de ton écurie ; les poutres enflammées, les décombres le couvraient ; on ne voyait plus rien du pauvre animal. Et, comme la muraille qui séparait nos deux cours était abattue, nous étions mit en présence, debout, l’un vis à vis de l’autre, tristes et pensifs. Tu me pris alors par la main, et tu me dis : Lisette, comment te voilà-t-il ici ? Éloigne-toi ! les semelles de tes souliers seraient bientôt consumées ; car, sur ces amas où le feu circule encore, je sens brûler mes grosses bottes. Et tu m’enlevas dans tes bras et me transportas à travers ta cour, dont la porte cochère, avec sa voûte, seule restée intacte, était telle qu’on la voit aujourd’hui. Et là tu me déposais à terre, et, quoique je me défendisse, tu me donnas un baiser. Mais aussitôt après tu me dis ces tendres et graves paroles : Vois, la maison est renversée ! demeure ici et aide-moi à la rebâtir ; j’aiderai en retour ton père à reconstruire la sienne. Mais je ne te compris point jusqu’au moment où ta mère envoyée par toi, vint trouver mes parents. Alors fut bientôt conclue la solennelle promesse des noces joyeuses. Il y a encore aujourd’hui, pour moi, plaisir à me rappeler les poutres à demi-consumées, le soleil se levant si splendide, car, c’est le jour qui m’a donné un époux ; ce sont les premiers temps d’une sombre destruction qui m’ont donné le fils de ma jeunesse. Et voilà pourquoi je te félicite, mon Hermann, de penser aussi au mariage, avec une candide confiance, dans ces temps douloureux ; j’aime à te voir faire la recherche d’une fiancée au milieu de la guerre et des ruines. » Le père, vivement ému, répandit : « Ces sentiments sont louables ; elle est vraie aussi, petite mère, l’histoire que tu viens de raconter ; tout s’est en effet passé de la sorte ; mais le mieux est le mieux. Ce n’est pas le lot de chacun d’avoir à commencer par les fondements, sa vie et sa fortune ; chacun n’est pas obligé de se tourmenter comme nous avons fait, nous et bien d’autres. Heureux celui à qui son père et sa mère transmettent une maison bien établie, dont il n’a plus qu’à développer, comme un ornement, la prospérité. Tout commencement est difficile, surtout le commencement d’un ménage. On a besoin de mille choses, et tout renchérissant de jour en jour, il faut aviser aux moyens de gagner plus d’argent. Voilà pourquoi, mon Hermann, j’attends que bientôt tu m’amènes ici une fiancée pourvue d’une belle dot, car, un vaillant garçon mérite une fille riche ; puis, cela est si agréable de voir, à la suite de la petite femme tant souhaitée, entrer corbeilles et caisses remplies d’un trousseau utile. Ce n’est pas en vain que, durant maintes années, la mère prépare en abondance, pour sa fille, le gros et le fin linge ; que le parrain et la marraine font des cadeaux d’argenterie, et que le papa met de côté, dans son secrétaire, les rares pièces d’or, car les biens de l’épousée doivent, à l’avenir, en même temps que sa personne, réjouir le jeune homme qui l’a choisie entre toutes. Oui, je sais comme la nouvelle mariée se trouve satisfaite en une maison où elle reconnaît ses propres effets, soit dans la cuisine, soit dans les chambres, et où elle a elle-même fourni draps, nappes et serviettes. Donc, je ne voudrais voir arriver près de moi qu’une fiancée bien nippée, parce que, à la fin, le mari méprise la femme pauvre, et traite comme servante celle qui est entrée, telle qu’une servante, chez lui, son petit paquet à la main. Le temps de l’amour passe, l’homme reste injuste. Je te le répète, cher Hermann, tu comblerais de joie ma vieillesse, si tu me présentais bientôt une petite bru amenée du voisinage, de cette maison verte, là-bas. Le père est riche, sans aucun doute : son commerce de détail et ses fabriques accroissent de jour en jour sa fortune, car, sur quoi ne gagne pas le négociant ? Il a eu seulement trois filles ; elles seront seules à partager le bien. L’aînée, je le sais, est promise ; mais la deuxième et la troisième attendent encore (pas pour longtemps peut-être) un fiancé. Je n’aurais point tardé à ta place jusqu’aujourd’hui ; je serais allé déjà prendre l’une d’elles, comme j’ai pris autrefois et apporté ici la petite mère. » Le fils répondit modestement à ces instances paternelles : « Ma volonté, je vous l’assure, était, comme la vôtre, de choisir l’une des filles de notre voisin. Nous avons été élevés ensemble ; nous jouions ensemble sur la place du marché, près de la fontaine, et souvent je les protégeai contre la pétulance des petits garçons. Mais il y a longtemps de cela : ces jeunes filles, qui grandissaient, durent enfin, selon les convenances, fuir les jeux turbulents et rester à la maison. Pour bien élevées, elles le sont certainement. J’allais encore chez elles, de temps à autre, suivant votre désir, en qualité d’ancienne connaissance ; mais je n’ai jamais pu trouver d’agrément dans leur compagnie, parce qu’elles avaient toujours à blâmer en moi quelque chose, et qu’il me fallait supporter leurs critiques. Tantôt ma redingote était beaucoup trop longue, ou le drap trop grossier, ou la couleur bien trop commune ; tantôt mes cheveux n’étaient pas taillés, pas frisés comme il faut. Je résolus, enfin, de m’attifer à la manière de ces jeunes commis de magasins que l’on voit toujours, le dimanche, dans leur maison, et qui se pavanent, en été, avec leur petit habit demi-soie ; mais je remarquai bientôt qu’elles me prenaient toujours pour sujet de leurs moqueries, et j’y fus sensible. Mon amour-propre était blessé ; cependant, j’étais peiné surtout de les voir méconnaître ma bonne volonté pour elles, spécialement Mina, la plus jeune. Ma dernière visite eut lieu à Pâques. Je portais, ce jour-là, l’habit neuf que je laisse désormais accroché, là-haut, dans l’armoire, et j’avais la même frisure que les autres. Elles ricanèrent à l’instant où j’entrai ; je ne pris pas, toutefois, la chose à mon adresse. Mina était au clavecin ; le père, assis près d’elle, et de la meilleure humeur, écoutait avec ravissement chanter sa fillette. Il y avait, dans les paroles, plusieurs passages que je ne comprenais pas ; mais, entendant souvent revenir les noms de Tamino et de Pamina, je ne voulus pourtant pas rester muet. Je demandai le texte, dès qu’elle eut fini, et quels étaient les deux personnages. Toutes souriaient et se taisaient. Le père me dit: « N’est-ce pas, l’ami ne connaît qu’Adam et Ève ? » Alors personne ne put davantage se contenir ; les jeunes filles éclatèrent, les jeunes gens de même ; le vieux, près de se pâmer, se tenait le ventre. Je laissai, dans mon embarras, tomber à terre mon chapeau ; les ricanements se prolongèrent, tant que jouèrent ou chantèrent les jeunes filles. Enfin, humilié et irrité, je courus à la maison ; je suspendis le nouvel habit dans l’armoire ; j’aplatis mes cheveux avec mes doigts, et je fis le serment de ne plus jamais franchir le seuil de cette demeure. Or, j’avais bien raison, car elles sont vaniteuses et insensibles, et je sais qu’à présent encore, chez elles, on ne m’appelle pas autrement que Tamino. » « Hermann, reprit la mère, tu ne devrais pas être si longtemps irrité contre des enfants, car, vraiment, elles sont encore des enfants, toutes les trois. Mina, je te l’assure, est bonne, et a toujours été bien disposée pour toi. Elle m’a récemment demandé de tes nouvelles. C’est elle que tu devrais choisir. » Le fils répondit d’un air rêveur : « Je ne sais, mais le chagrin qu’elle m’a causé s’est si profondément imprimé dans mon âme, que je ne pourrais plus, en vérité, la voir assise à son clavecin, et entendre ses chansonnettes. » Là-dessus le père s’emporta, et laissa éclater, en ces mots, sa colère :
« J’éprouve de toi peu de satisfaction. Je l’ai toujours dit, voyant tes goûts exclusivement tournés vers la charrue et les chevaux : tu fais ici la besogne d’un valet chez un riche propriétaire. Le père, pendant ce temps-là, se voit privé d’un fils qui devrait lui faire honneur devant les autres bourgeois. C’est ainsi que, dès le commencement, ta mère me berçait de vaines espérances, quand tu ne réussissais jamais comme tes camarades, à l’école, dans les exercices de lecture, d’écriture, ou d’autres études, et que tu étais toujours assis à la dernière place. Voilà ce qui arrive infailliblement, quand le sentiment de l’honneur ne fait pas battre le cœur d’un jeune homme, et qu’il n’aspire point vers quelque chose de plus élevé. Si mon père s’était occupé de mon instruction comme moi de la tienne, s’il m’avait envoyé aux écoles et donné des maitres, je serais en vérité, aujourd’hui, un autre personnage qu’aubergiste à l’enseigne du Lion d’or. » Mais le fils, s’étant levé, s’approchait lentement et sans bruit de la porte, ne prononçant pas un seul mot. Le père, de plus en plus courroucé, s’écria : « Va, va hors d’ici, je te connais, tête rétive ! Continue tes rustiques occupations, de façon que je n’aie point à te réprimander ; mais garde-toi de m’amener, pour bru, une fille de village, une vachère ! J’ai longtemps vécu ; je sais me bien comporter avec tout le monde ; je sais traiter les dames et les messieurs, de manière qu’ils s’en aillent satisfaits de moi ; je flatte agréablement l’étranger. Mais il me faut, en retour, une jeune bru dont les prévenances et les gentillesses adoucissent enfin les nombreuses fatigues que j’ai endurées ; il faut qu’elle me joue aussi du clavecin ; il faut que, le dimanche, la meilleure société de la ville aime à se réunir chez moi, comme dans la maison de notre voisin, le négociant. » Hermann, ayant pressé le loquet tout doucement, quitta la salle.
Hermann et Dorothée (trad. Boré) : Chant 3
CHANT TROISIÈME. — THALIE. Les Bourgeois. Le modeste Hermann s’était ainsi dérobé à ces violents reproches. L’irritation, néanmoins, continuant comme elle avait commencé, l’hôtelier dit : « Ce qui n’est pas dans le cœur de l’homme n’en saurait sortir, et je verrai difficilement se réaliser le plus cher de mes vœux, c’est-à-dire que mon fils n’égale pas seulement son père, mais même le surpasse ! Qu’adviendrait-il, en effet, d’une maison, d’une ville, si chacun ne prenait incessamment plaisir à conserver, à renouveler et améliorer, suivant les lumières de l’époque, selon les exemples des pays étrangers ? Un homme ne doit pourtant pas pousser hors de terre, comme un champignon, et presqu’aussitôt pourrir à la même place, sans laisser aucun vestige de sa vivante influence. on reconnaît le caractère du maître au premier aspect d’une habitation. De même, il suffit d’entrer dans une petite ville pour juger de l’esprit des autorités, car, là où les tours et les murs tombent en ruines, là où les immondices s’entassent dans les fossés et se répandent dans toutes les rues, là où les pierres détachées des joints ne sont pas raffermies, où les poutres s’affaissent, où la maison attend vainement un étai, l’administration est mauvaise. Quand l’ordre et la propreté ne s’imposent pas d’en haut, comme modèles, le bourgeois s’habitue aisément à une sale négligence, ainsi que le mendiant s’accoutume à ses haillons. Voilà pourquoi je voudrais qu’Hermann se mit à voyager, qu’il visitât, au moins, Strasbourg et Francfort, et cette riante ville de Mannheim, bâtie d’une façon à la fois régulière et grâcieuse. Celui qui a vu les grandes et belles cités, n’aura pas de repos qu’il n’ait contribué à embellir la sienne, si petite qu’elle soit. L’étranger ne paie-t-il pas, chez nous, un tribut d’éloges aux portes de la ville réparées, à l’église restaurée, et qui semble être nouvellement costruite, à la tour que nous avons recrépie ? Chacun ne loue-t-il pas notre pavé, nos canaux couverts où l’eau coule abondamment, si bien distribuée pour nos besoins et pour notre sécurité, de sorte que le feu puisse être combattu dès sa première éruption ? Tout cela ne s’est-il pas fait depuis l’épouvantable incendie ? J’ai obtenu, six fois, à l’élection, dans le conseil municipal, la place d’inspecteur des bâtiments ; j’ai mérité l’approbation et les remerciements sincères des bons citoyens, soit pour la diligente exécution de plans proposés par moi-même, soit pour avoir accompli d’une manière heureuse, les entreprises que d’honnêtes gens avaient laissées inachevées. L’amour du progrès ayant ainsi, et enfin, successivement envahi chaque membre de notre conseil, tous maintenant sont pleins de zèle, et déjà la construction de la chaussée qui doit nous relier à la grande route, est fermement résolue. Mais je doute que nos jeunes gens suivent ces exemples : les uns ne pensent qu’aux plaisirs et aux ornements futiles ; les autres, claquemurés à la maison, restent blottis derrière le poële ; je crains qu’Hermann ne soit toujours au nombre de ces derniers. » La bonne et judicieuse mère répliqua aussitôt : « Père, voilà, pourtant, comme tu es toujours injuste envers ton fils, et c’est le plus sûr moyen de ne pas voir se réaliser tes désirs d’amélioration, car, nous ne pouvons pas former nos enfants selon nos goûts. Tels Dieu nous les a donnés, tels nous devons les prendre et les aimer, et tout en les élevant de notre mieux, il ne faut point vouloir forcer en eux la nature. Celui-ci possède certaines qualités, celui-là d’autres ; chacun met les siennes en œuvre, et trouve, à sa manière, le bien et le bonheur. Je ne laisserai point rabrouer mon Hermann, car, je le sais, il est digne des biens qu’il aura en héritage un jour ; c’est un excellent agriculteur, un modèle, en même temps, pour les gens de la ville et de la campagne, et, j’en suis sùre d’avance, il ne sera point le dernier au conseil municipal. Mais, par tes réprimandes et gronderies quotidiennes, tu comprimes, dans le cœur du pauvre garçon, tout courage, comme tu viens de faire aujourd’hui. » Puis elle quitta la chambre à la hâte pour le rejoindre, et le réconforter avec de bienveillantes paroles, ainsi qu’il le méritait, le fils excellent.
Dès qu’elle fut sortie, le père dit, le sourire aux lèvres :
« C’est pourtant un bizarre peuple que les femmes et les enfants ! Les uns et les autres n’en font qu’à leur guise, et il faudrait, après cela, toujours les louer, toujours les flatter. Mais, une fois pour toutes, le proverbe des anciens est vrai, et nous devons nous y tenir : ’’Quiconque n’avance pas, recule.’’ »
Le pharmacien répartit d’un ton réfléchi :
« Je partage volontiers votre opinion, Monsieur mon voisin, et moi-même je suis toujours à la recherche du mieux, pourvu, toutefois, que la nouveauté ne soit pas trop dispendieuse. Mais, si l’on n’a pas l’argent en abondance, à quoi sert d’être actif, empressé, et de vouloir faire des améliorations au dedans et au dehors ? Les ressources du bourgeois sont trop limitées : le bien qu’il reconnaît, il ne peut l’atteindre à cause de l’étendue de ses besoins et de la faiblesse de sa bourse ; aussi est-il toujours empêché. J’aurais fait maintes choses : mais qui de nous ne recule devant la dépense des changements, surtout à cette époque pleine de périls ? Mon imagination s’est plu longtemps à revêtir ma maison d’une forme nouvelle, en harmonie avec la mode ; longtemps mon esprit a vu resplendir, à mes fenêtres, de grandes vitres au lieu des petits carreaux ; mais pouvons-nous imiter le négociant, qui, sans parler de sa fortune, connaît tous les moyens d’obtenir ce qu’il y a de meilleur ? Regardez seulement là, en face de nous, cette maison neuve : avec quelle magnificence le stuc blanc des volutes ressort sur les panneaux verts ! De quel éclat brillent et miroitent ces grandes vitres semblables à des glaces, au point que tous les autres édifices de la place du marché en sont obscurcis ! Et pourtant, immédiatement après l’incendie, les plus belles maisons, c’étaient les nôtres : la ’’Pharmacie de l’Ange’’, et l’ ’’Hôtel du Lion d’or !’’ Mon jardin aussi était renommé dans toute la contrée : chaque voyageur s’arrêtait pour regarder, à travers la claire-voie, peinte en rouge, la statue de pierre du mendiant, et celle du nain colorié. Lorsque, dans la superbe grotte artificielle, toute poudreuse, il est vrai, et maintenant à demi-ruinée, j’offrais le café à mes invités, chacun s’extasiait devant la lumière chatoyante que reflétaient les coquillages habilement assortis ; tous les connaisseurs contemplaient, d’un regard ébloui, l’éclat métallique de la galène et l’incarnat des coraux. De même, on admirait, dans le salon, les peintures où l’on voit des messieurs et des dames, en toilette, se promener au milieu d’un jardin, et, du bout de leurs doigts effilés, tenant et offrant des fleurs. Mais quels sont ceux, à présent, qui voudraient honorer seulement d’un coup d’œil ces décorations ? Je les regarde à peine moi-même, toujours avec dépit, car, désormais, il faut que tout prenne une autre forme, que tout soit ’’plein de goût’’, comme ils disent ; il faut des palissades non peintes et des bancs non vernis ; il faut que, toutes choses soient unies et simples ; pas de ciselure, point de dorure ; et, actuellement, ce qui coûte le plus, c’est le bois étranger. Sans doute, j’aimerais aussi à me donner du nouveau, j’aimerais à marcher avec le temps et à changer souvent mon mobilier ; mais on craint de déplacer le moindre objet, car, comment payer les ouvriers d’aujourd’hui ? L’idée me vint, dernièrement, de faire dorer l’enseigne de mon officine, l’archange Michel, ainsi que l’effrayant dragon qui se roule à ses pieds ; puis, je l’ai laissé bruni comme il est ; le prix demandé m’a fait peur. »
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