L’Église des Jésuites
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E. T. A. Hoffmann — Contes nocturnesL’Église des Jésuites1817L’ÉGLISE DES JÉSUITESTraduit par Henry EgmontIEmballé dans une chaise de poste délabrée, que les vers avaient abandonnée parinstinct, comme les rats le navire de Prospero, j’arrivai enfin, après avoir risqué centfois de me rompre le cou, devant l’auberge du marché de G.... Tous les malheursdont j’aurais pu moi-même être victime étaient tombés sur la voiture que j’avaisquittée, vu son état déplorable, chez le maître de poste du dernier relai. Quatrechevaux maigres et efflanqués parvinrent enfin, au bout de quelques heures et avecl’aide de mon domestique et de plusieurs paysans, à transporter jusqu’à G.... lemalencontreux équipage. Les connaisseurs de l’endroit arrivèrent à la file, etchacun d’eux, secouant expressivement la tête, parlait d’une compléte réparationcomme d’une chose indispensable et qui demanderait deux jours de travail oumême trois.La petite ville de G.... ne me paraissait pas à dédaigner ; j’avais trouvé les environsagréables, et cependant j’étais passablement effrayé du retard dont j’étais menacé.— As-tu jamais, bienveillant lecteur, été forcé de t’arrêter trois jours en voyage dansune petite ville où tu ne connaissais personne, personne absolument. Si cela t’estarrivé, et à moins qu’un profond chagrin n’eût alors étouffé chez toi tout désir derelation quelconque, tu comprendras assurément mon malaise et mon dépit.La parole est ici-bas la manifestation la plus directe de ...

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E. T. A. Hoffmann — Contes nocturnesL’Église d18e1s7 JésuitesL’ÉGLISE DES JÉSUITESTraduit par Henry EgmontIEmballé dans une chaise de poste délabrée, que les vers avaient abandonnée parinstinct, comme les rats le navire de Prospero, j’arrivai enfin, après avoir risqué centfois de me rompre le cou, devant l’auberge du marché de G.... Tous les malheursdont j’aurais pu moi-même être victime étaient tombés sur la voiture que j’avaisquittée, vu son état déplorable, chez le maître de poste du dernier relai. Quatrechevaux maigres et efflanqués parvinrent enfin, au bout de quelques heures et avecl’aide de mon domestique et de plusieurs paysans, à transporter jusqu’à G.... lemalencontreux équipage. Les connaisseurs de l’endroit arrivèrent à la file, etchacun d’eux, secouant expressivement la tête, parlait d’une compléte réparationcomme d’une chose indispensable et qui demanderait deux jours de travail oumême trois.La petite ville de G.... ne me paraissait pas à dédaigner ; j’avais trouvé les environsagréables, et cependant j’étais passablement effrayé du retard dont j’étais menacé.— As-tu jamais, bienveillant lecteur, été forcé de t’arrêter trois jours en voyage dansune petite ville où tu ne connaissais personne, personne absolument. Si cela t’estarrivé, et à moins qu’un profond chagrin n’eût alors étouffé chez toi tout désir derelation quelconque, tu comprendras assurément mon malaise et mon dépit.La parole est ici-bas la manifestation la plus directe de l’esprit de vie et de relation :mais les habitants d’une petite ville sont comme les exécutants d’un orchestre biencomplet, bien exercé, où leurs voix seules s’accordent et chantent sur un ton juste,de sorte que l’intervention du moindre son étranger produit une dissonnance à leursoreilles, et les fait taire à l’instant même.Je me promenais donc tout seul dans ma chambre, plein de mauvaise humeur,lorsque je me souvins tout-à-coup qu’un de mes amis, qui avait séjourné autrefois àG.... durant quelques années, m’avait parlé maintes fois d’un homme instruit etspirituel qu’il y avait intimement fréquenté. Son nom même me revint à l’esprit :c’était le professeur Aloysius Walter, du collège des Jésuites. Je résolus de l’allertrouver et de mettre à profit pour moi-même les anciennes relations de mon ami. —On me dit au collège que le professeur Walter était occupé à faire sa leçon, maisqu’il serait bientôt libre, et l’on me laissait le choix de revenir ou d’attendre dans lessalles des étrangers. Je choisis ce dernier parti.Partout, les couvents, les collèges, les églises même des Jésuites sont bâties dansle style italien imité de l’antique, mais qui l’emporte de beaucoup par la richesse etl’élégance sur la noblesse et l’austérité religieuse. C’est ainsi qu’étaient décoréesavec luxe les galeries spacieuses et brillamment éclairées que je parcourais, et oùles portraits de saints appendus çà et là entre les colonnes d’ordre ioniquecontrastaient singulièrement avec les peintures des trumeaux représentant despetits génies dansants, ou même des mélanges de fruits et de mets délicats. Leprofesseur entra : je me recommandai de mon ami, qu’il se rappela, et je réclamaison hospitalité pendant mon séjour passager. Je trouvai le professeur tout-à-fait telque mon ami me l’avait dépeint : beau parleur, ayant l’usage du monde, bref, unprêtre aimable et distingué dans toute l’acception du mot, et qui avait assez souventregardé par-dessus son bréviaire dans la vie pour savoir au juste quel est le traindes choses. À la vue de sa chambre ornée et meublée avec une élégance toutemoderne, l’idée que m’avait inspirée l’observation des galeries me frappa denouveau, et je la communiquai franchement au professeur.« Il est vrai, me répondit-il, nous avons banni de nos bâtiments ce caractère sévère,cette sombre majesté, emblème d’une domination fatale et tyrannique, et qui nouscause, dans le style gothique, une oppression si étrange, parfois même un
frissonnement d’angoisse insurmontable. Peut-être doit-on nous savoir gré d’avoirimprimé à nos édifices cette couleur sereine et séduisante inhérente à la manièreantique.» Mais, répondis-je, cette dignité sacrée, cette élévation majestueuse del’architecture gothique qui semble aspirer au ciel, ne seraient-elles pas justementplus conformes au véritable esprit du christianisme dont le spiritualisme,dédaigneux de tout ce qui ne sort pas des limites sensuelles et terrestres, est parconséquent en flagrante opposition avec les dogmes de l’antiquité ? »Le professeur sourit : « Eh mais, dit-il, puisqu’il s’agit de faire apprécier dans cettevie la précellence d’un monde supérieur, pourquoi répudier dans ce but l’emploides riants symboles qu’offrent la nature et l’esprit de l’homme lui-même originairede ce monde céleste. La véritable patrie est là-haut, je le crois, mais tant que noussommes sur la terre, notre royaume n’est-il pas aussi de ce monde ? »Oui, en effet, pensai-je en moi-même, par tout ce que vous avez fait vous avez bienprouvé que votre royaume était de ce monde. — Mais je me gardai bien d’exprimerma pensée devant le professeur, qui poursuivit : « Vos remarques, du reste, sur lamagnificence de nos fondations courent le risque ici de n’être applicables qu’àl’agrément de la forme. Car le marbre est hors de prix dans le pays, et les peintresen renom dédaigneraient d’y laisser des témoignages de leur talent. Il a donc falluse contenter de cette sorte d’encaustique en commun usage aujourd’hui. Nousfaisons beaucoup lorsque nous employons les revêtements en stuc, et le plussouvent c’est le peintre qui nous fournit les différentes espèces de marbres, ainsique cela a lieu précisément en ce moment dans notre église, qui sera bientôt,grâce aux libéralités de nos patrones, entièrement décorée à neuf. »Je manifestai le désir de voir l’église. Le professeur m’engagea à descendre, etlorsque j’entrai sous la colonnade d’ordre corinthien qui formait la nef du temple, jene fus que trop sensible à cette impression agréable d’une architecture éléganteque mon guide venait de me vanter. À gauche du maître-autel était élevé un grandéchafaudage sur lequel était debout un homme occupé à restaurer les peintures dumur dans l’ancien style français.« Eh bien ! comment ça va-t-il, Berthold ? » lui cria d’en bas le professeur. Lepeintre se retourna vers nous, mais il se remit presque aussitôt au travail enmurmurant d’une voix creuse et presque inintelligible : « Un travail pénible ! deslignes embrouillées, des courbes confuses ; impossible de se servir de la règle —des figures d’animaux, de singes — des têtes d’hommes — des têtes d’hommes !oh ! misérable fou que je suis !… » Il prononça ces derniers mots d’un ton quepouvait seule inspirer l’émotion la plus douloureuse. Je tressaillis malgré moi d’unemanière étrange. Cet accent, ces paroles, l’expression de physionomie aveclaquelle il avait jeté les yeux sur nous, évoquaient devant moi toute une viedéplorable d’artiste infortuné et méconnu. Cet homme pouvait avoir quarante ansau plus ; il y avait dans sa tournure, malgré son accoutrement de travail négligé etmalpropre, une noblesse singulière, et l’amertume du chagrin qui paraissait avoirflétri ses traits n’avait pu éteindre le feu qui brillait dans ses yeux noirs.J’interrogeai le professeur sur son compte. « C’est, me répondit-il, un artisteétranger qui arriva ici juste au moment où l’on décida d’entreprendre la réparationde notre église. Il se chargea avec joie du travail que nous lui proposâmes, et sonarrivée en ces lieux était en effet pour nous une bonne fortune. Car ni ici ni dans lesenvirons, même à une grande distance, nous n’aurions pu trouver un peintre assezcapable pour exécuter le même travail qu’il fait. Au reste, c’est le meilleur hommedu monde et nous l’aimons tous extrêmement, si bien qu’il est à présent notrecommensal. Outre l’honorable salaire qui lui est alloué, il partage notre table ; maisil serait difficile de s’en apercevoir tant il est sobre, ce qu’exige peut-être sontempérament valétudinaire.» Mais, l’intcrrompis-je, il m’a paru tout à l’heure si brusque et si violent ! — Ceci,répondit le professeur, tient à des raisons particulières ; mais allons voir quelquesbeaux tableaux qui ornent les chapelles des bas-côtés, et dont un heureux hasardnous a rendus récemment possesseurs. Nous n’avons qu’un seul originalauthentique, un Dominiquin ; les autres toiles sont de maîtres inconnus de l’écoleitalienne ; mais si vous êtes exempt de prévention, vous serez forcé de convenirque presque toutes feraient honneur aux artistes les plus renommés. »Le témoignage de mes yeux confirma l’assertion du professeur. Il était assezparticulier que le seul morceau reconnu pour appartenir à un grand maître était undes moins remarquables, sinon le plus médiocre de tous, tandis que je fus frappéau plus haut degré de la beauté de plusieurs autres ouvrages. Un des tableauxservant de dessus d’autel était voilé par une draperie : j’en demandai la raison. Le
professeur me répondit : « Ce tableau est le plus beau de tous ceux que nouspossédons, c’est l’ouvrage d’un jeune artiste contemporain, — probablement sondernier, car il s’est arrêté dans son vol. — Une circonstance particulière nous aobligés, ces jours derniers, de faire couvrir ainsi cette toile ; mais peut-être mesera-t-il permis de vous la montrer demain ou après-demain… » J’aurais volontiersinsisté sur ce sujet ; mais le professeur affecta de presser le pas en avant, et je visassez clairement qu’il ne lui convenait pas d’entrer dans de plus grands détails.Nous retournâmes au collège, et ce fut avec plaisir que j’acceptai l’invitation duprofesseur d’aller visiter ensemble, dans l’après-midi, un endroit de plaisance peuéloigné. Nous en revînmes assez tard dans la soirée. Un orage se préparait, etj’étais à peine rentré à mon auberge, que la pluie commença à tomber par torrents.Vers minuit, le ciel redevint serein, et l’on entendait seulement encore, parintervalles, le tonnerre gronder dans le lointain. Je respirais par ma fenêtre lesexhalaisons aromatiques de l’air attiédi ; et, quoique je fusse déjà passablementfatigué, je ne pus résister à la tentation de faire encore un tour de promenade.Après être parvenu a éveiller un portier grondeur, qui ronflait à plaisir depuis deuxheures au moins, et à lui faire à moitié comprendre qu’on pouvait avoir la fantaisiede se promener à minuit sans être absolument en démence, je me trouvai enfindans la rue.En passant devant l’église des jésuites, j’aperçus de la lumière briller à travers unefenélre. Je trouvai la petite porte latérale entrebaillée, j’entrai, et je vis qu’on avaitallumé un flambeau posé en face d’une niche devant laquelle j’aperçus, enm’approchant, un grand filet tendu verlicalement, et derrière le filet une figure dansl’ombre qui montait et descendait les degrés d’une échelle, et paraissait peindrequelque chose dans la niche. C’était Berthold qui marquait d’une trace noire sur lamuraille toutes les lignes d’ombre projetées par le filet. À peu de distance, sur ungrand chevalet de peintre, était posé le dessin d’un autel. Je restai dans lacontemplation de cet ingénieux procédé. Pour peu que tu sois familiarisé, lecteurbénévole, avec le noble art de la peinture, tu devines aisément à quoi servait ce filetdont Berthold accusait les compartiments sur la concavité du mur. Il avait à peindredans la niche un autel en saillie. Or, pour rendre exactement son grand dessinconforme au modèle en petit, il devait, d’après la méthode ordinaire, transporterson croquis sur la surface qu’il fallait peindre au moyen du filet appliqué sur ce plan.Mais ici, au lieu d’une surface plane, c’était une niche cintrée qui était à peindre, etce procédé aussi simple qu’ingénieux, au moyen duquel les carrés uniformes dufilet portaient sur la concavité du mur des ombres curvilignes, était le seul àemployer pour mettre exactement l’autel en perspective et le faire paraître en saillieà la vue.Je me gardai bien de passer devant le cierge, qui aurait trahi par mon ombre maprésence ; mais je m’approchai d’assez près pour observer parfaitement le peintre.Il me parut tout autre que dans la matinée, peut-être était-ce simplement à cause dureflet de la lumière ; mais son visage était coloré, ses yeux me semblaient animésd’une vive satisfaction, et, lorsqu’il eut achevé de rapporter ses lignes ombrées, ils’arrêta un moment devant la niche les deux mains appuyées sur ses hanches, etsiffla, en contemplant son ouvrage, un petit air gai. Puis il se retourna et décrocha lefilet, qu’il laissa tomber. Alors il m’aperçut : « Allons donc ! allons donc ! s’écria-t-il àhaute voix, c’est vous, Chrétien ? » — Je m’approchai, j’expliquai comment j’étaisentré dans l’église ; et, tout en lui faisant mon compliment sur l’usage ingénieux qu’ilvenait de faire du filet, je me fis connaître pour un artiste, ou du moins pour unamateur du noble art de la peinture. Sans me répondre un mot à ce sujet, Bertholdreprit : « Chrétien n’est qu’un grand paresseux : il devait me tenir fidèlementcompagnie toute la nuit, et je gage qu’il est allé bravement s’endormir dans quelquecoin ! — Il faut pourtant que j’avance ma besogne ; car demain au grand jour il nefera guère bon à peindre dans cette niche. — Mais je ne puis plus rien faire àprésent tout seul. »Je m’offris à lui servir d’aide. Il se mit à rire, et, appuyant ses deux mains sur mesépaules : « C’est un tour excellent à jouer à Chrétien ! dit-il ; quelle mine il va fairedemain en s’apercevant qu’il n’est qu’un fainéant et que je me serai passé de sesservices ! Eh bien, venez, compagnon, ami inconnu, et pour commencer, aidez-moià dresser les tréteaux. »Il alluma plusieurs bougies, et nous nous mîmes à fureter dans l’église et àrassembler des planches et de fortes barres de bois, de sorte qu’un échafaudageconvenable fut bientôt construit devant la niche. « Maintenant, s’écria Berthold en ymontant, de l’activité ! » — Je fus surpris de la promptitude avec laquelle Bertholdtraça son dessin en grand ; il tirait hardiment ses lignes avec autant de netteté quede précision et sans jamais se tromper. Me rappelant mes anciennes habitudesd’atelier, je remplissais au mieux mon office d’adjudant, en montant ou descendant
pour diriger ou assujettir la longue régle aux points indiqués, et en taillant les fusins,que je lui remettais à mesure.« Vous êtes un brave compagnon ! s’écria Berthold d’un air satisfait. — Et vous,répliquai-je, vous êtes à coup sûr l’un des plus habiles peintres d’architecture qu’il yait jamais eu. Est-ce que votre main si hardie ne s’est jamais exercée à despeintures d’un autre genre ? Pardonnez-moi ma question !» Mais qu’entendez-vous positivement par là ? dit Berthold.— Eh bien, répondis-je,mon opinion est que vous êtes digne d’exécuter des ouvrages plus relevés que desmoulures de marbre peintes sur des murs d’église. La peinture architecturale nesera jamais placée qu’en seconde ligne au plus. Le peintre d’histoire, lepaysagiste, sont, sans contredit, à un plus haut degré de l’art. Ils peuvent donner unlibre essor au génie de la fantaisie que les bornes étroites des proportionsgéométriques retiennent sans cesse captif et bridé. Le seul côté idéal de votrepeinture, la perspective elle-même, cette source de l’illusion des sens, obéit à descalculs rigoureux, et dépend de spéculations purement mathématiques, au lieud’être l’expression spontanée d’une pensée générale. »Berthold avait déposé son crayon à la moitié de mon discours, et, la tête gravementappuyée sur sa main, il me répondit d’une voix sourde et solennelle : « Amiétranger, tu commets un crime en voulant établir des degrés déterminés entre lesdiverses branches de l’art, comme entre les humbles vassaux d’un roi absolu ; et tucommets encore un plus grand crime si tu n’as d’estime que pour les audacieuxqui, impatients du joug terrestre, et en dépit de leurs chaînes d’esclaves,s’imaginent être libres, que dis-je ? se croient égaux à Dieu même et faits pourplaner au-dessus de la vie et des mondes ! Ne connais-tu pas la fable deProméthée qui voutut égaler le Créateur et déroba le feu du ciel pour animer sesfigures inertes ? Il atteignit son but : la créature façonnée de ses mains marchadevant lui pleine de vie et de sentiment, et dans ses yeux éclatait le feu céleste quibrûlait en elle. Mais l’arrêt du criminel était porté sans rémission, et un suppliceterrible, éternel, le punit de s’être arrogé les fonctions de la divinité ! Cette poitrine,qui avait conçu un désir surhumain, devint la proie sans cesse renaissante duvautour suscité par la vengeance, et une horrible torture physique fut le partage decelui qui avait voulu envahir le domaine céleste. »Le peintre se tut et resta immobile, absorbé dans ses pensées. « Mais, Berthold,m’écriai-je, comment tout cela s’appliquerait-il à votre art ? qui a jamais songé àvoir un crime ou une témérité insensée dans la reproduction des figures humaines,soit en peinture, soit en sculpture ? »Berthold partit d’un éclat de rire amer et sardonique. « Haha !… certes, un jeud’enfant n’est point un crime, dit-il ; et c’est un jeu d’enfant que de peindre commefont ces gens qui, sans nul souci, trempent leurs pinceaux dans les pots à couleur etbarbouillent de la toile avec la naïve prétention de représenter des hommes en effet.— Non, ce ne sont pas là des criminels, ce sont de pauvres fous qu’il faut plaindre.Mais, monsieur ! quand l’âme s’exalte vers l’infini ! — non pas en vue d’un idéalcharnel, comme Le Titien, — non, je parle de la pure essence divine, de ce feusacré ravi par Prométhée, — voilà l’écueil, monsieur ! l’on marche sur un fil étroit etmince au-dessous duquel est un abîme béant ; et tandis que le hardi nautonnierbrave le danger, une fascination diabolique fait reluire à ses yeux au fond du gouffrela vaine apparence de ce qu’il voulait aller contempler au-delà des étoiles !... »Berthold soupira profondément, et puis, passant la main sur son front, il dit en levantles yeux : « Mais je n’y pense pas, compagnon, d’être là à bavarder avec vous surde pareilles sottises, au lieu de continuer ma besogne. Voyez un peu, je vous prie,voilà ce que j’appelle un dessin correct et raisonnable. Oh ! que la régle est unebelle chose ! comme toutes les lignes avec elles convergent au juste point, pourproduire un effet prévu et clairement déterminé ! cela seul qu’on peut soumettre àun calcul matériel appartient positivement à l’humanité ; tout ce qui dépasse cettelimite est chose pernicieuse. L’idéal, le surnaturel provient de Dieu ou du diable.Est-ce que leur pouvoir à tous deux peut annuler la vérité d’une démonstrationmathématique ? Pourquoi ne pas penser naturellement que Dieu nous aspécialement créés pour pratiquer tout ce qui ressort du domaine de la précision etde la pure exactitude, à l’exclusion du reste, et dans l’intérêt de nos besoinsterrestres, loi que nous observons en effet en construisant des moulins à scier etdes métiers à tisser, pourvoyeurs mécaniques de nos besoins. Le professeurWalter soutenait dernièrement que certains animaux n’avaient été créés que pourservir de pâture à d’autres, et qu’en définitive cela contribuait à notre avantage ;qu’ainsi, par exemple, l’instinct des chats à manger les souris, empêchait celles-cide profiter du sucre mis en réserve pour notre déjeuner. — Ma foi, le professeur araison. Que sont les animaux, nous tous les premiers, sinon des machines
adroitement organisées pour pétrir une vile poussière et confectionner certainesétoffes destinées au service du roi inconnu ? — Ah ça, voyons, du courage,compagnon ! du courage ! passez-moi les pots. — J’ai accordé hier tous les tons àla brillante clarté du soleil, afin que la lueur des flambeaux ne m’induisit pas enerreur : ils sont tous là numérotés dans le coin. Donnez-moi le numéro 1, mongarçon ! — gris sur gris. — Et que serait cette vie aride et misérable, si le Seigneurdu ciel n’avait mis à notre disposition maints joujoux de toutes les couleurs ! Lesage est celui qui ne s’efforce pas, comme un marmot curieux, de briser la caissed’où il entend sortir l’harmonie quand il fait mouvoir le ressort extérieur. Il se dit :C’est tout naturel que le son se produise puisque je tourne la manivelle ! — Lorsqueje dessine ce plan sur une proportion exacte, je sais positivement l’illusionarchitecturale qu’il doit produire aux yeux du spectateur. — Montez-moi le numéro 2,mon ami ! — Maintenant j’achéve de l’ombrer avec la teinte convenable et toujoursà l’aide de la règle : il va paraître reculé de deux toises. Je suis ferré sur tout cela.Oh ! nous avons infiniment d’esprit ! — Comment se fait-il pourtant quel’éloignement rapetisse les objets ? Rien que cette sotte demande d’un Chinoispourrait fort bien embarrasser le professeur Eytelwein ; mais il se tirerait d’affaire,sans doute, avec la caisse de l’orgue portatif, en disant que chaque fois qu’il avaitmis le ressort en jeu, il avait obtenu constamment le même résultat. — Jeunehomme, le violet numéro 1. — Une autre régle, un gros pinceau bien lavé ! — Ah !qu’est-ce que nos efforts et nos élans vers l’infini ? Rien autre chose que lesmouvements désordonnés et sans raison de l’enfant qui meurtrit le sein de sanourrice. — Le violet numéro 2 ! vivement, l’ami ! — L’idéal n’est qu’un songetrompeur et pitoyable produit par le bouillonnement du sang. — Enlevez les pots,compagnon, je vais descendre. — Mais le diable se plaît à nous abuser avec despoupées auxquelles il a collé des ailes d’anges ! »Il me serait impossible de répéter exactement tout ce que dit encore Berthold encontinuant à peindre fictivement et en se servant de moi comme si j’eusse été unvéritable apprenti. Bref, il ne cessa point de préconiser sur le même ton demordante ironie les bornes imposées à l’esprit humain ; — ah oui ! ses parolessortaient d’une âme mortellement blessée à laquelle il ne reste d’autre langage quele plus amer sarcasme.Le crépuscule matinal commençait à poindre, et la lueur des flambeaux pâlit bientôtdevant les premières lueurs de l’aurore. Berthold peignait toujours sans relâche ;mais il devint de plus en plus silencieux, et à la fin, quelques faibles sons, quelquessoupirs à peine s’échappaient encore de sa poitrine oppressée. Il avait donné àtout son travail une première couche avec la dégradation de tons convenable ; desorte qu’à ce point déjà l’autel présentait à l’œil une saillie et un relief merveilleux.« Parfait ! m’écriai-je avec transport, réellement parfait !» Croyez-vous, me dit Berthold d’une voix faible, que cela pourra devenir quelquechose de passable ! J’ai visé, du moins, à la correction du dessin. — Maisimpossible de continuer à présent. — Pas un coup de pinceau de plus, cherBerthold ! il est presque incroyable que vous ayez pu avancer autant un pareilouvrage en si peu d’heures, mais vous vous fatiguez trop et vous abusez de vosforces.» Et cependant, répartit Berthold, ce sont là mes heures les plus heureuses ! —Peut-être ai-je un peu trop bavardé ; mais la douleur déchirante qui ronge le cœurs’épanche malgré nous par la parole.» Vous paraissez livré à un profond chagrin, mon pauvre ami ! lui dis-je. Le reposde votre vie a dû être compromis par un événement terrible, quel qu’il soit. »Le peintre porta lentement ses ustensiles dans la sacristie, puis il éteignit leflambeau, et s’avançant alors vers moi, il me dit d’une voix tremblante, en meserrant la main : « Pourriez-vous jouir d’un seul moment de repos ou de gaité sivous aviez la conscience chargée d’un crime abominable et que rien n’expierajamais ? » — Je restai pétrifié. Les premiers rayons du soleil éclairaient vivementson visage défait et couvert d’une pâleur mortelle ; il ressemblait vraiment à unspectre, en s’en allant d’un pas chancelant par une petite porte qui menait dans lescours du collège.À peine le lendemain pus-je attendre l’heure à laquelle le professeur Walter m’avaitdonné rendez-vous. Je lui racontai toute la scène de la nuit précédente, dont j’étaisencore singulièrement ému. Je lui dépeignis fidèlement l’étrange conduite dupeintre, et ne lui cachai rien de ses propos plus étranges encore, pas même sondernier aveu. Plus j’avais compté provoquer l’intérêt du professeur, plus je fussurpris de son air de froideur en m’écoutant. Il finit même par rire tout-à-fait, à mongrand dépit, de mon empressement et de ma persistance à le solliciter, quand j’eus
fini mon récit, de me dire tout ce qu’il pouvait savoir sur cet infortuné.« C’est un homme bizarre que ce peintre ! commença enfin le professeur, doux,bon, — zélé au travail, sobre comme je vous l’ai déjà dit, mais d’un esprit faible.Car autrement aurait-il jamais délaissé, n’importe en quelle conjoncture, samagnifique position de peintre d’histoire, pour se ravaler au rôle infime d’unmisérable badigeonneur de murailles ? »Je fus blessé de ce terme de mépris, et en général de l’indifférence du professeur.Je cherchais à lui faire comprendre que Berthold était, même encore à présent, unartiste fort estimable et digne surtout du plus vif intérêt. « Eh bien ! me dit enfin leprofesseur, si réellement notre Berthold excite si puissamment votre sympathie, jevais en ce cas vous communiquer tout ce que je sais pertinemment sur son compte,et ce n’est pas peu de chose. Pour vous préparer à mon récit, veuillez d’abord venirà l’église avec moi. Puisque Berthold a passé la nuit au travail, il consacrera lamatinée au repos ; mon but serait manqué si nous le rencontrions. »Nous nous rendîmes à l’église ; le professeur fit découvrir le tableau voilé quej’avais remarqué la veille, et à mes yeux s’offrit la plus magnifique peinture quej’eusse jamais vue. La composition était dans le style de Raphael, pleine desimplicité et d’une élévation divine. C’étaient Marie et Elisabeth assises sur unbanc de verdure dans un beau jardin, et devant elle Jean et Jésus enfants jouantavec des fleurs. Sur le second plan, de côté, l’on voyait un homme en prière.Les traits purs et divins, la majesté pieuse de la principale figure me remplirentd’étonnement et d’une admiration profonde. Elle était si belle ! plus belle qu’aucunefemme sur terre ! mais son regard, comme celui de la madone de Raphael, de lagalerie de Dresde, manifestait au plus haut degré la toute-puissance de la mère deDieu. Ah ! comment ne pas ressentir, devant ces yeux miraculeux entourésd’ombres mystérieuses, l’ardeur d’un désir surhumain et insatiable ? commentdouter que de ces lévres gracieuses, à demi entr’ouvertes vont s’échapper demélodieux accords du concert éternel des séraphins ! — Un sentiment inexprimableme força de me prosterner dans la poussière devant la reine des cieux ! Incapablede proférer une seule parole, je ne pouvais détourner les regards du tableaumagique. La vierge seule et les deux enfants étaient achevés. La figure d’Elisabethparaissait attendre que l’artiste y mit la dernière main, et l’homme en prières n’étaitqu’ébauché. J’avais pressenti ce que le professeur ne tarda pas à m’apprendre.« Ce tableau, dit-il. est le dernier ouvrage que nous ayons reçu ; il nous fut envoyé, ily a quelques années, de la Haute-Silésie, où l’un de nos collégues l’acheta dansune vente à l’encan. Quoiqu’il ne soit pas achevé, nous le fîmes pourtant encadrerau-dessus de cet autel à la place de la méchante toile qui le garnissait. LorsqueBerthold arriva, à la vue de ce tableau, il poussa un grand cri et tomba par terresans connaissance. Depuis cet accident, il évita avec soin de passer devant cettechapelle, et me fit la confidence que c’était son dernier travail en fait de hautepeinture. J’espérais le déterminer peu à peu à finir ce tableau ; mais il repoussatoujours avec aversion, avec horreur, mes sollicitations à cet égard. Il n’y eut pasd’autre moyen pour lui rendre un peu de sérénité et de courage que de faire voilerce tableau pendant qu’il serait occupé aux travaux de l’église. Car s’il l’entrevoyaitde loin dans les premiers jours, il courait vers lui comme entrainé par une forceirrésistible, tombait, en sanglotant, dans des attaques de nerfs, et était incapablede travailler de quelque temps.» Infortuné ! m’écriai-je, pauvre infortuné ! quel démon a donc porté sur ta vie unemain si malfaisante ? — Oh ! dit le professeur, la main et le bras qui la porten’appartiennent qu’à lui-même — Oui, oui ! c’est lui qui a été son propre démon, leSatan qui a allumé dans son cœur l’incendie fatal. Du moins cela me sembleclairement démontré par l’histoire de sa vie. »Je conjurai le professeur de m’instruire sur-le-champ de tout ce qu’il savaitconcernant l’histoire de Berthold. Mais il me répondit que cela serait beaucoup troplong et demandait une haleine exercée. « Ne troublons pas, ajouta-t-il, cette bellejournée par des choses aussi sombres. Allons déjeuner, et nous irons ensuite aumoulin où nous attend un diner des plus soignés. » Je ne cessai pourtant pasd’obséder le professeur, et après bien des propos perdus, j’appris que Berthold,aussitôt après son arrivée au collège, avait pris en grande amitié un jeune étudiantà qui il avait confie peu à peu tous les événements de sa vie, que le jeune hommes’était appliqué a rédiger en forme de mémoires, et que le professeur Walterpossédait son manuscrit.« C’est un jeune enthousiaste ! comme vous, monsieur, avec votre permission, ditle professeur ; mais la rédaction de l’histoire surprenante de Berthold a été pour luidans le fond une excellente étude de style. » J’obtins du professeur, non sans
beaucoup de peine, la promesse qu’il me confierait le soir même, au retour de lacampagne, le manuscrit en question. — Soit par l’effet de ma curiosité nonsatisfaite, soit à cause de l’influence du professeur lui-même, bref, je n’ai jamaiséprouvé plus d’ennui que ce jour-là. Déjà la froideur glaciale du professeurrelativement à Berthold m’avait indisposé contre lui ; mais sa conversation avec lesconvives, ses collègues, me convainquit qu’en dépit de toute sa science et de sonsavoir-vivre, son esprit était complètement étranger aux inspirations purementintellectuelles, et que c’était le matérialiste le plus crasseux qu’il y eût au monde. Ilavait réellement adopté le système de manger et d’être mangé tel que Berthold mel’avait expliqué. Les efforts élevés de l’intelligence, les hardiesses de l’imaginationet du génie, il faisait dépendre tout cela de certaines prédispositions de l’estomacet des entrailles, et il débitait là-dessus mille absurdités ; il prétendait, par exemple,très-sérieusement, que chaque pensée était le résultat de la copulation de deuxfilaments déliés du cerveau. Je compris à quel point le professeur, avec depareilles extravagances, devait être à charge au pauvre Berthold, en répudiant,avec une désespérante ironie, toute espèce d’influence immatérielle, et de quelstraits acérés il devait envenimer une blessure encore saignante.Enfin, le soir étant arrivé, le professeur me remit plusieurs feuillets de papier écrits,en me disant : « Voilà, cher enthousiaste, l’œuvre de notre écolier. Ce n’est pas malécrit, mais, je ne sais pourquoi, par une bizarrerie peu commune, et contre toutesles règles, monsieur l’auteur, sans aucun protocole, entremêle à son récit lespropres discours du peintre à la première personne. Au reste, je vous fais cadeaudu manuscrit dont ma charge me donne le droit de disposer, parce que je sais queje n’ai point affaire à un auteur. L’éditeur des morceaux fantastiques à la manièrede Callot l’aurait bien vite taillé dans son genre frénétique, et fait imprimer en toutehâte ; ce que je n’ai pas à redouter de votre part. »Le professeur Aloysius Walter ne savait pas qu’il s’adressait précisément auvoyageur enthousiaste, quoiqu’il lui eût été facile de s’en apercevoir ; et c’est ainsi,lecteur bien-aimé, que je puis te communiquer la brève narration de l’écolier desjésuites touchant le peintre Berthold.Les étranges procédés du malheureux artiste s’y trouvent parfaitement expliqués, ettu y verras aussi, cher lecteur, dans quels excès déplorables peut nous pousser undestin ennemi.II« Laissez sans crainte votre fils partir pour l’Italie, il est déjà un artiste habile, et iljouit ici, à Dresde, de toutes les facilités désirables pour étudier son art, d’après lesoriginaux les plus parfaits en tout genre ; mais il ne doit pas rester ici. Il faut qu’il selivre à la libre vie d’artiste dans le riant pays de l’art ; là son talent prendra tout sonessor. et il sentira se développer sa vocation spéciale pour tel ou tel genre.L’ardeur du soleil est nécessaire au jeune arbuste pour faire croître son feuillage etmûrir ses fruits. Votre fils a le sentiment vrai et passionné de son art, et vous n’avezaucune inquiétude à concevoir pour le reste. »C’est ainsi que parlait le vieux peintre Étienne Birckner, en s’adressant aux parentsde Berthold. Ceux-ci vendirent tout ce dont leur petit ménage pouvait à la rigueur sepasser, et composèrent à leur fils un trousseau pour son lointain voyage ; et c’estainsi que le jeune Berthold vit se réaliser le vœu le plus ardent de son cœur.— Lorsque Birckner m’annonça la résolution de mes parents, je sautai en l’air dejoie et de surprise. Jusqu’au jour de mon départ, je ne fis que me promener et courirau hasard comme un fou ; il me fut impossible de travailler durant un quart-d’heureau Musée, et il fallait, bon gré, malgré, que l’inspecteur de l’école et que tous lespeintres qui avaient voyagé en Italie répondissent à mes questions sur cettecontrée et sur les chefs-d’œuvre qui s’y trouvent. — Enfin, le jour et l’heurearrivèrent. Ma séparation d’avec mes parents fut douloureuse : en proie au tristepressentiment qu’ils ne devaient plus me revoir, ils ne pouvaient se résoudre à medire adieu. Mon père lui-même, qui d’habitude faisait preuve de fermeté et derésolution, avait de la peine à garder une contenance assurée. — « L’Italie ! l’Italie !tu vas la voir ! » me répétaient avec enthousiasme mes camarades. L’ardeur demes désirs s’accrut alors en proportion de l’émotion profonde qui m’agitait, et jem’éloignai avec précipitation... À peine eus-je perdu de vue la maison paternelle,qu’il me sembla déjà voir s’ouvrir devant moi une carrière d’artiste large etféconde !Berthold, quoiqu’exercé dans tous les genres de la peinture, s’était adonné depréférence au paysage, et il espérait trouver à Rome d’amples ressources pour
préférence au paysage, et il espérait trouver à Rome d’amples ressources pourcultiver son goût dominant. Mais il se trompait, car au milieu du cercle d’artistes oud’amateurs dans lequel il se trouva lancé, il s’entendit répéter invariablement etchaque jour que la peinture historique avait seule de l’importance, qu’elle était lecomble de l’art, et que tout le reste n’avait auprès d’elle aucune valeur. Et chacun luiconseillait, s’il voulait devenir un peintre renommé, de quitter la voie de sespremières études pour aspirer à la véritable gloire. Ces discours, joints àl’impression toute nouvelle que firent sur lui les fresques magnifiques de Raphael,peintes au Vatican, le déterminèrent en effet à renoncer au paysage. Il fit desdessins d’après ces compositions de Raphael, et il copia de petits tableaux àl’huile d’autres maîtres célébres. Grâce à sa pratique consommée, il réussit fortbien dans ce nouveau travail ; mais cependant l’approbation générale des artisteset des connaisseurs ne le satisfaisait intérieurement que comme un encouragementflatteur. Il ne sentait que trop qu’il manquait à ses dessins, à ses copies, la chaleur,la vie qui animait les originaux. Inspiré par les ouvrages de Raphael, du Corrège, ilse croyait appelé à créer à leur exemple. Mais, dès qu’il s’agissait de fixer et derendre les images rêvées par son imagination, il les voyait s’éclipser dans unbrouillard confus, et tout ce qu’il cherchait à exécuter d’invention était complètementdénué d’expression et de caractère, comme tout produit d’une conception obscureet incompléte.Cette lutte pénible et ces efforts sans résultats remplirent l’âme de Berthold d’unenoire mélancolie. Il quittait souvent ses amis à la dérobée pour aller seul dans lesenvirons de Rome peindre des massifs d’arbres, des parties détachées depaysage ; encore n’y parvenait-il plus avec la même facilité qu’autrefois, et il en vintà douter sérieusement de la réalité de sa vocation.« Mes plus chères espérances semblent vouloir s’évanouir. Ah ! mon digne maître,mon parfait ami, écrivait-il à Birckner, tu m’as cru capable de faire un jour degrandes choses ; mais ici, où je devais si clairement lire dans mon avenir, hélas ! jeme suis aperçu que ce que tu nommais du véritable génie d’artiste, était tout auplus du talent, une certaine facilité pratique de la main. Dis à mon père et à mamère que je retournerai bientôt près d’eux pour apprendre un métier quelconque quipuisse désormais me faire vivre, etc. »Birckner lui répondit : « Oh ! si je pouvais être auprès de toi, mon cher fils, poursoutenir ton courage dans ta fâcheuse disposition d’esprit ! Mais crois-moi, tesdoutes parlent encore en ta faveur, et sont la meilleure preuve de ta véritablevocation. Celui qui, plein d’une confiance inaltérable en ses forces, s’imagineavancer constamment de progrès en progrès, est un fou aveugle qui s’abuse lui-même ; car il manque, pour atteindre le but, de l’aiguillon le plus nécessaire, c’est-à-dire du sentiment de son infériorité. Prends courage ! bientôt tu te fortifieras, et tuseras alors content de tes œuvres, non pas d’après le jugement ni l’approbation detes collègues, qui peut-être ne sont nullement en état de les apprécier, et qui sansdoute suivent et suivront toujours une triviale routine de métier, tandis que tu leseras frayé un chemin nouveau, et approprié à la vraie nature de ton talent ; et soitque tu te décides alors pour le genre historique ou pour le paysage, tu ne songerasplus à un indigne démembrement des nobles branches d’un même tronc. »Justement à l’époque où Berthold reçut cette réponse consolante de son vieuxmaître, le nom et la réputation de Philippe Hackert étaient hautement proclamésdans Rome. La grâce merveilleuse et la perfection de quelques-uns de sesouvrages qui s’y trouvaient exposés confirmaient tous les éloges dont il était l’objet,et les peintres d’histoire eux-mêmes reconnaissaient à cette imitation patiente etnette de la nature inanimée une beauté et un mérite particuliers. Berthold se sentitranimé. Il n’entendait plus rabaisser d’une commune voix la spécialité de l’art qu’ilaffectionnait le plus. Il voyait un de ses sectateurs estimé et vanté sans réserve. Sonesprit fut frappé comme d’un éclair de l’idée qu’il devait partir pour Naples, et sefaire l’élève de Hackert. Dans le transport de sa joie, il écrivit à Birckner et à sesparents qu’après de pénibles efforts il avait trouvé enfin le vrai chemin, et qu’ilespérait acquérir bientôt dans sa partie un nom d’artiste honorable.Le brave allemand Hackert accueillit avec bienveillance son jeune compatriote, quine tarda pas à rivaliser avec le maître lui-même. Il se distinguait par une grandehabileté à reproduire fidèlement d’après nature toute espace d’arbres et devégétaux, et il ne réussissait pas moins bien à rendre les effets de brouillard et lesciels vaporeux qu’on remarque dans les paysages de Hackert. Aussi, les éloges nelui manquèrent pas ; mais souvent Berthold éprouvait, à la vue de ses tableaux etde ceux même de son maître, une sensation toute particulière. Il lui semblaitvaguement qu’il y manquait quelque chose qu’il ne pouvait définir, mais dont laréalisation l’émouvait malgré lui dans les œuvres de Claude Lorrain et même dansles déserts sauvages de Salvator Rosa. Mille doutes s’élevaient en lui sur le géniede Hackert, et il se sentit surtout prévenu contre lui, après l’avoir vu copier un jour
avec l’attention la plus servile, des bêtes fauves empaillées que le roi lui avaitenvoyées. Cependant, il parvint à surmonter ces idées pénibles et qu’il regardaitcomme criminelles, et il continua, avec une résignation et une assiduité allemande,à travailler d’après les modèles de son patron, si bien qu’il fut bientôt en état departager ses succès.Il arriva ainsi qu’à l’instigation formelle de Hackert, il fut obligé de laisser exposer enpublic, en même temps qu’un grand nombre de compositions dues au pinceaucalme et facile de cet artiste, un grand paysage qu’il avait peint fidèlement d’aprèsnature. Tous les peintres et les connaisseurs admirèrent sincèrement l’exécutionfranche et soignée de cet ouvrage, et comblèrent de louanges son auteur. Seulentre tous, un homme d’un certain âge, vêtu d’une façon originale, gardait unsilence absolu, même à l’égard des tableaux de Hackert, et se contentait de sourired’une manière significative au milieu du brouhaha confus et élogieux de la foule.Berthold remarqua positivement que l’étranger, arrivé devant son paysage, secouala tête avec un air de profond chagrin, et puis s’éloigna lentement. Quelque peu fierdes unanimes suffrages que sa toile avait obtenus, il ne put se défendre d’un secretdépit contre l’inconnu, et, l’abordant, il lui dit d’un ton peut-être un peu tranchant :« Vous paraissez, monsieur, être peu satisfait de ce tableau, auquel beaucoupd’habiles artistes et des connaisseurs éprouvés s’accordent à reconnaître pourtantquelque mérite ? Daignez, je vous prie, m’apprendre ce que vous y blâmez, afinque je puisse en corriger les défauts et profiter de vos utiles conseils ? »L’étranger jeta sur Berthold un regard perçant, il dit ensuite d’un ton solennel :« Jeune homme ! vous auriez pu devenir un jour un grand peintre ! » Ces paroles etle regard singulier de l’étranger glacèrent Berthold de frayeur. Il n’eut pas le couragede dire un mot de plus ni de suivre l’inconnu hors de la salle. Hackert lui-même yentra bientôt, et Berthold s’empressa de lui raconter ce qui venait de se passer enlui dépeignant ce singulier personnage. « Ah ! s’écria Hackert en riant, ne tetourmente pas de cette rencontre : c’était notre vieux grondeur qui ne trouve jamaisrien a son goût et ne sait que blâmer. Je l’ai rencontré sous le vestibule. Il est grecd’origine et né à Malte, c’est un homme riche et fantasque, et il possède un talentde peintre au-dessus de la médiocrité ; mais tout ce qu’il produit porte un caractèrebizarre et exceptionnel, ce qu’il faut attribuer à ses opinions exagérées etparadoxales sur la pratique de l’art, et au système déplorable qu’il a exclusivementadopté. Je sais fort bien qu’il n’a pas pour moi la moindre estime, mais je luipardonne volontiers ; car il ne dépend pas de lui de me priver d’une réputationlaborieusement et honorablement acquise. »Toutefois, Berthold sentait intérieurement que le Maltais avait touché à une blessuresecrète de son âme, mais à la manière du chirurgien qui sonde une plaie pour enconnaître la gravité et la guérir. Néanmoins, il perdit bientôt de vue cettecirconstance, et il se remit à travailler avec zèle comme auparavant. La réussite etle succès public de son grand tableau le décidèrent à en exécuter le pendant.Hackert fit choix lui-même, dans les riches environs de Naples, du site le plusséduisant ; et comme le premier paysage représentait un coucher de soleil, il futnaturellement convenu que celui-ci serait rendu avec le soleil levant.Un matin donc, Berthold, assis sur une grosse pierre, juste au point de vuedéterminé par son maître, terminait l’esquisse de son grand tableau « Parfaitementexact, en vérité ! » dit une voix à côté de lui. Berthold léve la tête et voit le Maltaisqui, les yeux fixés sur son dessin, ajoute avec un sourire sardonique : « Vous n’avezoublié qu’une seule chose, mon cher ami ! tenez, voyez là-bas, le mur couvert defeuillage de cette vigne sur le dernier plan : la porte en est à moitié ouverte, ilfaudrait tâcher de rendre cela au moyen d’une ombre-portée convenable ; la porte àmoitié ouverte produit un effet prodigieux !...» Vous raillez à tort, monsieur ! répondit Berthold. De tels détails ne sont nullementà dédaigner autant que vous le pensez, et voilà pourquoi mon maître se plait à lesreproduire dans ses tableaux. Rappelez-vous seulement le drap blanc étendu dansle paysage de cet ancien peintre flamand, et sans lequel tout l’effet du tableau seraitperdu. Mais je reconnais décidément que vous êtes l’ennemi déclaré de la peinturede paysage à laquelle je me suis voué de corps et d’âme, et je vous prie donc deme laisser achever tranquillement mon ouvrage.» Ton erreur est grande, jeune homme ! répliqua le Maltais, je le dis encore une foisque tu aurais pu devenir un grand artiste, car tes ouvrages démontrent visiblementla tendance infatigable de ton esprit vers l’idéal. Mais c’est un but que tun’atteindras jamais ; car la route que tu suis t’en éloigne diamétralement. Fais bienattention à ce que je vais te dire. Peut-être parviendrai-je à dégager la flamme quidort au fond de ton âme, et que, dans ton ignorance, tu t’acharnes à étouffer. Alors
à sa clarté vive et pure tu liras clairement dans ton propre génie ! — Me crois-tuassez fou pour subordonner un genre à un autre et méconnaître le but communauquel doivent aspirer avec le même zèle le peintre d’histoire et le paysagiste ? —Saisir la nature dans la manifestation la plus éclatante du sens profond qui révèle àtous les êtres animés le pressentiment de l’infini : voilà le but sacré de l’art.L’imitation servile et matérielle de la nature peut-elle jamais y conduire ? Voiscombien elle est pauvre, comme elle est raide et empruntée ! c’est la transcriptiond’un texte en langue étrangère que le copiste n’entendait pas, et il a péniblementcontrerait les caractères dont il ne pouvait pénétrer la signification. Oui, c’est ainsique les paysages de ton maître ne sont que des copies correctes d’un original écritdans une langue qu’il ignore. Mais l’initié véritable sait comprendre la voix de lanature dans les bruissements merveilleux des arbres, des buissons fleuris, deseaux, des montagnes, et son mystérieux langage lui inspire de pieuses et naïvesémotions. C’est alors que l’esprit créateur, le souffle divin, vient l’animer et imprimeà ses œuvres son indélébile cachet. Jeune homme ! Est-ce qu’à la vue despaysages de nos anciens maîtres tu n’as pas éprouvé une sensation particulière ?Assurément, en leur présence tu ne songes pas à remarquer que les feuilles dutilleul, du pin ou du platane sont plus régulières et plus uniformes dans la réalité, quel’eau naturelle est aussi plus transparente, les fonds du ciel plus vaporeux ; maisl’aspect de l’ensemble te transporte dans une région idéale où tu crois voir l’imageresplendissante de la beauté absolue. Consacre donc tes soins et ton labeur àcopier la nature matérielle, si tu veux pousser bien haut l’imitation mécanique, maisne prends pas la pratique pour l’art lui-même. Ce sera seulement quand tu auraspénétré le sens profond de la nature que tu verras s’élever spontanément en toi-même de splendides et fidèles images de ses propres créations. »Le Maltais cessa de parler ; et tandis que Berthold, profondément ému, demeuraitimmobile, la tête baissée, incapable d’articuler une parole, il s’éloigna en luiadressant encore ces mots : « Je n’ai jamais eu dessein de te détourner de tavocation, mais je sais que ton âme recèle le génie de l’art. J’ai voulu l’éveiller pard’énergiques paroles., afin qu’il s’affranchisse du joug qui pése sur lui et déploielibrement ses ailes ! — Adieu. »Il semblait à Berthold que le Maltais n’eût fait que formuler par ses paroles ce quifermentait et bouillonnait au fond de son cœur. La voix de sa conscience se fitlibrement entendre. — Non ! ces efforts arides, ces peines multipliées ne sont queles tâtonnements incertains et trompeurs d’un aveugle, il faut y renoncer, il fautrépudier tout ce qui, jusqu’à présent, m’a faussement ébloui. — Il ne lui fut mêmepas possible d’ajouter un seul trait à son esquisse. Bref, il quitta son maître, et on levoyait errer au hasard plein d’une anxiété presque farouche, et adressant tout hautau ciel d’ardentes prières dans le but d’être enfin initié à cette intelligencesupérieure de l’art dont le Maltais lui avait parlé.— Je n’étais heureux qu’en songe, bien heureux ! alors tout ce que le Maltaism’avait dit, je le voyais se réaliser. J’étais couché sous des bosquets verdoyants, etje respirais des exhalaisons balsamiques, et dans la brise mélodieuse quitraversait la sombre forêt, la nature me parlait un langage intelligible. Attention !jeune adepte. — Prête l’oreille : écoule les accords primitifs de la création quideviennent perceptibles à les sens ! J’entendais en effet une harmonie célesteretentir de plus en plus distinctement dans l’espace, et il me semblait en mêmetemps jouir d’un sens nouveau, grâce auquel je saisissais nettement et sans peinece qui jusque-là ne m’avait offert qu’un mystère impénétrable. En voulant fixer lesouvenir de ces révélations merveilleuses, je voyais mille traits de flamme secombiner dans les airs comme autant de fugitifs hiéroglyphes : et puis, du sein decette vision fantastique surgissait insensiblement un magnifique paysage vivifié parles harmonies enchanteresses des bois, des eaux et des fleurs ! —Mais ce n’était qu’en songe, hélas ! qu’une telle félicité venait consoler le pauvreBerthold abattu et épuisé d’esprit et de corps, comme à l’époque où il avait vouludevenir peintre d’histoire à Rome. S’il s’enfonçait dans un bois, un frissonnementnerveux s’emparaît de lui, et quand revenu dans la plaine il contemplait lesmontagnes lointaines, il lui semblait sentir sa poitrine déchirée intérieurement pardes griffes glacées ; sa respiration s’arrêtait, il se croyait près de succomber à cetexcès d’angoisse. Toute la nature, qui lui souriait autrefois si agréablement, devintpour lui un monstre menaçant, et sa voix amie, qui l’entretenait si doucement dansle murmure plaintif du vent du soir, dans le cours précipité des ruisseaux, dans lebruissement du feuillage, ne lui présageait plus que ruine et perdition. À la fin,cependant, l’influence bienfaitrice de ses délicieuses rêveries le rendit plus calme ;mais il évita de se promener seul désormais dans la campagne. Il se lia alors avecdeux jeunes peintres allemands d’un caractère gai, et tous trois faisaient decompagnie de fréquentes excursions dans les plus beaux endroits des environs deNaples.
L’un de ces peintres, nous l’appellerons Florentin, s’occupait moins d’ailleurs desuivre les études profondes exigées par son art, que d’occuper agréablement lesloisirs de sa jeunesse, comme son portefeuille en faisait foi. On n’y voyait que desgroupes de paysannes dansant, des processions, des fêtes champêtres ; Florentinexcellait à reproduire tout cela sur son album immédiatement, avec une rarepromptitude, et d’une main aussi sûre que légère. Il y avait toujours dans sesdessins, quoique ce ne fussent guère que de simples esquisses, de la vie et dumouvement. Du reste, Florentin n’était nullement insensible à l’idéal de l’art. Aucontraire, il pénétrait plus intimement qu’aucun de ses confrères le sens symboliquedes anciens chefs-d’œuvre. Il avait dessiné sur son album les croquis des fresquesd’une vieille église d’un couvent de Rome qu’on avait récemment démolie. C’étaittoute l’histoire de sainte Catherine. On ne pouvait rien voir de plus parfait ni de plusheureusement traité que ces dessins, qui produisirent sur Berthold une impressiontoute particulière. Il vit les épaisses ténèbres dont il marchait entouré s’illuminer toutd’un coup de brillantes clartés, et il en vint bientôt à partager complètement lamanière de voir et la méthode de Florentin. Or, celui-ci, quoique très-sensible auxcharmes de la nature en général, s’attachait surtout avec une prédilectionenthousiaste à la traduire sous l’aspect du modèle humain, le point d’appuifondamental qui devait, selon lui, préserver l’artiste de toute aberration chimérique.Tandis que Florentin, dans leurs promenades, s’arrêtait çà et là pour dessiner ungroupe original, Berthold, muni du livre de croquis de son ami, s’occupait de lescopier et cherchait à bien rendre la figure ravissante de sainte Catherine, ce qui luiréussit enfin assez bien, quoiqu’il fit encore de vains efforts, comme à Rome, pourdonner a ses dessins la vie et l’animation de l’original. Il s’en plaignit à Florentin,qu’il estimait bien supérieur à lui-même sous le rapport théorique, et lui raconta enmême temps tout ce que le Maltais lui avait dit à propos de l’art.« Eh ! cher Berthold, lui répondit Florentin, le Maltais a raison. Je mets aussi unbeau paysage absolument sur la même ligue que les tableaux d’histoire les plusremarquables d’inspiration que nous aient laissés les anciens. Mais je pense que lemeilleur moyen pour ne jamais s’égarer dans une fausse route est de se rendred’abord familiers les types de la nature vivante que nous sommes plus aptes àapprécier. Je te conseille, ami, de t’habituer à dessiner des figures, et decoordonner les idées sur cette base. Peut-être l’obscurité qui t’environne sedissipera-t-elle. »Berthold suivit le conseil de son ami, et il vit s’évanouir d’abord, comme parenchantement, les sombres nuages qui offusquaient son esprit. — Je faisais depénibles efforts pour me figurer d’une manière nette et précise ce qui reposait aufond de mon âme comme un pressentiment confus, et pour formuler intelligiblementles images hiéroglyphiques de mes rêves. C’étaient toujours à présent des figureshumaines combinées à l’infini, et qui venaient se confondre en un foyer unique etlumineux. J’imaginais que ce centre rayonnant devait être le symbole de la figure laplus délicieuse qui eût jamais apparu à l’imagination d’un peintre : mais je meconsumais en de vaines tentatives pour saisir et fixer ces traits célestes quej’entrevoyais dans mes songes entourés d’une sainte auréole. Je ne pus parvenir àune ressemblance, même imparfaite, de ma vision, et je dépérissais de désir et dedouleur.Florentin s’aperçut de l’état d’exaltation fébrile de son ami, et fit tout ce qu’il putpour le consoler, en lui répétant que cela était à coup sûr le symptôme de soninitiation à la lumière et a la vérité. Mais Berthold épuisé, désespéré, errait solitaire,en proie à de décevantes illusions, et voyait toute sa persévérance rester stérilecomme les vagues efforts d’un débile enfant.À peu de distance de Naples était située la villa d’un duc, d’où l’on jouissait de lamagnifique perspective de la mer et du Vésuve, et dont le propriétaire se faisait unplaisir d’accueillir hospitalièrement les artistes étrangers, et surtout les peintres depaysages. Berthold y était allé plus d’une fois pour y travailler, et plus souventencore pour se livrer, dans une grotte du parc, aux songes attrayants de sonimagination exaltée. Un jour qu’il était assis dans cette grotte, en proie à de brûlantsdésirs de gloire, et douloureusement affecté du sentiment de son impuissance quilui arrachait des larmes amères, tandis qu’il implorait ardemment la Providence defaire enfin luire à ses yeux l’étoile propice de son avenir, tout-à-coup il entendit unléger bruit dans le branchage, et une femme de la plus ravissante beauté apparutdevant ses yeux, comme par enchantement, à l’entrée de la grotte.— Les rayons du soleil éclairaient en plein ce céleste visage. Elle fixa sur moi unregard plein d’une magie inexprimable. La sainte Catherine... Non ! bien plus quecela, l’image de mes rêves... mon idéal réalisé ! — Je tombai à genoux, dansl’extase qui m’enivrait, et je la vis disparaître en m’adressant un bienveillant sourire.— Mon souhait le plus ardent était donc accompli ! —
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