Pensée inique
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PENSEE INIQUE Déjà plus d’une heure, qu’assis sur un banc, encadré par deux flics, j’attends devant le bureau du juge d’instruction. Très tôt ce matin, ils ont frappé à ma porte et m’ont cueilli au saut du lit, à peine réveillé, comme un malfaiteur. Ils m’ont présenté un mandat d’amener signé de ce juge qui m’oblige à faire antichambre. - Mais pourquoi m’avez-vous emmené ici ? Je ne me sens coupable de rien. Les autres ne daignent pas répondre. Peut-être même n’en savent-ils strictement rien. On leur donne l’ordre d’amener, ils amènent. Sans ménagement, ils m’ont passé les menottes et embarqué dans le panier à salade sous le regard des voisins qui ne s’étonnent même plus. Je dois être le six ou septième de l’immeuble à partir comme cela. Ce qui m’inquiète un peu, c’est que je n’en ai pas vu un seul revenir jusqu’à présent. - Et de quoi m’accuse-t-on ? Je m’adresse ouvertement à mes deux accompagnateurs qui baillent d’ennui et qui aimeraient bien en avoir fini avec moi. - Un peu de patience, le juge va vous le dire, me répond le plus fort des deux. - Et c’est fréquent qu’il fasse attendre aussi longtemps ? - Cela lui arrive assez souvent. Il travaille très lentement. En fin de journée, il peut avoir jusqu’à trois ou quatre heures de retard… Finalement, je suis introduit dans un minuscule bureau encombré de dossiers.

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Publié le 19 janvier 2013
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Langue Français

Extrait

PENSEE INIQUE
Déjà plus d’une heure, qu’assis sur un banc, encadré par deux flics, j’attends devant le bureau du juge d’instruction. Très tôt ce matin, ils ont frappé à ma porte et m’ont cueilli au saut du lit, à peine réveillé, comme un malfaiteur. Ils m’ont présenté un mandat d’amener signé de ce juge qui m’oblige à faire antichambre. - Mais pourquoi m’avez-vous emmené ici ? Je ne me sens coupable de rien. Les autres ne daignent pas répondre. Peut-être même n’en savent-ils strictement rien. On leur donne l’ordre d’amener, ils amènent. Sans ménagement, ils m’ont passé les menottes et embarqué dans le panier à salade sous le regard des voisins qui ne s’étonnent même plus. Je dois être le six ou septième de l’immeuble à partir comme cela. Ce qui m’inquiète un peu, c’est que je n’en ai pas vu un seul revenir jusqu’à présent. - Et de quoi m’accuse-t-on ? Je m’adresse ouvertement à mes deux accompagnateurs qui baillent d’ennui et qui aimeraient bien en avoir fini avec moi. - Un peu de patience, le juge va vous le dire, me répond le plus fort des deux. - Et c’est fréquent qu’il fasse attendre aussi longtemps ? - Cela lui arrive assez souvent. Il travaille très lentement. En fin de journée, il peut avoir jusqu’à trois ou quatre heures de retard… Finalement, je suis introduit dans un minuscule bureau encombré de dossiers. Les armoires sont pleines à craquer, la paperasse forme des piles qui s’alignent le long des murs, s’entassent sur le dessus des meubles et montent par endroit jusqu’au plafond. Un homme relativement jeune, au visage
ovale assez quelconque et au crâne affligé d’une calvitie précoce m’invite à m’asseoir sur une chaise paillée dont les pieds ont du être raccourcis car je me retrouve en position d’infériorité, très bas, le nez presqu'à la hauteur de son bureau. Derrière ses lunettes rondes aux montures d’acier, ses petits yeux noirs me regardent un long moment d’un air inquisiteur. Il commence par l’interrogatoire d’identité et enchaîne par un : « C’est donc vous ? » où je crois lire une certaine déception. - Mais, Monsieur le juge, qu’ai-je fait pour qu’on vienne me chercher chez moi dès potron-minet et qu’on m’amène ici menottes aux poignets comme un vulgaire criminel ? Il croise les doigts, se frotte les mains, tripote son stylo avant de répondre d’une voix douce : « Le chef d’accusation pourrait bien être Complot contre la sûreté de l’Etat ou Révisionnisme ou Négationnisme ou Défaitisme… » - Vous ne pouvez m’accuser d’aucun de ces crimes. Je n’ai rien fait, rien du tout ! m’écriai-je. - Monsieur, vous êtes un ennemi de l’Etat. J’ai de très gros soupçons à votre sujet. Nous sommes ici pour établir définitivement votre culpabilité… - Mais, je ne suis inscrit dans aucun parti politique, je n’ai jamais assisté à la moindre réunion, au moindre meeting… - Justement ! C’est bien cela qui m’intrigue. Un bon citoyen se doit de participer à la vie démocratique de la Fédération Galactique en militant dans l’un des deux partis autorisés. - Mais, c’est bonnet blanc et blanc bonnet, ils proposent exactement la même chose. Il n’y a pas de choix, pas d’alternative. Disons sociaux-démocrates ou démocrates-sociaux, quelle rigolade ! Où est la démocratie là-dedans, où est le débat ? - Ne vous emballez pas, Monsieur Martin, je connais tous vos slogans… Je vois qu’ils vous tiennent à cœur, que vous les proclamez haut et fort. Donc nous sortons des présomptions de culpabilité. Nous établissons clairement le délit de
Négationnisme. En effet, vous niez l’essence démocratique de la Fédération Galactique, c’est gravissime ! Et le petit juge s’empare d’une liasse de feuilles en disant : « Je vous cite :sans débat contradictoire, pas de démocratieVoilà une véritable preuve ! » Enfin, je comprenais la raison de toute cette mascarade. Tout venait de ce satané blog, ce misérable journal intime sur lequel je notais de temps en temps des pensées, des réflexions… Quelquefois, cela pouvait tourner au billet d’humeur féroce mais je jugeais cela bien inoffensif et sans grande conséquence. En effet, quatre mois plus tôt, j’étais tombé par hasard sur le site Internet d’Airblog qui héberge plus de cinquante mille autres blogs du même genre. Je m’y étais inscrit et j’avais commencé à y écrire mes petites divagations. Je me disais que peut-être deux ou trois surfeurs égarés les liraient. Jamais je ne me serais imaginé que le célèbre juge Burger, grand traqueur d’opposants et de déviants, s’intéresserait à ma modeste personne… - Je lis également ceci : «Qui n’écoute qu’une cloche n’entend qu’un son». Est-ce que vous savez que votre slogan a été repris dans plus de trois mille autres blogs et que c’est à cause de vous que des tas de petites cloches bombées au pochoir apparaissent tous les jours sur les murs de notre ville et un peu partout en Europe ? - Vous me faites trop d’honneur… Cette phrase n’est qu’un dicton archi-connu. Je suis réellement désolé qu’il puisse vous irriter… - Dicton ou pas, il était tombé en désuétude et c’est vous qui l’avez remis au goût du jour. Tous les autres auteurs l’ont noté un ou plusieurs jours après vous et nous n’avons trouvé personne qui l’avait noté auparavant. - Il y a des gens qui ont du temps à perdre, commentais-je. - Je ne vous permets pas d’ironiser sur le COC, notre courageuse petite « Cellule d’Orthodoxie Citoyenne ». Ses
fonctionnaires produisent un travail remarquable. Dotés de moyens très puissants, ils utilisent leurs ordinateurs pour lutter contre d’autres ordinateurs. Vous pensez bien qu’ils ne perdent pas leur temps à lire in extenso toutes vos sornettes. Ils lancent des mots-clés sur un moteur de recherche, par exemple : démocratie, vérité, liberté, Histoire ou Holocauste. Et la machine fait le travail à leur place. Ils ont oublié de noter « cloche », résultat, il y a eu contamination. Vos idées ont pollué la toile, vos miasmes ont proliféré… - Comme vous y allez… dis-je pour minimiser. Un malheureux petit dicton de rien du tout… - Et s’il n’y avait que cela ! éructa Burger en brandissant son paquet de feuilles. On trouve de tout là-dedans. De l'anarchisme, par exemple avec votre fameux : «Osez dire non ! » que l’on retrouve en Grande-Bretagne sous la forme «Dare say No! » et en Allemagne avec leur «Sagen Sie Nein! ». - Ce slogan n’est pas de moi, il vient des groupes alternatifs anti-OBM... (Organismes bassement modifiés) Burger devient rouge, il se tortille sur sa chaise... - Je vous prierai de garder pour vous vos grossièretés et de ne citer aucun groupe ou parti politique non autorisé ou non représenté dans les diverses assemblées. - Il y avait aussi : «Sous les pavés, la plage», «Jouissez sans entrave» et «Il est interdit d’interdire»..., lançai-je par provocation. - Vous ne les avez pas utilisés, ces trois-là ! reprend le petit juge en s’épongeant le front. Restons-en au texte, voulez-vous... Vous vous êtes autorisé un très vilain : «Elections, pièges à cons! » qui, à lui seul, étaie parfaitement l’accusation de défaitisme. Et il y a encore pire... Vous avez osé écrire que l’Histoire est toujours écrite par les vainqueurs... - Et par qui d’autre est-elle écrite, selon vous? Par les vaincus peut-être ? ironisai-je. Mal m’en prit, car la réplique me tomba dessus, cinglante :
« Révisionnisme, Monsieur Martin Jacques, révisionnisme. Ce postulat monstrueux peut amener à toutes les dérives de ces pseudos historiens qui tentent, sans jamais y parvenir, de réécrire l’Histoire dans le sens qui leur convient. » - L’ennui, c’est que vous sortez les phrases que j’ai écrites de leur contexte. Dans ce cas précis, je parlais de la guerre des Gaules telle qu’elle a été décrite par Jules César... - Et alors, guerre des Gaules ou deuxième guerre mondiale, c’est toujours la même chose... - Je ne vous le fais pas dire... - Il n’empêche, reprit-il, que je note chez vous une véritable obsession de la liberté... Tenez, par exemple : «La Vérité vous rendra libres» et celle-là : «Si la Vérité n’est pas libre, la Liberté n’est pas vraie». - Rien de tout ce que vous citez n’est de moi, rétorquai-je. - Mais vous y adhérez ! lança-t-il. Et c’est cela qui est important et même déterminant pour jauger votre taux de culpabilité. Enfin, je ne vous comprends pas. Qu’est-ce que la Vérité? Une chimère. Il y a autant de vérités que de gens qui affirment la détenir. Et la Liberté que vous reliez si vicieusement à elle? Une illusion. D’ailleurs, il serait plus correct de dire les vérités et les libertés, ainsi vous seriez plus respectueux des diverses opinions... - Parlons-en des opinions ! Moi qui croyais que la liberté d’opinion était gravée dans le marbre de la Constitution de la Fédération Galactique... - Vous ne faites pas erreur, Monsieur Martin, vous avez le droit d’avoir toutes les opinions, mêmes les plus farfelues, c’est sûr. Tout ce que nous vous reprochons c’est de les avoir exprimées et répandues sur le web... Devant tant d’incompréhension, j’en reste muet. Inutile de discuter avec ce fonctionnaire muré dans ses propres certitudes et acharné à défendre le dogme de cette nouvelle religion universelle. Il parle un bon moment, persuadé d’avoir réussi à
établir définitivement ma culpabilité et en vient à la conclusion : « ...En conséquence de quoi, le site Airblog devra faire disparaître tous vos textes. Quand à vous, je vous mets en détention provisoire en attendant que vous comparaissiez... » Et je me retrouvais à la prison de Remogis les Roses qui a dû être agrandie jusqu’à quadrupler de volume. Depuis que la Fédération regroupe plus de 458 pays répartis sur 7 planètes et s’étend sur Terre quasiment de l’Atlantique à l’Oural sans oublier l’Afrique, l’Asie, l’Amérique et l’Océanie, un programme de construction gigantesque de « lieux de liberté restreinte » a été réalisé un peu partout. Je n’en verrai jamais les effets bénéfiques puisque pendant six mois, il me faudra cohabiter avec sept détenus dans une cellule prévue pour deux puis aménagée pour quatre. Heureusement, je n’y rencontrai pratiquement que de bonnes personnes : professeurs de lycées ou d’université ayant dérapé lors d’un cours d’histoire ou d’éducation citoyenne, journalistes de minuscules feuilles semi clandestines, automobilistes ayant dépassé de quelques kilomètres à l’heure la vitesse autorisée et un grand nombre de potaches ayant écrit dans leurs blogs des sottises sur leurs professeurs. Il y avait bien quelques droits communs, voleurs, assassins ou trafiquants de drogues. Mais ils ne restaient jamais bien longtemps, deux, trois mois au maximum. Ils pouvaient profiter de toutes les amnisties et remises de peines dont nous, les politiques, étions exclus. Et ils ne se privaient jamais du plaisir de nous narguer quand ils partaient... Mon procès arriva enfin. Le président du Tribunal des délits d’opinion répondait au nom terrible de Cognard Charles et était réputé pour son manque total d’humanité. L’avocat général reprit mot pour mot toutes les accusations de Burger en citant les mêmes extraits de mon lamentable blog. Par chance, le jeune avocat commis d’office réussit à faire merveille. Il retrouva tous les véritables auteurs et toutes les références
relatives aux extraits incriminés, ce qui atténuait considérablement ma propre responsabilité et me donnait la caution des plus grands noms et des plus grands textes. - Vous pouvez vous rendre compte que Monsieur Martin n’a fait que reproduire des dictons, des proverbes ou des phrases d’auteurs célèbres. Tout au plus peut-on l’accuser de plagiat... Cognard reconnut la validité de l’argument, il en fut même relativement désarçonné. Mais comme je paraissais devant lui après six mois de préventive, il fallait bien qu’il trouve quelque chose pour les régulariser. - Accusé, le procès a établi votre culpabilité pleine et entière pour le chef d’accusation de défaitisme démocratique. En conséquence, la cour vous condamne à six mois de détention ferme... La séance levée, je me retrouvais donc libre, alors que la majeure partie des autres opposants repartait pour des périodes de six mois ou un an supplémentaires. Je me jurais bien de ne plus jamais rien écrire sur un blog. Toute vérité n’est pas bonne à dire. Et puis, si le prurit scribouillard me reprend, il me restera toujours la possibilité de mettre en scène des animaux comme un certain Jean de la Fontaine !
Cette nouvelle est extraite du recueil « Dorian Evergreen » disponible en version papier chez TheBookEdition.com http://www.thebookedition.com/dorian-evergreen-bernard-viall et-p-16900.html Et en version e-book chez Amazon : http://www.amazon.fr/DORIAN-EVERGREEN-ebook/dp/B 006B8RROC/ref=sr_1_1? s=digital-text&ie=UTF8&qid=1358618588&sr=1-1
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