Léon de Tinseau
MA COUSINE POT-AU-FEU
(1889)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
I .................................................................................................3
II...............................................................................................11
III ............................................................................................ 15
IV.............................................................................................22
V ..............................................................................................29
VI34
VII ...........................................................................................42
VIII ..........................................................................................48
IX55
X ............................................................................................. 60
XI68
XII75
XIII..........................................................................................83
XIV 91
XV102
XVI ........................................................................................107
XVII115
XVIII ..................................................................................... 125
À propos de cette édition électronique................................. 133
I
Mes parents m’ont mis tard au collège de Poitiers, tenu par
les jésuites. Vous avez bien entendu : par les jésuites, ce qui
n’empêche point qu’à la seule pensée de me voir faire ma pre-
mière communion ailleurs qu’ « à la maison », ma mère avait
jeté les hauts cris.
Je me hâte de dire qu’elle ne les jeta pas longtemps et que
la question fut bientôt tranchée selon ses préférences. Mon père
aimait beaucoup la meilleure et la plus sainte des femmes : la
sienne, et je crois qu’il aimait presque autant sa tranquillité.
Pour fuir une discussion, il aurait fait la traversée d’Amérique,
bien qu’il n’eût jamais mis le pied, il le confessait lui-même, sur
un appareil flottant autre que la nacelle où son garde et lui
s’embarquaient l’hiver, afin de chasser les canards.
Il s’était marié quelques années après la trentaine, car on
ne faisait rien de bonne heure chez nous, du moins en ce temps-
là. Ce mariage, fort heureux, fut assurément le seul acte saillant
de sa vie, depuis le jour où il faillit porter la cuirasse ainsi que le
faisaient, à dater de saint Louis, tous les Vaudelnay du monde,
quand ils n’étaient pas dans les ordres. Mais la révolution de
1830 avait mis fin à cette vieille habitude, et mes arrière-
parents, ainsi que leur fils lui-même, auraient considéré que
l’honneur du nom était compromis si l’un des nôtres avait pas-
sé, fût-ce un quart d’heure, au service de Louis-Philippe.
Je suppose que mon père aura connu quelques heures pé-
nibles en se retrouvant au château de Vaudelnay, triste comme
une prison et sévère comme un cloître, après les deux années
moins sévères et moins tristes, vraisemblablement, qu’il venait
– 3 – de passer à l’école des Pages. Quoi qu’il en soit, il dut prendre
son parti en philosophe, c’est-à-dire en homme résigné, car, à
l’époque de nos premières relations suivies, j’entends vers la
cinquième ou la sixième année de mon âge, cette résignation ne
laissait plus rien à désirer.
À cette époque, nous étions huit personnes à Vaudelnay, je
veux dire huit « maîtres » pour employer l’expression consa-
crée, bien que ce titre n’appartînt en réalité qu’à un seul des ha-
bitants du château, mon grand-père, alors déjà extrêmement
vieux, mais d’une verdeur étonnante. Autour de lui un frère plus
jeune, deux sœurs plus âgées, tous trois confirmés dans le céli-
bat, et ma grand’mère que nous respections tous comme un être
surnaturel parce qu’elle avait été, enfant, dans les prisons de la
Terreur, composaient une sorte de conseil des Anciens, honoré
de certaines prérogatives. Je désignais cette portion plus que
mûre de ma famille sous le nom d’ancêtres, dans les conversa-
tions fréquentes que je tenais avec moi-même, à défaut
d’interlocuteur plus intéressant.
Les trois autres habitants du château, c’est-à-dire mes pa-
rents et moi, formaient une caste inférieure, exclue de toute part
au gouvernement, voire même à l’examen des affaires. Mais,
comme dans tout état monarchique bien constitué, chacun des
citoyens de Vaudelnay, obéissant et subordonné par rapport au
degré supérieur de la hiérarchie, devenait, relativement à
l’échelon placé au-dessous, un représentant respectueusement
écouté de l’autorité primordiale et souveraine.
Cette discipline, harmonieuse à force d’être parfaite, qui
excite encore mon admiration et mes regrets, quand j’y pense
aujourd’hui, se manifestait jusque dans la classe nombreuse des
domestiques, dont quelques-uns, accablés par la vieillesse, de-
vaient causer plus d’embarras qu’ils ne rendaient de services.
Mais il était de règle à Vaudelnay qu’un serviteur ne sortait de la
maison que cloué dans son cercueil ou congédié pour faute
– 4 – grave, deux phénomènes d’une égale rareté, grâce au bon air, au
bon régime et à l’atmosphère de subordination invétérée que
l’on trouvait au château et dans les dépendances.
Pour en revenir aux « maîtres », j’étais, cela va sans dire, le
seul qui eût toujours le devoir d’obéir, et jamais le droit de
commander. Et encore je parle de l’autorité légitime et recon-
nue, car, en réalité, j’exerçais une tyrannie occulte sur tous les
gens de la maison, à l’exception de la cuisinière et du jardinier,
êtres indépendants et fiers, sans doute à cause de leurs connais-
sances spéciales. Dans notre monarchie en miniature, ils
jouaient le rôle de l’École polytechnique dans la grande famille
de l’État.
Pour pénétrer dans la cuisine sans m’exposer à
l’épouvantable avanie d’un torchon pendu à la ceinture de ma
blouse, il me fallait un véritable sauf-conduit de l’autorité com-
pétente. Quant au jardin, toute la partie réservée aux fruits
constituait à mon égard un territoire de guerre, constamment
infesté par la présence de l’ennemi, c’est-à-dire du jardinier, où
je ne m’aventurais qu’avec des précautions et des ruses
d’Apache. Aussi quelles délices quand je pouvais entamer de
mes dents intrépides de maraudeur l’épiderme d’une pêche
verte, ou la pulpe d’une grappe acide à faire danser les chèvres !
Un des plus beaux souvenirs de ma première enfance est un cer-
tain automne pendant lequel tout le pays fut décimé par le cho-
léra. La terreur générale était parvenue à ce point qu’on laissait
pourrir sur pied tous les fruits quelconques, réputés homicides.
Ma bonne chance voulut que, de toute la maison, mon ennemi
le jardinier fut le seul qui prit la maladie, dont il réchappa, Dieu
merci ! J’ai consommé certainement, pendant ces trois semai-
nes fortunées, plus d’abricots et de prunes de reine-Claude que
je n’en absorbai et n’en absorberai pendant le reste de ma vie.
Que les médecins daignent m’excuser si je ne suis pas mort : ce
n’est point ma faute à coup sûr.
– 5 – Dans la marche régulière des événements, j’étais placé sous
l’autorité directe de ma mère, soumise elle-même de la façon la
plus complète – en apparence – à l’autorité conjugale. J’ai tout
lieu de croire que cette soumission extérieure cachait une réalité
bien différente, car j’ai connu peu de femmes aussi belles et peu
de maris aussi tendres. En dehors des réprimandes solennelles
nécessitées par quelque méfait sérieux, et dont je restais ébranlé
pendant quarante-huit heures, mon père n’intervenait dans ma
vie que pendant deux ou trois heures de l’après-midi pour me
conduire à la promenade, tantôt à pied, tantôt en voiture, puis à
cheval, dès que mon âge le permit. Je doute qu’il soit possible
d’avoir autant d’adoration, de crainte et de respect tout à la fois
pour le même homme que j’en avais pour lui. On aurait dit,
d’ailleurs, qu’il réunissait plusieurs systèmes d’éducation dans
une seule personne. Sévère, absolu, très avare de sourires tant
que nous étions dans l’enceinte du château et du parc, il com-
mençait à s’humaniser, à se dérider aussitôt que le dernier arbre
de l’avenue était dépassé. Quand nous avions perdu les girouet-
tes de vue, c’était un homme gai, affectueux, caressant, presque
de mon âge, dont je faisais tout ce que je voulais, en ayant bien
soin, toutefois, d’opérer au comptant et non pas à terme, car,
une fois rentrés au château, la fantaisie la mieux acceptée tout à
l’heure devenait quelque chose de fou et d’inaccessible à l’égal
de la lune.
La génération supérieure ne m’apparaissait guère qu’à
l’heure des repas, qui étaient pour moi les deux moments sca-
breux de la journée. À onze heures toute la famille était réunie
dans la salle à manger. Mon grand-père présidait, comme de
juste, ayant de chaque côté une de ses sœurs, l’une et l’autre ses
aînées, restées vieilles filles, faute de n’avoir pu trouver, grâce à
la ruine de 93, des maris d’assez bonne race. Elles approchaient
alors de la quatre-vingt-dixième année, et je n’étonnerai per-
sonne en disant qu’elles ne brillaient point par la bienveillance.
Grandes, majestueuses, droites comme des joncs, l’une brune,
l’autre blonde (ce n’est que vers l’âge de quinze ans que j’ai ap-
– 6 – pris qu’elles portaient perruque), elles semblaient n’avoir
conservé de toute leur existence qu’un seul souvenir, différent
pour chacune d’elles. L’aînée avait eu l’honneur d’ouvrir le bal à
Poitiers en donnant la main à Monsieur, frère du roi, lors de la
rentrée des Bourbons. L’autre avait tiré la duchesse de Berri
d’un mauvais pas, lors des soulèvements de 1832, en lui faisant
traverser les troupes de Louis-Philippe dans sa voiture. Vingt
fois j’ai frissonné au récit de cette odyssée menée à bien grâce
au sang-froid de ma tante qui, dans un moment difficile, avait
détourné les soupçons des voltigeurs en ordonnant à la prin-
cesse, déguisée en femme de chambre, de lui rattacher son sou-