ANTONE TCHÉKHOV LE DUEL Traduit du russe par DENIS ROCHE DU MÊME AUTEUR : ŒUVRES D'ANTONE TCHÉKHOV TRADUITES DU RUSSE PAR DENIS ROCHE I. Salle 6. II Les Moujiks. III. TTne banale histoire IV. Ma femme. V. Trois ans. IV. Ma Vie (Histoire d'un provincial). VII. Le Moine noir. VIII. Le Duel. IX Le Jour de fête. X La Steppe. XI Récit d'un inconnu. XII Voisins. XIII. * Un cas de pratique médicale. XIII -k-k L'Homme à l'étui. XIV. XV, XVI. Théâtre. I, II, III. XVII, Correspondance I Hors série : Un Drame a la chasse, roman. GLOSSAIRE Ambon : degré avant l'iconostase. Bazarov : héros de Tourgueniev. Chachlik : morceaux de mouton grillés à la caucasienne. Doukhane : cabaret en géorgien. Institut : maison d'éducation pour les jeunes filles nobles. Listok : journal de Moscou. Niva : petit journal illustré. Onieguine : héros de Pouchkine. Panagie : insigne episcopal composé d'une image du Christ et de la Vierge. Petchorine : héros de Lermontov. Razgoulai : quartier de Moscou. Roûdine : héros de Tourgueniev dans Terres vierges. Sadôvaia : rue des Jardins. Tchetchenses : peuplade du Caucase. Vakh : exclamation de contentement calquée sur une expression de tristesse fameuse des Israélites russes. Vinnte : sorte de whist. Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris l'U- B, S. S-LE DUEL 5 L était huit heures du matin — l'heure où après une nuit chaude, étouffante, les officiers, les fonctionnaires et les ...
ANTONE TCHÉKHOV
LE DUEL
Traduit du russe par
DENIS ROCHE DU MÊME AUTEUR :
ŒUVRES D'ANTONE TCHÉKHOV
TRADUITES DU RUSSE PAR DENIS ROCHE
I. Salle 6.
II Les Moujiks.
III. TTne banale histoire
IV. Ma femme.
V. Trois ans.
IV. Ma Vie (Histoire d'un provincial).
VII. Le Moine noir.
VIII. Le Duel.
IX Le Jour de fête.
X La Steppe.
XI Récit d'un inconnu.
XII Voisins.
XIII. * Un cas de pratique médicale.
XIII -k-k L'Homme à l'étui.
XIV. XV, XVI. Théâtre. I, II, III.
XVII, Correspondance I
Hors série : Un Drame a la chasse, roman. GLOSSAIRE
Ambon : degré avant l'iconostase.
Bazarov : héros de Tourgueniev.
Chachlik : morceaux de mouton grillés à la caucasienne.
Doukhane : cabaret en géorgien.
Institut : maison d'éducation pour les jeunes filles nobles.
Listok : journal de Moscou.
Niva : petit journal illustré.
Onieguine : héros de Pouchkine.
Panagie : insigne episcopal composé d'une image du Christ
et de la Vierge.
Petchorine : héros de Lermontov.
Razgoulai : quartier de Moscou.
Roûdine : héros de Tourgueniev dans Terres vierges.
Sadôvaia : rue des Jardins.
Tchetchenses : peuplade du Caucase.
Vakh : exclamation de contentement calquée sur une
expression de tristesse fameuse des Israélites russes.
Vinnte : sorte de whist.
Droits de reproduction et de traduction réservés
pour tous pays, y compris l'U- B, S. S-LE DUEL
5 L était huit heures du matin — l'heure où après
une nuit chaude, étouffante, les officiers, les fonc
tionnaires et les nouveaux venus prenaient d'habiI
tude leur bain de mer, avant d'aller boire au Pavillon
du café ou du thé.
Ivane Anndréïtch Laïèvski, jeune homme de vingt-
huit ans, blond et maigre, coiffé de la casquette du
ministère des Finances, chaussé de pantoufles, rencontra
sur la plage, parmi beaucoup d'autres connaissances,
en allant se baigner, son ami, le médecin militaire
Samoilénnko.
Avec sa grosse tête tondue et rouge, enfoncée dans
les épaules, avec son grand nez, ses sourcils noirs, sa
barbe grise, séparée en deux grosses touffes, replet et
tassé, et avec sa voix rauque et profonde d'officier de
province, ce Samoilénnko produisait de prime abord
une impression désagréable de soudard aux bronches
éraillées ; mais après deux ou trois jours de connais
sance, son visage commençait à paraître extraordinai-
rement bon, agréable et même beau. C'était, malgré sa
7 gaucherie et son ton grossier, un homme paisible, excel
lent, infiniment serviable.
Il tutoyait, en ville, tout le monde, prêtait de l'ar
gent à chacun, soignait, fiançait, mariait, réconciliait
tout le monde, organisait des pique-niques où il grillait
lui-même le chachlik et préparait une très bonne bouil
labaisse de rascasses. Il faisait constamment des dé
marches pour quelqu'un et se réjouissait sans cesse de
quelque chose. Il était, de l'avis général, irréprochable
et n'avait que deux côtés faibles : en premier Heu, la
honte de sa bonté qu'il tâchait de dissimuler sous un
regard sévère et une feinte grossièreté; il aimait, en
second lieu, que les infirmiers et les soldats l'appelassent
Excellence, bien qu'il ne fût que conseiller d'État.
— Réponds à une question, Alexandre Davîdytch,
commença Laïèvski quand ils furent entrés dans l'eau
jusqu'aux épaules. Supposons que tu aies eu une liaison
avec une femme aimée et sois resté plus de deux ans
avec elle, puis, que tu aies, comme il arrive, cessé de
l'aimer et senti qu'elle est pour toi une étrangère. Que
ferais-tu en pareil cas?
— Bien simple. Va, petite mère, où bon te semble,
— et c'est tout.
— Facile à dire ! Mais si elle ne sait où aller? Si
c'est une femme seule, sans famille, qui n'ait pas le sou
et ne sache pas travailler...
— Eh bien? Je lui colle cinq cents roubles dans les
dents, ou vingt-cinq roubles par mois, — et c'est tout...
Très simple !
— Admettons que tu aies les cinq cents roubles ou
que tu puisses payer les vingt-cinq roubles par mois,
mais la femme dont je te parle est une femme instruite
8 et fière. Te déciderais-tu à lui offrir de l'argent? Et
sous quelle forme?
Samoïlénnko voulut répondre, mais, à ce moment,
une grosse vague les roula tous les deux, alla se briser
sur la rive et reflua avec bruit sur les galets. Les amis
sortirent de l'eau et s'habillèrent.
— Évidemment, il est difficile de vivre avec une
femme que l'on n'aime pas, dit Samoïlénnko, faisant
tomber du sable entré dans une de ses bottes. Mais il
faut, Vânia, raisonner en être humain. Moi, en pareil
cas, je n'aurais pas laissé voir que je ne l'aimais plus
et serais resté avec elle jusqu'à la mort.
Il fut tout à coup honteux de ce qu'il disait, et se
reprit :
— Il eût mieux valu, à mon sens, qu'il n'y eût pas
de femmes du tout. Qu'elles aillent au diable !
Ayant fini de s'habiller, les amis se rendirent au
Pavillon. Samoïlénnko y était comme chez lui ; il y
avait même un couvert lui appartenant. Chaque matin
on lui servait une tasse de café, un grand verre taillé,
plein d'eau, de la glace et un petit verre de cognac. Il
buvait d'abord le cognac, puis le café brûlant, puis l'eau
glacée, et c'était apparemment exquis, puisque, après
avoir bu, ses yeux devenaient luisants. Il se lissait la
barbe à deux mains et disait, en regardant la mer :
•— Extraordinairement belle vue !
Après une longue nuit, perdue en tristes et vaines
pensées empêchant de dormir, et qui accroissaient, sem
blait-il, la chaleur et l'obscurité de la nuit, Laïèvski se
sentait brisé et las. Son bain et son café ne le remirent
même pas.
— Reprenons notre discours, Alexandre Davîdytch,
9 dit-il. Je ne te cacherai rien et veux te dire sincèrement,
comme à un ami, que mes relations avec Nadièjda
Fiôdorovna sont mauvaises... Très mauvaises! Pardon
de t'initier à mes secrets, mais j'ai besoin de parler.
Samoïlénnko, pressentant de quoi il allait être ques
tion, baissa les yeux et se mit à tapoter sur la table.
— J'ai vécu deux ans avec elle, continua Laïèvski,
et je ne l'aime plus, — ou, plus exactement, j'ai com
pris que je ne l'ai jamais aimée... Ces deux années
furent une erreur.
Laïèvski avait l'habitude, en parlant, de considérer
attentivement le creux rose de ses mains, de se ronger
les ongles ou de froisser ses manchettes; et c'est ce
qu'il faisait maintenant.
— Je sais très bien, dit-il, que tu ne peux m'aider
en rien, mais je m'ouvre à toi parce que, pour les ratés
et les gens inutiles de mon espèce, le salut est dans
l'épanchement. Je dois peser chacun de mes actes,
trouver une explication et une justification de ma vie
absurde dans les théories de quelqu'un, dans quelque
type littéraire, et dans le fait, par exemple, que nous,
gens de la noblesse, nous dégénérons, et ainsi de suite...
La nuit passée, par exemple, je me consolais en me
disant sans cesse : « Ah ! que Tolstoï a raison, cruelle
ment raison ! » Et cela me soulageait. Vraiment, frère,
c'est un grand écrivain !
Samoïlénnko, qui n'avait jamais lu Tolstoï et qui se
proposait chaque jour de le lire, se troubla et dit :
— Oui, tous les écrivains écrivent d'imagination,
tandis que lui écrit directement d'après nature...
— Mon Dieu, soupira Laïèvski, à quel point la civi
lisation nous déforme ! J'ai aimé une femme mariée ;
10
\ elle m'aimait aussi... Au début ce furent des baisers,
de paisibles soirées, des serments, et du Spencer, et de
l'idéal, et des intérêts partagés !... Quel mensonge ! En
réalité, nous fuyons le mari, mais nous nous mentions
en pensant fuir le vide de notre vie intellectuelle. Nous
nous figurions ainsi l'avenir : d'abord le Caucase, où,
pour nous accoutumer aux lieux et aux gens, je devien
drais fonctionnaire ; puis nous acquerrions un bout de
terre, travaillerions à la sueur de notre front, aurions
de la vigne, un champ, etc.. Si tu avais été à ma place,
toi ou ton ami le zoologue von Koren, peut-être eussiez-
vous passé trente années avec Nadiéjda Fiôdorovna et
laissé à vos héritiers une belle vigne et trois mille
arpents de maïs ; mais moi, dès le premier jour, je me
suis senti en faillite. En ville, une chaleur insuppor
table, l'ennui, la solitude. Aux champs, on s'attend à
trouver sous chaque pierre, sous chaque buisson des
mille-pieds, des scorpions, des serpents. Par-delà la cam
pagne, c'est le désert et les montagnes. Des étrangers,
une nature étrangère aussi, une culture pitoyable : tout
cela, frère, est moins simple que de se promener en
pelisse sur la perspective Niévski, en donnant le bras
à Nadiéjda Fiôdorovna, et de rêver aux pays chauds.
Ici, il faut une lutte, non pas à la vie, mais à la mort ;
et quel lutteur suis-je? Je suis un pitoyable neuras
thénique, un être qui ne sait rien faire de ses mains
blanches... Dès le premier jour, je compris que mes
idées de vie laborieuse, avec des vignes en perspective,
ne valaient rien. Pour ce qui est de l'amour, je dois te
dire que, vivre avec une femme qui a lu Spencer et
qui a tout quitté pour toi, est aussi peu intéressant que
de vivre avec n'importe quelle Annphîssa ou quelle
il Akoulîna. C'est la même odeur de fer à repasser, de
poudre de riz et de médicaments, les mêmes papillotes
le matin, et la même duperie volontaire...
— On ne peut pas, en ménage, se passer de fer à
repasser, dit Samoïlénnko, rougissant de ce que Laïèvski
lui parlât si nettement d'une dame qu'il connaissait.
Tu es de mauvaise humeur, aujourd'hui, Vânia, je le
vois... Nadiéjda Fiôdorovna est une femme très bien,
instruite; toi, tu es un homme de très grand esprit...
Évidemment vous n'êtes pas mariés, dit-il, en se retour
nant vers les tables voisines, mais ce n'est pas votre
faute, et, d'ailleurs... il ne faut pas avoir de préjugés,
et il faut se mettre au niveau des idées modernes. Je
suis, quant à moi, partisan de l'union libre; oui... Et,
à mon sens, une fois que l'on s'est mis ensemble, il faut
y rester jusqu'à la mort.
— Sans amour?
— Je vais tout de suite t'expliquer, dit Samoïlénnko.
Il y a huit ans, il y ava