Le mercredi des braises
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LE MERCREDI DES BRAISES Une fois par semaine, le mercredi, je vais à l'université. J'ai rassemblé tout mes cours de la semaine dans cette seule journée. Je pars à 6h30 pour commencer à 9h00. Je quitte à 21h00 et rentre à 23h30. Cette journée du mercredi est consacrée à mes contemporains. Je passe cinq heures immobile, épaule contre épaule dans les transports. J'étudie en leur sein durant douze heures. Je mange un sandwich entre les cours avec eux. Je bois du café. Je fume quelques cigarettes en leur compagnie durant les pauses. Je simule magnifiquement la normalité. Mercredi : Actors Studio. Le reste de la semaine, je ne sors pas. Je vis avec ma mère, et je touche une bourse sociale qui me permet d'entretenir mon agoraphobie et de me passer de chercher un travail. Je n'ai pas de téléphone portable. Je ne touche pas au téléphone fixe. Je me contente de discussions au hasard sur les tchats et forums quand j'ai besoin de me changer les idées, d'un peu de compagnie ; ce qui m'arrive rarement. Je limite autant que possible les démarches administratives. Je ne vais jamais chez médecin. Je n'utilise jamais les garanties et les services après-ventes. Je répare ou je jette. Et je ne mange jamais au restaurant. Une fois par semaine, je suis simplement quelqu'un d'autre. J'enfile le rôle de l'étudiant souriant, agréable, charmant même ; celui qui a de la discussion, à qui on peut parler de tout, qui écoute. Celui qui a toujours le bon mot. Qui fait rire.

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Publié le 12 décembre 2012
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Licence : Tous droits réservés
Langue Français

Extrait

LE MERCREDI DES BRAISES
Une fois par semaine, le mercredi, je vais à l'université.
J'ai rassemblé tout mes cours de la semaine dans cette seule journée. Je pars à 6h30 pour
commencer à 9h00. Je quitte à 21h00 et rentre à 23h30. Cette journée du mercredi est consacrée à
mes contemporains. Je passe cinq heures immobile, épaule contre épaule dans les transports.
J'étudie en leur sein durant douze heures. Je mange un sandwich entre les cours avec eux. Je bois du
café. Je fume quelques cigarettes en leur compagnie durant les pauses. Je simule magnifiquement la
normalité. Mercredi : Actors Studio.Le reste de la semaine, je ne sors pas.
Je vis avec ma mère, et je touche une bourse sociale qui me permet d'entretenir mon agoraphobie
et de me passer de chercher un travail. Je n'ai pas de téléphone portable. Je ne touche pas au
téléphone fixe. Je me contente de discussions au hasard sur les tchats et forums quand j'ai besoin de
me changer les idées, d'un peu de compagnie ; ce qui m'arrive rarement. Je limite autant que
possible les démarches administratives. Je ne vais jamais chez médecin. Je n'utilise jamais les
garanties et les services après-ventes. Je répare ou je jette. Et je ne mange jamais au restaurant.
Une fois par semaine, je suis simplement quelqu'un d'autre. J'enfile le rôle de l'étudiant souriant,
agréable, charmant même ; celui qui a de la discussion, à qui on peut parler de tout, qui écoute.
Celui qui a toujours le bon mot. Qui fait rire. Avec qui on se sent bien. Face à qui on ne complexe
pas. Un rôle très bien étudié et interprété. On aimerait me voir plus souvent en dehors des cours. On
m'a souvent dit qu'on appréciait mon assurance.
C'est cocasse.
Je venais de quitter la gare de Melun. Vingt minutes de marche me sépare de chez moi. Je les fais
en trente, parfois plus. Je varie chaque semaine le trajet du retour. Le Retour. Le moment que je
préfère dans la semaine. Dans l'obscurité du soir, sous les lumières oranges des lampadaires, avec
l'odeur fraîche de la soirée, avec son calme. Le tumulte des transports et la tension des cours
disparaît. Isolé dehors, je quitte peu à peu le personnage. Cette marche est mon sas. Le rideau qui
me sépare de la scène aux coulisses. Une faille temporelle que je me réserve jalousement. No man's
land privé. Le reste de la semaine, j'entends depuis ma fenêtre des jeunes se siffler, se hurler dessus,
s'insulter. Les perceuses vriller les murs armés, les meubles racler les sols, les radiateurs répercuter
le choc des manches à balai et des attrape-poussières. Je passe la journée avec des boules Quies
dans les oreilles ; la nuit avec mon mp3. Caché, protégé des nuisances. Je lis, j'écris, j'attends le
mercredi.
Il n'y a que le mercredi soir que je suis pleinement moi.
Cette fois-ci, je suis passé par le quartier de la bibliothèque. Un bâtiment en rez-de-chaussée
recouvert d'une grande verrière, et cerné de dizaines d'étages de H.L.M. aux coins durs et aux arêtes
aiguës. Elle a subie plusieurs cocktails molotovs, plusieurs charges de voitures béliers cette
bibliothèque. Les gens n'avaient pas apprécié de voir une nouveauté Made In Mairie s'implanter sur
leur territoire. Alors une grande volée de marches inutile a été construite devant, avec des gros
rochers "décoratifs" pour la protéger des coups de par-choc. À force, elle fut acceptée ; une force
qui dura cinq ans. Elle est maintenant devenue un lieu de réunion, elle remplace les bancs devant les
établissements scolaires et les halls de bâtiments. Des réunions d'après collège, d'après lycée. Le mercredi après-midi, à n'en pas douter, elle est remplie, pendant que je suis à des dizaines de
kilomètres de là.
Devant les marches de la bibliothèque, il y a une grande place, tout en bancs et en jeux d'enfants
rouge et jaune, avec ce sol élastique de protection qui ressemble à du béton.
C'est encore avant cette place et ces jeux que se trouve le petit carré commercial. Carré dans tout
les sens du terme. Un genre de réplique, en plus modeste, de la bibliothèque ; la verrière en moins et
le béton en plus. Toujours cerné de bâtiments. Chaque face du carré est la devanture d'un magasin.
Une boulangerie face nord. Une boucherie Hallal au sud. Un mini-marché côté ouest, et rien du
coté est. Le local abritait un vendeur d'électronique indien quand j'étais enfant, et puis plus rien. Je
croyais.
Il avait neigé dans la journée, mais elle n'avait pas tenue, ou si peu. Quelques joints blancs entre
les dalles de granit qui bordent le carré. Le béton sous les lumières oranges avait des reflets d'un
bleu pâle et délavé.
La ligne rougeoyante de ma seconde Pall Mall du trajet flirte presque avec le filtre. Je l'envoie
exploser au sol d'une pichenette, dans une envolée de braises oranges, comme j'affectionne à chaque
fois de le faire dans la pénombre.
– Jolie feu d'artifice, me dit le vieillard en riant.
Je lui souris, troublé une seconde, le temps de repasser en mode public, et lui répond que ça doit
bien être le seul intérêt des cigarettes. Toujours le bon mot.
Il est assit sur une chaise et adossé à la devanture de son épicerie. Le coude sur une petite table
de jardin blanche posée juste à côté de la porte d'entrée. Je n'ai pas fait attention à lui en
m'engageant dans le bloc, alors qu'il est pourtant installé en plein devant sa vitrine de magasin
illuminée. De l'extérieur, j'y vois s'entasser des jattes, des pots, des sacs jusqu'à hauteur d'homme.
Dans l'ombre que sa casquette en laine jette sur son visage brun tout en plis se détache une forte
moustache blanches. Elle remue à chaque syllabe.
– Ça tient chaud dedans y' paraît, me dit-il en se désignant la poitrine.
– Sûrement moins que ça, répondis-je en pointant la théière dorée et le verre sur la petite table,
emplis d'un liquide ambré et fumant dans l'air glacé, exaltant une forte odeur de menthe.
– Ah, ça ! Le nahané. Ça réchauffe en hiver et ça rafraîchit en été ! Et de vider d'un trait son
verre avant de s'essuyer la moustache d'un revers de poignet.
Soudain, il me surprend en m'en proposant un verre en échange d'une de mes cigarettes. Et plus
surprenant encore, je n'ai pour une fois pas ce réflexe de dénégation, ni celui de me remémorer
combien il m'en reste. Son thé me fait envie. Et mes cigarettes lui font le même effet.
Je sors le paquet de ma poche, en essayant de me rappeler à quand remonte la dernière fois où je me suis arrêté, comme ça, pour parler avec un inconnu. Ses yeux ne quittent pas mes mains pendant
que je lui extrais une cigarette et lui tend. Un regard curieux, enfantin, qui lui enlève plusieurs
dizaines d'années de rides. Il la tient entre ses doigts, à deux mains, et la regarde un petit moment.
Un vrai môme en découverte, qui cherche à s'encanailler loin des parents. Je lui tends mon briquet,
mais il me fait non de l'index et fouille dans sa poche, fronçant ses sourcils, avant d'en ressortir une
version archaïque de mon feu. Les mots "grande époque" me viennent à l'esprit en voyant ce gros
rectangle surmonté d'un petit tuyau et orné d'un tas de circonvolutions de cuivre. À croire qu'il ne l'a
gardé que pour cette occasion précise, ce briquet.
Le vieillard fait jouer le mécanisme deux-trois fois et une grande gerbe d'étincelle jaillit. Je pense
maintenant "silex" aussi, des cailloux qu'on tapait les uns contre les autres dans des grotte obscurs,
il y a quelques milliers d'années, et qui lançaient des éclairs rougeoyant dans un bruit d'orage. Son
visage s'illumine de la même façon à chaque grondement de la pierre. Puis il garde son pouce
pressé, et une toute petite flamme, presque décevante, apparaît au bout du tuyau.
Il hume le parfum de la cigarette, puis la porte à ses lèvres et l'allume.
Je me rends compte que depuis tout à l'heure, je le regarde fasciné. Gêné, je m'intéresse pour
donner le change au ciel. Noir. Quelques étoiles blanches en suspension. Puis un nuage de fumée s'y
élève et j'entends une quinte de toux sèche. Voilà mon vieillard toussant sur son poing, en secouant
la tête de gauche à droite, les larmes aux yeux. Je ne peux retenir un petit rire.
– Vraiment le seul intérêt, me dit-il enfin, avant de se pencher en avant, les yeux encore embués
mais plein de malice, et d'envoyer voler sa cigarette du doigt comme moi. La tige heurte le sol dans
une h

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