Mademoiselle de Scudéry
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E. T. A. Hoffmann — C o n t e sMademoiselle de Scudéry1818MADEMOISELLE DE SCUDÉRYChronique du règne de Louis XIVChapitre IChapitre IIChapitre IIIChapitre IVChapitre VChapitre VIChapitre VIIChapitre VIIIChapitre IXChapitre XTraduit par Henry Egmont.Mademoiselle de Scudéry - Ch. 1IC’ÉTAIT dans la rue Saint-Honoré qu’était située la petite maison habitée parMadeleine de Scudéry, mise en réputation par ses vers gracieux, et la faveur deLouis XIV et de la Maintenon.À l’heure de minuit, — ce pouvait être dans l’automne de l’an 1680, — on frappatout à coup à la porte de cette maison et si rudement que tout l’édifice en retentit.Baptiste, qui, dans le petit ménage de la demoiselle, remplissait le triple office decuisinier, de valet de chambre et de portier, était allé à la campagne pour assister àla noce de sa sœur, avec la permission de sa maîtresse ; il ne restait plus dans lamaison que la femme de chambre, nommée La Martinière, qui n’était pas encorecouchée. Au bruit de ces coups répétés, elle se souvint que l’absence de Baptistela laissait avec sa maîtresse privée de tout secours, et mille images de vol, demeurtre, la pensée de tous les attentats qui se commettaient alors dans Paris,vinrent assaillir son esprit. Elle se persuada que c’était une troupe de malfaiteurs,informés de la solitude du logis, qui frappaient à la porte, prêts à exécuter, si on laleur ouvrait, quelque mauvais dessein sur sa maîtresse, et, toute tremblante depeur, elle ...

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Langue Français
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E. T. A. Hoffmann — ContesMademoise1ll8e1 8de ScudéryMChArDonEiqMuOeI SduE rLèLgEn eD Ed eS LCoUuiDs ÉXRIVYChapitre IChapitre IIChapitre IIIChapitre IVChapitre VChapitre VIChapitre VIIChapitre VIIIChapitre IXChapitre XTraduit par Henry Egmont.Mademoiselle de Scudéry - Ch. 1IC’ÉTAIT dans la rue Saint-Honoré qu’était située la petite maison habitée parMadeleine de Scudéry, mise en réputation par ses vers gracieux, et la faveur deLouis XIV et de la Maintenon.À l’heure de minuit, — ce pouvait être dans l’automne de l’an 1680, — on frappatout à coup à la porte de cette maison et si rudement que tout l’édifice en retentit.Baptiste, qui, dans le petit ménage de la demoiselle, remplissait le triple office decuisinier, de valet de chambre et de portier, était allé à la campagne pour assister àla noce de sa sœur, avec la permission de sa maîtresse ; il ne restait plus dans lamaison que la femme de chambre, nommée La Martinière, qui n’était pas encorecouchée. Au bruit de ces coups répétés, elle se souvint que l’absence de Baptistela laissait avec sa maîtresse privée de tout secours, et mille images de vol, demeurtre, la pensée de tous les attentats qui se commettaient alors dans Paris,vinrent assaillir son esprit. Elle se persuada que c’était une troupe de malfaiteurs,informés de la solitude du logis, qui frappaient à la porte, prêts à exécuter, si on laleur ouvrait, quelque mauvais dessein sur sa maîtresse, et, toute tremblante depeur, elle restait immobile dans sa chambre, en maudissant Baptiste et la noce desa sœur.Cependant on continuait à frapper avec violence, et elle crut entendre une voix crieren même temps : « Mais ouvrez donc, au nom de Jésus ! mais ouvrez donc ! » —Enfin, au comble de l’effroi, La Martinière saisit un flambeau allumé et se précipitadans le vestibule. Alors elle entendit bien distinctement répéter ces mots : « Au nomde Jésus, ouvrez ! ouvrez donc ! — Au fait, se dit La Martinière, ce n’est pas ainsique s’exprime un voleur. Qui sait ? c’est peut-être un homme poursuivi qui vientdemander un refuge à ma maîtresse, dont le caractère généreux est si notoire.Mais soyons prudente ! » Elle ouvrit une fenêtre, et, en cherchant à grossir sa petitevoix de l’accent le plus mâle possible, elle demanda qui faisait à la porte un pareilvacarme, à cette heure indue. À la lueur d’un rayon de la lune qui perçait en cemoment à travers les nuages sombres, elle distingua une longue figure enveloppéed’un manteau gris-clair, avec un large chapeau rabattu sur son front. Alors elle criaassez fort pour que l’individu de la rue pût l’entendre : « Baptiste ! Pierre ! Claude !
sus ! levez-vous, et voyez un peu quel vaurien travaille ici à démolir la maison ! »Mais une voix douce et presque plaintive lui répondit d’en bas : « La Martinière ! eh,je sais que c’est vous, chère dame, malgré vos efforts pour contrefaire votre voix, jesais aussi que Baptiste est absent et que vous êtes seule dans la maison avecvotre maîtresse ; ouvrez-moi hardiment, ne craignez rien : il faut absolument que jeparle à votre demoiselle à l’instant même.— Y pensez-vous ? répliqua La Martinière, vous voulez parler à mademoiselle aumilieu de la nuit ? Ne devinez-vous pas qu’elle dort depuis longtemps, et que, pourrien au monde, je ne voudrais la réveiller de son premier sommeil, ce sommeil sisalutaire dont elle a tant besoin à son âge. — Je sais, dit l’étranger, que votremaîtresse vient de mettre de côté le manuscrit de son roman de Clélie, dont elles’occupe assidûment, et qu’elle écrit encore à présent des vers qu’elle compte liredemain à la marquise de Maintenon. Je vous en conjure, dame Martinière, par pitié,ouvrez-moi la porte. Apprenez qu’il s’agit de sauver un malheureux de sa ruine,apprenez que l’honneur, la liberté, même la vie d’un homme dépendent de cetteminute, et de l’entretien que je dois avoir avec votre demoiselle. Songez que votremaîtresse vous en voudrait éternellement en apprenant que vous auriez chassédurement du seuil de sa demeure un infortuné venu pour implorer son assistance.— Mais, dit La Martinière, pourquoi venez-vous réclamer l’assistance de mamaîtresse à cette heure indue ? Revenez demain dans un moment plusconvenable. »L’étranger répliqua vivement : « Le destin s’inquiète-t-il du moment et de l’heurequand il frappe ses coups désastreux, prompt et mortel comme la foudre ? lesecours se peut-il différer, quand il ne reste qu’un seul instant propice au salut ? Degrâce, ouvrez-moi donc : ne craignez rien d’un malheureux dépourvu de tout,abandonné de chacun, poursuivi, persécuté par une destinée affreuse, et qui vientrecourir à votre maîtresse pour qu’elle le sauve du plus pressant danger ! »La Martinière entendit l’étranger soupirer et gémir en disant ces mots ; d’ailleurs ilavait le son de la voix d’un jeune homme, douce et pénétrant jusqu’au fond du cœur.Elle se sentit vivement émue, et, sans réfléchir davantage, elle alla chercher les.sélcÀ peine la porte fut-elle ouverte, que l’individu au manteau se précipita dans lamaison impétueusement, et dit à La Martinière d’une voix farouche, en passantdevant elle : « Conduisez-moi près de votre maîtresse ! » La Martinière effrayéesouleva son flambeau dont la lumière éclaira un visage de jeune homme d’unepâleur mortelle et horriblement décomposé. Mais elle fut sur le point de défaillir depeur, quand l’individu ayant ouvert son manteau, elle vit la poignée d’un stylet luire àsa ceinture ; il lui lança en même temps un regard éclatant, et s’écria plusviolemment encore : « Conduisez-moi près de votre maîtresse, vous dis-je ! »La Martinière vit alors sa maîtresse exposée à un danger imminent. Son vifattachement pour mademoiselle de Scudéry, qu’elle honorait à l’égal d’une bonneet tendre mère, se réveilla énergiquement dans son cœur, et lui inspira un couragedont elle-même ne s’était jamais crue capable. Elle ferma aussitôt la porte de sachambre qu’elle avait laissée ouverte, se plaça devant, et dit d’une voix haute etferme : « Voilà une folle manière d’agir au-dedans de la maison qui s’accorde malavec vos discours plaintifs de tout à l’heure, et je vois maintenant combien je mesuis laissée émouvoir mal à propos. Vous ne devez pas parler à mademoiselle, etvous ne lui parlerez pas à cette heure. Si vous n’avez point de mauvais dessein, lejour ne peut vous inspirer aucune appréhension : revenez donc demain, et vousprésenterez votre requête. — Maintenant, sortez de la maison ! »Le jeune homme poussa un profond soupir, et, regardant fixement La Martinièred’un œil hagard, porta la main à son stylet. La Martinière recommanda tout bas sonâme à Dieu, mais elle demeura ferme, le regard levé hardiment sur l’individu, et semaintint de plus près contre la porte de sa chambre, qu’il fallait traverser pourarriver à celle de sa maîtresse. « Laissez-moi passer, vous dis-je ! répéta l’hommeen s’avançant. — Faites ce qu’il vous plaira, répliqua La Martinière, je ne bougeraipas d’ici. Consommez sur moi votre attentat criminel : une mort ignominieuse vousattend à votre tour, vous finirez en place de Grève comme tous vos infâmescompagnons.« Ah ! s’écria l’étranger, vous avez raison, dame Martinière ! ainsi armé, j’ai l’aird’un lâche voleur et d’un assassin, mais ceux dont vous parlez ne sont pas près del’échafaud, ils n’en sont pas là !… » — Et en même temps il tira son stylet enlançant des regards enflammés sur la pauvre femme à demi morte de frayeur.« Jésus ! » s’écria-t-elle, s’attendant à recevoir le coup fatal. Mais au mêmemoment un cliquetis d’armes et des pas de chevaux retentirent dans la rue. « La
maréchaussée, — la maréchaussée ! au secours, au secours ! cria La Martinière.— Terrible femme, veux-tu donc me perdre ! — Tout est fini à présent, c’en est fait !— Tiens, prends ! donne ceci à ta maîtresse, cette nuit même, demain si tuveux… » En murmurant ces mots à voix basse, le mystérieux personnage avait misentre les mains de La Martinière, après lui avoir arraché son flambeau qu’il éteignit,une petite cassette. « Par ton salut éternel, remets cette cassette à ta maîtresse, »s’écria-t-il de nouveau, et il se précipita hors de la maison.La Martinière était tombée à terre ; elle se releva avec peine et rentra à tâtons danssa chambre, où, toute épuisée et incapable d’articuler un son, elle se jeta dans unfauteuil. Bientôt elle distingua le bruit des clés qu’elle avait laissées à la serrure dela porte d’entrée : l’on ferma cette porte, et elle entendit quelqu’un s’approcher àpas légers et incertains ; mais, enchaînée à sa place comme par enchantement, etsans la force de se mouvoir, elle était résignée à un horrible dénoûment. Quelle futsa surprise lorsque la porte s’ouvrit, et qu’à la lueur de sa lampe de nuit, ellereconnut tout d’abord l’honnête Baptiste, pâle, l’air effaré, et comme un mort.« Au nom de tous les saints ! dit-il, dame Martinière, qu’est-il donc arrivé ? Ah ! queltourment ! quelle inquiétude ! je ne sais à quel propos, mais cela m’a chassé loinde la noce, hier au soir, malgré moi. — Et me voilà dans notre rue. DameMartinière, pensais-je, a le sommeil léger, elle m’entendra bien si je frappe à laporte de la maison doucement et avec précaution, et viendra m’ouvrir : quand tout àcoup une forte escouade vient à ma rencontre : des cavaliers, des fantassins armèsjusqu’aux dents ; on m’arrête et l’on ne veut pas me laisser poursuivre mon chemin.Heureusement M. Desgrais, le lieutenant de maréchaussée, qui me connait bien,faisait partie de la troupe, et pendant qu’ils me promènent une lanterne sous le nez :Eh ! Baptiste ! dit-il, d’où viens-tu donc ainsi au milieu de la nuit ? Va, rentretranquillement à la maison et garde-la bien. Il ne fait pas bon ici, et nous pensonscette nuit même faire une importante capture. — Vous ne sauriez croire, dameMartinière, combien je me sentis le cœur oppressé à ces paroles. Enfin, commej’arrivais à notre porte, un homme enveloppé s’élance dehors, un stylet étincelant àla main, et me culbute au passage. — La maison ouverte, les clés à la serrure…,dites, qu’est-ce que tout cela signifie ? »La Martinière, revenue de son extrême frayeur, raconta tout ce qui était arrivé. Ilsallèrent tous deux, Baptiste et elle, dans le vestibule, où ils trouvèrent à terre leflambeau que l’étranger avait jeté en s’enfuyant. « Il n’est que trop certain, ditBaptiste, que notre demoiselle devait être volée et peut-être égorgée… Cet hommequi savait, dites-vous, qu’elle était seule ici avec vous, et même qu’elle veillaitencore occupée à écrire : à coup sûr c’est un de ces filous et coquins maudits quis’introduisent jusque dans l’intérieur des maisons pour épier adroitement tout ce quipeut servir à l’exécution de leurs funestes projets. Et la petite cassette, dameMartinière ? nous irons, je pense, la jeter dans la Seine à l’endroit le plus profond.Qui nous répond que quelque traître infernal n’en veut pas à la vie de notre bonnemaîtresse, et qu’en ouvrant la cassette elle ne tomberait pas morte, comme il arrivaau vieux marquis de Tournay en décachetant une lettre qu’il avait reçue d’une maininconnue ? »Après de longues réflexions, les deux fidèles serviteurs résolurent enfin de toutraconter à la demoiselle le lendemain matin, et de remettre entre ses mains lamystérieuse cassette, qu’on pourrait ouvrir soigneusement après tout, en prenantles précautions convenables. Enfin, en pesant toutes les circonstances del’apparition du suspect étranger, ils s’accordèrent à penser qu’il pouvait s’agir aussid’un secret particulier sur lequel ils devaient s’abstenir de former des suppositionsarbitraires, en laissant le soin de l’éclaircir à leur maîtresse.NOTES DU TRADUCTEUR1. Catherine Deshayes, veuve Monvoisin, fut d’abord accoucheuse, puis devineresse, etcette dernière profession devint pour elle si lucrative, qu’elle finit par avoir un hôtel, unéquipage, un suisse et des laquais. Ce luxe insolent la conduisit à sa perte, en éveillant lessoupçons sur la nature de ses opérations secrètes. — La Voisin s’était trouvée en relationavec le bon La Fontaine. — Du reste, elle ne se démentit pas jusqu’à sa dernière heure, etafficha impudemment la frénésie de ses mœurs déréglées et l’audace de son caractèreperverti, même après l’arrêt de sa condamnation ; elle voulut consacrer ses derniersmoments à une nouvelle orgie, et marcha au supplice à demi fascinée par l’ivresse.2. Pierre Bonzi, cardinal du titre de Saint-Onufre, fut grand aumônier de la Reine,ambassadeur à Venise, en Pologne, en Espagne, et mourut en 1703. La suspicion dont il
fut l’objet ne parait pas avoir eu de fondement bien grave, ou du moins avoir exercé uneinfluence fâcheuse sur son avenir, car, en 1688, il fut créé commandeur de l’ordre duSaint-Esprit, lors de la promotion solennelle qui eut lieu, le 3l décembre, dans la chapellede Versailles.3. Étienne Guibourg Cœuvrit, dit Lesage, avait reçu les ordres, mais nous ne croyons pasqu’il occupât à cette époque aucune fonction sacerdotale. — Quant au duc deLuxembourg, il était encore moins repréhensible que ne le suppose la version qu’on vientde lire. Voici la réalité des faits : Un nommé Bonnart, clerc de son procureur, et lié avecLesage, s’était adressé à cet intrigant pour découvrir des papiers nécessaires au maréchaldans un certain procès. Lesage exigea d’abord pour prix de ses services deux mille écus ;puis il obtint du prince une procuration signée de sa main, et dont on abusa pour formulerune espèce de pacte infernal. Louvois poussa l’astuce de la haine jusqu’à faire offrir aumaréchal les moyens d’un évasion secrète, et celui-ci ayant rejeté bien loin cette ouvertureinsidieuse, on le laissa languir dans un cachot où le noble guerrier vit sa santé se ruiner,tandis qu’il réclamait en vain la juridiction légale du parlement. Quand enfin il eut recouvréla liberté, le Roi, en témoignage de son estime, lui confia le service de capitaine de sesgardes du corps ; mais sa juste inimitié contre Louvois, ministre de la guerre, le fit rester dixans inactif, sans qu’il se plaignit pourtant d’une disgrâce si peu motivée. La guerre contreles alliés commandés par le prince d’Orange, l’ayant enfin rendu nécessaire, Louis XIV luidonna le commandement de son armée de Flandres, qu’il n’accepta qu’à condition decorrespondre directement avec le Roi. Bientôt les victoires éclatantes de Fleurus, deStinkerque et de Nerwinde furent le prix de cette réparation tardive, et la seule vengeancequ’il exerça contre ses calomniateurs.Mademoiselle de Scudéry - Ch. 3IIICE FUT en dépeignant avec les couleurs les plus vives la perversité du siècle, queLa Martinière, quand le jour eut paru, raconta à sa maîtresse les événements de lanuit précédente. Elle lui remit ensuite en tremblant la cassette mystérieuse ; maiselle et Baptiste qui se tenait dans un coin, pâle et terrifié, presqu’incapable des’exprimer, et maniant en tout sens son bonnet de nuit, supplièrent la demoiselle,avec de dolentes instances et au nom de tous les saints, de n’ouvrir ladite cassettequ’avec une extrême précaution.Mademoiselle de Scudéry, pesant la boite dans ses mains et cherchant à apprécierla nature de son contenu, dit en souriant : « Vous rêvez tous deux de fantômes ! —Ces odieux meurtriers, qui, comme vous le dites, espionnent dans l’intérieur desmaisons, savent aussi bien que vous et moi que je ne suis pas riche, et que je nepossède pas de trésors qui vaillent la peine d’un assassinat. En vouloir à ma vie ?Et à qui peut importer la mort d’une personne de soixante-treize ans qui ne s’estjamais mise à mal qu’avec les méchants et les ennemis de la paix publique, dansdes romans de pure invention, qui compose des vers médiocres à l’abri de l’enviede personne, qui ne laissera rien après elle que la défroque de la vieille demoiselleayant paru quelquefois à la cour, et deux douzaines de livres bien reliés, dorés surtranche ?…» Va ! bonne Martinière, tu peux me faire une description aussi épouvantable qu’ille plaira de l’apparition de cet étranger : je ne peux cependant pas croire qu’il eûtaucune mauvaise intention ; — donc !… »La Martinière recula de trois pas, et Baptiste tomba presque à genoux avec unesourde exclamation, au moment où la demoiselle, ayant appuyé le doigt sur unbouton saillant en acier, le couvercle de la boite s’ouvrit soudain avec grand bruit.Quel fut l’étonnement de mademoiselle de Scudéry, en voyant briller dans lacassette une paire de bracelets en or enrichis de pierreries, et un collier pareil ; ellesouleva cette parure, et pendant qu’elle vantait le merveilleux travail du collier, LaMartinière examinait avec de grands yeux les magnifiques bracelets, et s’écriait àplusieurs reprises, que la fière Montespan elle-même ne possédait pascertainement une parure semblable.
« Mais qu’est-ce que cela ? dit la demoiselle, que signifie ?… — » En ce momentelle venait d’apercevoir au fond de la cassette un papier plié ; elle le prit, espérantnaturellement trouver l’éclaircissement du mystérieux envoi, mais à peine l’eut-ellelu rapidement que ses mains tremblantes le laissèrent échapper. Elle jeta un regardéloquent vers le ciel, et tomba à demi évanouie dans un fauteuil.La Martinière, Baptiste accoururent saisis d’effroi. — « Oh ! s’écria-t-elle d’une voixpresque étouffée par ses sanglots, oh ! quelle confusion ! quelle humiliationindigne ! Cela devait-il m’arriver à mon âge ? Ai-je donc commis quelqueimprudente folie avec l’irréflexion aveugle de la jeunesse ? — Oh, mon Dieu ! voirquelques mots, prononcés par forme de plaisanterie, interprétés d’une manièreaussi affreuse ! — Sur cela seul, une malignité infâme peut-elle me souiller ducrime d’un pacte infernal, moi, qui depuis l’enfance ai gardé à la vertu et à la piétéune fidélité inviolable ? »La demoiselle, tenant son mouchoir sur ses yeux, pleurait et gémissait avec force,et Baptiste et La Martinière, tout troublés et interdits, ne savaient comment assisterleur bonne maîtresse dans son désespoir.La Martinière avait ramassé le billet fatal. On y lisait :Un amant qui craint les voleurs   N’est point digne d’amour.Très honorable dame ! votre esprit ingénieux nous a sauvés d’unefuneste persécution, nous qui exerçons le droit du plus fort contre lafaiblesse et la lâcheté, et qui nous approprions des trésors destinés àd’indignes prodigalités. — Daignez accepter cette parure, entémoignage de notre reconnaissance. C’est la plus précieuse quinous soit tombée entre les mains depuis longtemps, quelque digneque vous soyez d’en porter une beaucoup plus belle encore,respectable dame. — Nous vous supplions de nous garder votrebienveillance et votre gracieux souvenir.LES INVISIBLES.« Se peut-il qu’on ose, s’écria mademoiselle de Scudéry après s’être un peuremise, pousser à ce point l’ironie infâme, l’impudence éhontée ! » — Le soleil,brillant à travers les rideaux de soie cramoisie des croisées, jetait un refletrougeâtre sur les diamants déposés sur la table à côté de la cassette ouverte. Àcette vue, mademoiselle de Scudéry se cacha le visage avec horreur, etcommanda à La Martinière d’enlever sur le champ cette odieuse parure, tachéeencore du sang de son possesseur égorgé. La Martinière, après avoir vivementrenfermé dans la boite collier et bracelets, dit que le plus sage parti à prendre étaitde déposer les bijoux entre les mains du lieutenant de police en l’informant de toutce qui s’était passé relativement à l’étrange apparition de l’inconnu et à la réceptionde la cassette.Mademoiselle de Scudéry se leva et se promena lentement en silence dans lachambre, paraissant occupée à réfléchir sur ce qu’il y avait à faire. Ensuite elleordonna à Baptiste d’aller quérir une chaise à porteurs, et à La Martinière de l’aiderà sa toilette, attendu qu’elle voulait se rendre immédiatement chez la marquise deMaintenon.À l’heure où elle savait que la marquise serait seule dans ses appartements, elle sefit conduire chez elle, emportant la cassette et les bijoux.L’étonnement de la marquise fut grand lorsque mademoiselle de Scudéry, qui étaitla dignité même et dont, malgré son âge avancé, la grâce et l’amabilité étaient sanségales, entra chez elle pâle, les traits renversés, et d’un pas chancelant. « Au nomde tous les saints ! que vous est-il arrivé ? » dit-elle à la pauvre dame affligée, qui,toute décontenancée et à peine en état de se soutenir, cherchait seulement àatteindre un fauteuil où la marquise s’empressa de la faire asseoir. Enfin ayantrecouvré son sang-froid, mademoiselle de Scudéry raconta quelle amère etsensible humiliation lui avait attirée le mot irréfléchi qu’elle avait prononcé enplaisantant au sujet de la requête des Amants confédérés. La marquise, aprèsavoir écouté ce récit de point en point, jugea que mademoiselle de Scudéry prenaitbeaucoup trop à cœur ce singulier événement, que l’infâme raillerie de pareilsmisérables ne pouvait en rien atteindre un noble et pieux caractère, et elledemanda enfin à voir la parure.Mademoiselle de Scudéry lui présenta la boite ouverte, et la marquise, à la vue deces bijoux magnifiques, ne put se défendre d’un transport d’admiration. Elle prit
dans ses mains le collier et les bracelets, et s’approcha d’une fenêtre, où, tantôt ellefaisait jouer les pierreries au soleil, tantôt examinait l’élégante monture d’aussi prèsque possible pour saisir la délicatesse du travail et l’art infini avec lequel leschainons d’or étaient enlacés et combinés entre eux.Tout-à-coup, la marquise se retourna brusquement vers mademoiselle de Scudéryet s’écria :« Savez-vous bien, mademoiselle ! que ces bracelets, que ce collier ne peuventavoir été fabriqués par aucun autre que par Réné Cardillac ? » —Réné Cardillac était à cette époque le meilleur orfèvre de Paris, l’un des hommesles plus habiles et en même temps des plus extraordinaires de son temps.— Plutôtpetit que grand, mais avec de larges épaules et d’une complexion forte etmusculeuse, Cardillac, fort près de la cinquantaine, avait encore la vigueur etl’agilité d’un jeune homme. Cette énergie vitale, qu’on pouvait trouver presquephénoménale, se manifestait chez lui par une chevelure rousse, épaisse et crépue,par un teint coloré et des traits accentués. Néanmoins, si Cardillac n’eût pas étéconnu dans tout Paris pour l’homme d’honneur le plus loyal, le plus désintéressé,plein de franchise et de conscience, toujours prét à rendre service, le regard toutparticulier, que lançaient ses petits yeux verts profondément enfoncés etétincelants, aurait pu le faire soupçonner d’une méchanceté et d’une perfidiesecrètes.Comme nous venons de le dire, Cardillac était un homme supérieur dans son art,non-seulement à ses confrères de Paris, mais peut-être même à tous sescontemporains. Profondément versé dans la connaissance des pierres précieuses,il savait les employer et les monter si ingénieusement, qu’une parure, qui avaitpassé d’abord pour médiocrement belle, paraissait, en sortant de ses mains,rnerveilleuse de charme et d’éclat. il accueillait toutes les commandes avec unavide empressement, et réclamait un prix si bas qu’il ne semblait jamais en rapportavec la perfection du travail. Dès-lors sa tâche ne lui laissait plus aucun repos. Onl’entendait jour et nuit marteler, ciseler ; et souvent, tout d’un coup, quand l’ouvrageétait prdsque achevé, si la forme ne lui plaisait pas, s’il doutait de la parfaiteélégance de quelque ornement, du moindre accessoire, c’en était assez pour luifaire remettre sur-le-champ la pièce entiére dans le creuset, et recommencer tout letravail.Aussi chacun de ses ouvrages devenait un chef-d’œuvre exquis et incomparable,qui causait l’étonnement de la personne qui l’avait commandé. Mais alors c’étaientd’incroyables difficultés pour entrer en possession de l’objet terminé. Celui à qui ilappartenait se voyait renvoyé, sous mille prétextes différents, de semaine ensemaine, de mois en mois. En vain offrait-on quelquefois à Cardillac le double duprix convenu, il refusait d’accepter un seul louis en sus du premier marché ; et s’ilétait forcé de céder à la fin aux pressantes sollicitations de l’acheteur et de livrer laparure, il ne pouvait alors dissimuler l’expression de son profond chagrin, ni mêmel’agitation d’une fureur secrète. — Dans le cas où il s’agissait d’une pièce vraimentrare, de joyaux d’importance, et d’un prix considérable, soit par la valeur despierreries, soit par la recherche du travail d’orfèvrerie, on le voyait courir ça et làcomme un insensé, frappant d’imprécations tout ce qu’il rencontrait, son art, sesouvrages, et se maudissant lui-même.Mais quelqu’un venait-il à s’écrier en courant après lui : « Réné Cardillac ! nevoudriez-vous pas faire un joli collier pour ma femme ? — une paire de braceletspour ma fille ? etc. » Aussitôt il s’arrêtait tout court, regardait son interlocuteur avecses petits yeux scintillants comme des éclairs, et lui demandait en se frottant lesmains : « Voyons, qu’avez-vous ? » Alors celui-ci joyeux tire de sa poche une petiteboite en disant : « Voilà mes matériaux : ce n’est pas grand’chose, de lamarchandise un peu commune, cependant entre vos mains… » Cardillac, sans lelaisser achever, saisit vivement la boite, en tire les pierreries qui sont en effet peuremarquables, les expose aux rayons de la lumière, et s’écrie avec enthousiasme :« Hoho ! — de la marchandise commune ? — nullement ! — de jolies pierres, —des pierres magnifiques ! Laissez-moi faire seulement, et, si vous ne tenez pas àune poignée de louis, je veux y adjoindre deux ou trois petites pierres qui éblouirontvos yeux de l’éclat du soleil même ! — Je laisse tout à vos soins, maître Réné, et jepaierai ce que vous demanderez. » À ces mots, sans faire la moindre distinctionentre le riche bourgeois et le noble seigneur de la cour, Cardillac saute au cou del’étranger avec transport, le presse et l’embrasse, en lui assurant que le voilàredevenu tout à fait heureux, et que dans huit jours l’ouvrage sera terminé.Soudain il regagne son logis à toutes jambes, s’enferme dans son atelier, se met àl’ouvrage, et au bout de la semaine il a produit un nouveau chef-d’œuvre. Mais
quand celui pour qui il a travaillé vient gaiment lui apporter le prix fixé par sesmodestes prétentions, et veut emporter la parure terminée, Cardillac devientsubitement chagrin, arrogant, colère. — « Mais, maître Cardillac, songez que je memarie demain. — Que m’importe votre mariage ? revenez dans quinze jours. —Voici votre argent, la parure est achevée : il faut me la donner. — Et je vous dis,moi, que j’ai encore maint changement à y faire, et que je ne la livrerai pasaujourd’hui. — Et moi, je vous dis que, si vous ne consentez volontiers à me laisseremporter mes bijoux, que je suis prêt d’ailleurs à vous payer le double de nosconventions, vous allez me voir revenir ici assisté des complaisants estafiers ded’Argenson. — Eh bien, donc ! que Satan vous torture au moyen de cent tenaillesbrûlantes, et qu’il allourdisse ce collier de trois quintaux pour étrangler voirefiancée !… » En parlant ainsi, Cardillac lui fourre brutalement les bijoux dans lapoche de la veste, et le pousse hors de sa chambre, si violemment qu’il le faittrébucher et rouler tout le long de l’escalier ; puis il rit d’une façon diabolique envoyant par la fenêtre le futur sortir de chez lui tout éclopé, et portant son mouchoirsur son nez meurtri.Ce qui n’était pas moins inexplicable, c’était de voir souvent Cardillac, après avoirentrepris un travail avec enthousiasme, supplier tout à coup celui qui le lui avaitcommandé, avec les protestations les plus touchantes, avec tous les signes d’uneémotion profonde, au milieu des larmes et des sanglots, et au nom de la Vierge etdes saints, de ne plus lui réclamer l’ouvrage entrepris. En outre, plusieurspersonnes, des plus considérées à la cour et parmi le peuple, avaient en vain offertdes sommes considérables à Cardillac pour avoir le moindre bijou fabriqué de sesmains. Il s’était jeté aux genoux du roi en implorant, comme une grâce, d’êtreexempté de travailler pour lui. Il avait résisté aussi à toutes les instances demadame de Maintenon, et ce fut avec la plus extrême répugnance, avec uneexpression d’horreur qu’il refusa de faire une petite bague, ornée d’emblèmes desarts, qu’elle voulait donner en présent à Racine.« Je parie, dit madame de Maintenon préoccupée de ces circonstances, que sij’envoie chercher Cardillac afin de savoir au moins pour qui il a fait cette parure, ilne voudra point venir, dans l’appréhension que je ne veuille le faire travailler pourmoi, ce qu’il a refusé de faire jusqu’ici opiniâtrément. Cependant il parait depuisquelque temps se relâcher de ses étranges scrupules, car j’ai entendu dire qu’ilacceptait plus de commandes aujourd’hui que jamais et qu’il ne différait plus delivrer ses ouvrages à ses clients, quoique ce soit toujours avec les signes d’unprofond chagrin, et même sans vouloir les regarder en face. »Mademoiselle de Scudéry, non moins intéressée à voir les bijoux restitués, si celaétait encore possible, à leur légitime propriétaire, dit qu’on pourrait prévenir tout desuite l’artiste original qu’on ne voulait réclamer de lui aucun travail, mais seulementavoir son avis sur des joyaux de prix. La marquise adopta cette idée ; elle envoyamander Cardillac. — Mais lui, comme s’il avait été rencontré en route, parut dansl’appartement au bout de quelques minutes.Il sembla étonné à l’aspect de mademoiselle de Scudéry, et, comme quelqu’un àqui un saisissement subit, imprévu, fait oublier ce qu’exigent les convenances et sasituation, il commença par adresser respectueusement une salutation profonde àl’honorable et digne demoiselle, puis il se retourna vers la marquise. Celle-ci luidemanda avec vivacité, en indiquant la parure qui brillait sur la table, couverte d’untapis vert-foncé, s’il reconnaissait là son ouvrage. Cardillac y jeta à peine les yeux,et, en considérant la marquise en face, il s’empressa de remettre les bracelets et lecollier dans la cassette, qu’il repoussa vivement ensuite de la main. Il dit alors,pendant qu’un sourire amer crispait ses traits colorés : « En effet, madame lamarquise, il ne faut guère connaître les ouvrages de Réné Cardillac, pour croire, unseul instant, qu’un autre joaillier au monde ait pu composer une parure semblable.Oui, c’est le travail de mes mains assurément. — Eh bien, reprit la marquise, dites-nous pour qui vous avez fait cette parure. — Pour moi seul, » répondit Cardillac. —Madame de Maintenon et mademoiselle de Scudéry le regardaient frappéesd’étonnement, la première pleine de méfiance, la demoiselle dans une attenteinquiète de savoir où aboutirait ce problème.« Oui, poursuivit Cardillac, cela peut vous paraître extraordinaire, madame lamarquise, mais il en est ainsi. C’est uniquement pour faire ce chef-d’œuvre quej’avais réservé mes plus belles pierres, et que j’ai pris plaisir à travailler avec plusde zèle et d’assiduité que jamais. Il y a quelque temps, cette parure disparut demon atelier d’une manière inconcevable.« Ah ! que le ciel soit loué ! » s’écria mademoiselle de Scudéry dont les yeuxbrillaient de contentement, et, se levant de son fauteuil avec la prestesse et lalégéreté d’une jeune fille, elle s’approcha de Cardillac, et lui dit, les deux mains
posées sur ses épaules : « Reprenez donc, maître Réné, un bien que vous ontdérobé d’infâmes coquins. » Alors elle raconta avec détails comment cette parureétait parvenue entre ses mains. Cardillac l’écoutait attentivement et les yeuxbaissés. Seulement de temps en temps, d’une voix imperceptible, il faisait :« Hum ! — ah ! — hoho ! » — Et puis il croisait les mains derrière son dos, ou biense caressait doucement la joue et le menton.Mademoiselle de Scudéry se taisait, et Cardillac, comme assiégé de penséesintimes et douloureuses, paraissait dans l’embarras de prendre une résolution. Ilsoupirait, passait la main sur son front, et se voilait les yeux, peut-être pour déroberdes larmes prêtes à couler. Enfin, il saisit la cassette, puis s’agenouilla devantmademoiselle de Scudéry, et lui dit lentement : « C’est à vous, noble et dignedemoiselle, que le sort a destiné cette parure. Oui, je me souviens maintenant que,pendant mon travail, j’étais occupé de vous, je la faisais à votre intention. Daignezdonc, je vous prie, accepter de moi ces bijoux, le moins imparfait de tous mesouvrages, et vous en parer quelquefois.— Eh mais, à quoi pensez-vous, maître Réné, cela serait-il séant à mon àge deporter d’aussi élégants joyaux ? et en l’honneur de quel saint me feriez-vous, s’ilvous plaît, un aussi riche cadeau ? Allez, allez, maître Réné, si j’avais de la fortuneet la beauté de la marquise de Fontanges, je vous certifie que cette parure nesortirait pas de mes mains ; mais à quoi bon ces magnifiques ornements pour desbras fanés, et l’éclat de ces pierreries pour un cou voilé ? » — Cardillac venait dese relever, et, présentant toujours la cassette à mademoiselle de Scudéry, il ditavec le regard farouche d’un homme hors de lui-même : « Mademoiselle ! faites-moi la grâce d’accepter cette parure, vous ne sauriez croire quelle vénérationprofonde je ressens du fond du cœur pour votre vertu, pour votre haut mérite.Acueillez donc ce modest présent, et puisse-t-il vous prouver la sincérité de mesrespectueux sentiments. »Comme mademoiselle de Scudéry hésitait cependant encore, madame deMaintenon prit la cassette des mains de Cardillac en disant « Au nom du ciel !mademoiselle, pourquoi toujours mettre votre grand âge en avant ? Qu’avons-nous,vous et moi, à nous inquiéter des années et de leur nombre ? — Et n’agissez-vouspas en ce moment comme une jeune fille timide à qui l’on offre un excellent fruit, etqui le saisirait avec tant d’empressement, si cela pouvait se faire sans main àavancer et sans doigts à ouvrir ? — Et comment refusez-vous, au brave maîtreRéné, d’accepter, en don volontaire, ce que mille autres ne peuvent obtenir, malgrétout l’or, toutes les peines et les supplications du monde. »Madame de Maintenon avait contraint, en parlant, mademoiselle de Scudéry àprendre la cassette. Alors Cardillac se jeta à ses genoux de nouveau, pour baisersa robe, ses mains, — avec des pleurs, des gémissements, des sanglots ; — puisil se releva, et sortit en courant comme un insensé, heurtant les siéges et les tables,au point que les verres et les porcelaines en résonnèrent.Mademoiselle de Scudéry s’écria saisie d’effroi : « Au nom de tous les saints, queprend-il à cet homme ! » Mais la marquise, animée d’une gaîté singulière, partitd’un éclat de rire, et avec un ton d’espièglerie fort rare dans sa bouche : « Voilà ceque c’est, dit-elle, mademoiselle ; maître Réné est amoureux fou de vous, et, suivantl’usage convenable et la véritable règle de la parfaite galanterie, il commence àlivrer l’assaut à votre cœur par de riches présents. » Madame de Maintenon poussamême la plaisanterie jusqu’à engager mademoiselle de Scudéry à n’être pas trôpcruelle envers cet amant désespéré. Et celle-ci, se livrant à son humeur naturelle,repartit à ce propos par mille folies, disant que, s’il en était ainsi, elle se verrait bienobligée de céder, et réduite à donner au monde l’exemple inoui d’une fille desoixante-treize ans, d’une noblesse sans tache, devenant l’épouse d’un joaillier.Madame de Maintenon s’offrit à tresser sa couronne de fiancée et à la mettre aufait des devoirs d’une bonne ménagère, dont assurément ne devait pas savoirgrand’chose une péronnelle de son âge.Mais, lorsque mademoiselle de Scudéry se leva enfin pour quitter la marquise, cejoyeux badinage ne put l’empêcher de redevenir très-sérieuse en prenant l’écrindans ses mains. « Quoi qu’il en soit, dit-elle, madame la marquise, je ne pourraijamais me résoudre à faire usage de ces bijoux. De quelque manière que cela soitarrivé, ils ont été entre les mains de ces infâmes bandits, les auteurs de tant de volset de meurtres qu’on attribuerait volontiers au diable lui-même, et qui sont peut-êtrele résultat d’un pacte horrible avec lui. Ces superbes joyaux me font horreur, car ilme semble les voir tachés de sang. — D’ailleurs, je dois l’avouer, la conduite mêmede Cardillae me cause une impression étrange et sinistre. Je ne puis réprimer unsombre pressentiment qui me dit qu’au fond de tout cela réside quelque affreuxmystère… Et cependant j’ai beau repasser dans mon esprit toutes les
circonstances de cette affaire, rien ne peut me faire soupçonner en quoi ce mystèreconsiste, ni surtout comment maître Réné, si brave et si probe, le modèle enfin d’unbon et honnête bourgeois, pourrait se trouver mêlé à quelque chose de mal etd’illicite. — Mais, ce qui est certain, c’est que jamais je ne consentirai à me parerde ces joyaux. »La marquise dit d’abord que c’était pousser trop loin les scrupules ; mais lorsquemademoiselle de Scudéry l’eut priée de lui dire en conscience ce qu’elle ferait à saplace, elle répondit d’un ton aussi sérieux que décidé : « Ah ! plutôt jeter ces bijouxdans la Seine que de les porter jamais ! »Mademoiselle de Scudéry composa sur l’entrevue de maître Réné des vers fortgracieux, qu’elle lut le lendemain soir devant le roi chez madame de Maintenon. Onpeut croire que, surmontant ses funestes pressentiments, elle avait su s’égayer surle compte de maître Réné, en peignant de vives couleurs la bizarre alliance qui eûtdû unir le bon orfèvre à une épouse septuagénaire de la plus antique noblesse. liref,le roi en rit de tout sou cœur et jura que Boileau Despréaux avait trouvé son maîtreen mademoiselle de Scudéry, ce qui fit passer ses vers pour les plus spirituelsqu’on eût jamais faits.Mademoiselle de Scudéry - Ch. 4VIPLUSIEURS mois s’étaient écoulés, lorsque mademoiselle de Scudéry vint à passerun jour par hasard sur le Pont-Neuf dans le carrosse à glaces de la duchesse deMontausier. Ces élégants carrosses à glaces étaient encore d’invention si récenteque le peuple ne manquait pas de s’attrouper par curiosité sur leur passage. Danscette circonstance, la foule oisive du Pont-Neuf entoura ainsi l’équipage demadame de Montausier, et ce fut au point d’en suspendre presque la marche. Toutà coup mademoiselle de Scudéry entendit des jurements et des imprécations etaperçut un homme se frayant un passage à travers les groupes les plus compacts àforce de bourrades et de coups de poing. Quand il fut plus près de la voiture, elledistingua un jeune homme au visage pâle et chagrin, dont le regard perçant étaitdirigé sur elle, et qui ne cessa point de la regarder tout en s’escrimantvigoureusement de ses coudes et de ses mains pour s’approcher davantagejusqu’à ce qu’il eût atteint la portière du carrosse. Il l’ouvrit alors avec impétuosité,jeta un billet sur les genoux de la demoiselle, et s’éloigna aussitôt, comme il étaitvenu, distribuant et recevant bon nombre de coups de poing.Au moment où cet homme s’était présenté à la portière de la voiture, La Martinière,placée à côté de mademoiselle de Scudéry, était tombée évanouie sur lescoussins, en poussant un cri d’effroi. Ce fut en vain que mademoiselle de Scudéryappela le cocher et le secoua par le cordon ; celui-ci, comme animé par un malinesprit, fouettait de plus belle, et les chevaux, couvrant leurs mors d’écume, ruant etse cabrant, arrivèrent enfin au grand trot au bout du pont. Mademoiselle de Scudéryavait répandu son flacon d’eau de senteur sur sa camériste, qui ouvrit enfin lesyeux, et revint à elle. Mais frémissante et une frayeur mortelle peinte sur ses traitsrenversés, elle put à peine dire à sa maîtresse, en se pressant convulsivementcontre elle : « Ô Sainte-Vierge ! que voulait cet homme affreux ? Ah !… c’était lui,c’est lui qui vint apporter la cassette dans cette nuit terrible !… » Mademoiselle deScudéry rassura la pauvre fille en lui représentant qu’il n’était rien arrivé de fâcheux,et qu’il fallait avant tout savoir le contenu du billet. Elle le déplia, et voici ce qu’elle: tulUne fatalité, que vous auriez pu détourner, me précipite dans l’abîme !— Je vous supplie, comme un enfant pénétré d’amour filial supplie samère pour ne point la quitter, de renvoyer chez maître Réné Cardillacle collier et les bracelets que vous avez reçus de moi, — sous unprétexte quelconque, pour y faire changer quelque chose, pour unornement à ajouter. Votre salut, vos jours en dépendent. Si vous ne lefaites pas d’ici à demain, je m’introduis chez vous et je me poignarde
sous vos yeux !« Maintenant, dit mademoiselle de Scudéry après avoir lu, je suis bien sûre que cetindividu mystérieux, quand même il ferait partie de cette bande infâme de voleurs etd’assassins, n’a pourtant nul mauvais dessein contre moi. Et s’il avait réussi àm’entretenir la nuit où il vint, qui sait quelles secrètes circonstances, quelle étrangerévélation eussent pu m’éclairer sur des conjonctures dont je cherche en vain àprésent à découvrir le moindre motif. Qu’il en soit ce qu’il pourra, je feraicertainement ce que l’on réclame de moi dans cette lettre, ne serait-ce que pour medébarrasser de cette funeste parure, que je considère comme un talismandiabolique digne de Satan. Après cela, Cardillac, suivant ses procédés habituels,ne la laissera pas facilement revenir en d’autres mains que les siennes. »Le lendemain matin, mademoiselle de Scudéry se préparait à porter la parure chezle joaillier. Mais tous les beaux esprits de Paris semblèrent ce jour-là s’être donnéle mot pour venir assaillir la demoiselle de leurs vers, de leurs comédies et de leursanecdotes.À peine Chapelle avait-il fini de réciter une scène tragique, qu’il prétendait d’un airmalin devoir lui assurer la prééminence sur Racine, que celui-ci entra précisément,et l’éclipsa tout à fait par le pathétique d’une de ses tirades royales, et puis aprèsce fut Boileau qui fit jaillir, sur le sombre voile de Melpomène, les traits flamboyantsde sa verve poétique, pour échapper aux éternelles dissertations du médecin-architecte Perrault, au sujet de la colonnade du Louvre.Bref, la journée était fort avancée, et mademoiselle de Scudéry devait encore serendre chez la duchesse de Montausier. Elle remit donc au lendemain la visite àmaître Réné Cardillac.Mademoiselle de Scudéry se sentait tourmentée d’une inquiétude particulière. Elleavait constamment devant les yeux l’image de ce jeune homme, et il s’élevait dufond de son âme comme une confuse réminiscence d’avoir déjà vu sa figure et sestraits. Des rêves pénibles vinrent troubler et interrompre son sommeil. Il lui semblaitqu’elle devait se reprocher sa négligence, pour n’avoir pas tendu une mainsecourable au malheureux qui l’implorait sur le bord de l’abîme, comme s’il eûtdépendu d’elle de prévenir quelque événement funeste, quelque crime affreux ! —À peine le jour eut-il paru qu’elle se fit habiller et se fit conduire en voiture, munie del’écrin, chez Cardillac.Une multitude de peuple se pressait dans la rue Saint-Nicaise, où le joaillierdemeurait ; elle affluait devant la porte de sa maison, avec des cris, desimprécations et des efforts pour y pénétrer, qu’avait peine à réprimer lamaréchaussée postée à cet endroit. Au milieu du tumulte et de mille cris sauvages,des voix exaspérées s’écriaient : « Il faut assommer le maudit assassin, il faut lemettre en pièces ! » — Enfin Desgrais arrive avec une escorte nombreuse, quiforme la haie, à travers l’épaisseur de la foule. Alors la porte de la maison estouverte, et l’on en tire un homme chargé de chaînes que les soldats emportent, suivides malédictions et des cris furieux du peuple.Mademoiselle de Scudéry, à ce spectacle, se sent à demi morte d’épouvante etsaisie d’un horrible pressentiment. Au même moment, un cri perçant de désespoirfrappe son oreille. « Avancez ! avancez plus près ! » crie-t-elle au cocher. Celui-ci,par une volte habile et rapide, écarte la foule devant lui, et s’arrête à la porte de lademeure de Cardillac. Là, mademoiselle de Scudéry aperçoit Desgrais, et voit àses pieds, embrassant ses genoux, une jeune fille, belle comme le jour, à demivêtue, les cheveux épars, le visage contracté par la douleur et plein d’une angoissemortelle ; elle l’entend s’écrier avec l’accent déchirant du dernier désespoir : « Maisil est innocent ! — il est innocent ! » — Desgrais et ses gens veulent la relever, ellerésiste à leurs efforts : enfin un grand gaillard brutal saisit de ses larges mains lapauvre enfant, et l’arrache violemment des genoux de Desgrais ; mais il trébuchemaladroitement et laisse tomber, sur les marches de pierre, la jeune fille, qui resteétendue muette et inanimée.Mademoiselle de Scudéry ne peut se contenir plus longtemps, elle ouvre la portière,et s’écrie en descendant : « Au nom du ciel, qu’est-il arrivé ? que se passe-t-ilici ? » Chacun se range respectueusement devant la digne dame qui, voyantquelques femmes charitables occupées de frotter avec de l’eau le front de la jeunefille, qu’elles ont relevée et assise sur les marches, s’approche de Desgrais etrépète vivement sa question.« Il est arrivé quelque chose d’affreux, dit Desgrais, Réné Cardillac a été trouvé cematin tué d’un coup de poignard. L’assassin est Olivier Brusson, son apprenti ; onvient à l’instant même de le conduire en prison. — Et cette jeune fille ? » s’écrie
mademoiselle de Scudéry. — « C’est Madelon, dit Desgrais, la fille de Cardillac.Le scélérat était son amant. Maintenant elle pleure et crie à tue-tête qu’Olivier estinnocent, parfaitement innocent. Il est clair qu’elle sait quelque chose de l’affaire, etil faut que je la fasse aussi conduire à la Conciergerie. »Desgrais, en disant cela, jeta sur la jeune fille un regard de malicieuse satisfactionqui fit trembler mademoiselle de Scudéry. La jeune fille commençait à recouvrer larespiration, mais incapable d’articuler un son, privée de mouvement, elle restaitgisante, les yeux fermés, et l’on ne savait comment s’y prendre pour la secourir.Profondément émue et les larmes aux yeux, mademoiselle de Scudéry contemplaitcet ange d’innocence : Desgrais et ses gens lui firent horreur. — Un bruit sourd sefit entendre dans l’escalier. On emportait le cadavre de Cardillac. Prenant uneprompte résolution, mademoiselle de Scudéry s’écria à haute voix : « J’emmène lajeune fille avec moi, vous songerez au reste, Desgrais ! » Un sourd murmured’approbation accueillit ces paroles. Les femmes soulevèrent Madelon dans leursbras, cent mains se dressèrent pour les aider, chacun se pressait à l’entour, et lajeune fille, ainsi soutenue en l’air, fut déposée dans le carrosse, pendant que lesbénédictions pleuvaient sur l’honorable dame qui dérobait l’innocence au tribunalde sang.Les soins de Fagon4, le médecin le plus habile de Paris, parvinrent à rappelerMadelon à la vie, au bout d’une syncope qui dura plusieurs heures. Mademoisellede Scudéry acheva la guérison commencée par le docteur, en faisant luire dansl’âme de la jeune fille quelques rayons de douce espérance ; et des torrents delarmes vinrent enfin soulager son cœur oppressé. Pourtant ce ne fut qu’à différentesreprises qu’elle put raconter tout ce qui s’était passé ; car chaque fois sa voix étaitétouffée par les sanglots que lui arrachait l’excès de sa douleur.« Elle avait été réveillée à minuit par de légers coups frappés à la porte de sachambre, et elle avait reconnu la voix d’Olivier, qui la suppliait de se leverpromptement, parce que son père était à l’agonie. Elle s’était levée saisie d’effroiet avait ouvert sa porte. Olivier, pâle et défait, baigné de sueur, une lumière à lamain, s’était dirigé vers l’atelier en chancelant, et elle l’avait suivi. Là, son père étaitétendu, les yeux fixes, et luttant contre le râle de la mort. Elle s’était jetée sur lui ensanglotant, et c’était alors seulement qu’elle avait remarqué sa chemiseensanglantée. Olivier l’avait doucement écartée, et puis il avait entrepris de laver etde panser avec du vulnéraire la blessure que le vieillard avait reçue au sein gauche.Celui-ci, pendant cette opération, avait recouvré ses sens, et, le râle ayant cessé,après avoir jeté sur elle et sur Olivier ensuite un regard plein de tendresse, il avaitpris sa main, l’avait mise dans celle d’Olivier, et les avait serrées ensemble avecforce. Olivier et elle étaient tombés à genoux près de la couche de son père ; il avaitessayé de se redresser avec un gémissement douloureux, mais il était retombéaussitôt pour exhaler un long et dernier soupir.» Alors tous les deux s’étaient abandonnés aux pleurs et à la désolation. Olivier luiavait raconté que son maître avait été tué en sa présence dans une course nocturneoù il lui avait ordonné de le suivre, et comment lui, dans l’espoir qu’il n’était pasblessé mortellement, avait transporté avec une peine extrême ce lourd fardeaujusqu’au logis. Dès le point du jour, les voisins qui avaient été frappés pendant lanuit de ce bruit et de leurs sanglots, avaient pénétré chez Cardillac et les avaienttrouvés encore agenouillés et se lamentant auprès du cadavre de son père. Alorson s’était mis en émoi ; la maréchaussée était arrivée, et Olivier avait été trainé enprison comme étant l’assassin de son maître. »Là-dessus, Madelon dépeignait de la manière la plus touchante la vertu, la piété, lafidélité exemplaire de son bien-aimé Olivier. Elle ne se lassait pas de répétercombien il honorait son patron à l’égal d’un véritable père ; combien celui-ci lechérissait à son tour du fond du cœur, et comment il l’avait choisi pour gendre,malgré sa pauvreté, mais seulement à cause de son habileté égale à sondévouement et à la noblesse de son caractère. — Madelon donnait tous ces détailsavec une franche effusion, et elle finit par dire que son Olivier, eût-il en sa présenceenfoncé le poignard dans le cœur de son père, elle s’imaginerait encore être ladupe d’une illusion satanique, plutôt que de croire jamais Olivier capable d’un crimeaussi noir, aussi abominable.Mademoiselle de Scudéry, profondément touchée des souffrances inexprimablesde Madelon, et toute portée à croire à l’innocence du pauvre Olivier, prit desinformations, et trouva confirmé tout ce que Madelon racontait des relations privéesde l’apprenti avec son maître. Les gens de la maison, les voisins, vantaientunanimement Olivier comme donnant l’exemple d’une conduite morale probe etlaborieuse ; personne ne trouvait un reproche à lui adresser, et cependant sur le faitde ce meurtre épouvantable, chacun levait les épaules en disant, qu’il y avait là-
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