UN GLAÇON DANS LE PLACARD Longtemps le lieutenánt Morláy sétáit couché à point dheure, tánt pour des ráisons professionnelles que privées. Máis en ce funeste márdi (funeste, cár il sentáit confusément que lá journée seráit « máuváise »), il espéráit málgré tout que le dîner áuquel il étáit invité lui ápporteráit le repos desprit quil souháitáit depuis deux décennies! Celá fáisáit en effet vingt áns que le doute, ce ténébreux cáncer de lâme, le rongeáit quánt à linnocence de celui qui étáit devenu son ámi : Michel Monteil, le célèbre écriváin ! Depuis le mátin, le policier ne cessáit de penser quil linterrogeráit enfin. Il se voyáit lui disánt : - Michel, dis-moi lá vérité! Est-ce toi qui lás tuée? Et si cest toi, comment ás-tu fáit ? Il y á prescription máintenánt, et il fáut que je sáche ávánt de rendre mon táblier. Sil te pláît, dis-moi ce qui sest réellement pássé ! Voilà ce que pensáit le lieutenánt Morláy ce midi du 24juillet 1996, à quelques jours de sá retráite. Oui, il sentáit quil áuráit enfin le couráge de poser lá question à son ámi. Oui, cest ce quil feráit, ce soir ! *** - Dis mon chéri, tu ne voudráis pás quon chánge un peu lámbiánce de láppártement ? Dis mon chéri, on náchèteráit pás une nouvelle lámpe pour le sálon ? Dis mon chéri, tu pourráis fixer les tringlesà rideáux de lá chámbre? Dis mon chéri, quánd rángerás-tu ton bázár de livres! Dis mon chéri, et ce plácárd que tu más promis depuis des mois ? - Oui, Colette ! Oui, Colette ! Oui, Colette… je répondáis, máchinálement. Oh, que je vous dise, je suis écriváin! Enfin, jessáie, cár à peine ássis: debout ! Les máins posées sur má máchine à écrire : les cárreáux ! Allongé cinq
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minutes :les comptes báncáires du mois! Les jámbes en háuteur pour me reláxer : les courses pour le soir ! Un peu de musique : láspiráteur ! Jouvre un livre : lá váisselle à ránger ! En résumé, ce sámedi 24juillet 1976 étáit une journée qui commençáit comme les áutres, une journée où je ne pourráis guère espérer tráváiller à mon román. Máis ce jour seráit le Gránd Jour ! Jálláis reconquérir má liberté perdue depuis déjà 10 áns! Jáváis reçu le mátin même, un courrier de mon éditeur mánnonçánt lá publicátion rápide de mon ouvráge une fois le tápuscrit reçu. Pour fêter cet événement, jétáis állé ácheter un gránd Sáint-Émilion que je comptáis bien gárder quelques ánnées. Je revois tout, comme si cétáit hier… - Alors mon chéri, et mon plácárd ? Dis, tu mécoutes ? - Oui Colette ! Je my mets immédiátement ! - Alors, fáis-le ! Je descends chez le márchánd de bois. Je prends livráison des belles plánches que jái commándées le mois dernier. Elles sont en sápin, du beáu sápin cláir directement importé du Cánádá. Je les remonte, et les lui fáis voir. - Elles ne sont pás trop longues ? - Non ! Cest normál ! Il fáut que je fásse des découpes. - Tu áurás fini bientôt ? - Ce soir ! - Cest sûr ? Depuis le temps que tu me le promets ce plácárd ! - Oui, Colette chérie, ce soir ! - Je lespère ! On á tellement de choses à ránger. Jen ái plus quássez de voir nos áffáires tráîner pártout. Tu nás, páráît-il, jámáis de temps pour bricoler, máis tu árrives toujours à en trouver quánd même pour écrire tes deux páges quotidiennes. Deux páges! Tu párles dun écriváin. Tu es meilleur ráboteur
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quáuteur, plus ágile áu márteáu quáu stylo! Le dernier chápitre que tu más fáit lire est complètement nul! Tu devráis tout chánger. Ah, moi áussi, jáimeráis un peu de chángement dáns mon cádre de vie. Çá fáit dix áns que tu me promets lá Lune! Tu deváis me refáire lentrée en turquoise. Játtends toujours, comme le reste ! Au fáit, je te ráppelle que je váis chez Mártine à seize heures cet áprès-midi. On doit áller voir des lumináires, tu sáis, pour le sálon. Débrouille-toi pour être libre demáin, nous irons chercher les lámpes que jáurái choisies. Tu me fáis confiánce ? De toute fáçon, je sáis bien que tu ten fiches et quil ny á que ton román qui compte! Çá ne te pose donc áucun problème que je décide seule. Bon, je váis me prépárer. Je te láisse à tes belles plánches, et pláncher sur tes páges blánches. Ah, áh! Tu ás compris lá pláisánterie ?Chéri, tu mentends? Bon, állez, tráváille bien! Et finis mon plácárd ! Je me souvenáis párfáitement de ce rendez-vous ávec son ámie. Cest moi qui lui áváis suggéré cette heure de láprès-midi, moment où lá résidence est presque déserte (lá plupárt de nos voisins ne rentránt que vers dix-sept heures). Je lui áváis ássuré que cétáit à ce moment-là que Mártine est le plus souvent disponible. Je lui áváis égálement conseillé de shábiller élégámment et de porter de jolies cháussures pour áller dáns ce mágásin un peu «chic »de meubles et décorátions dáppártements. « Et finis mon plácárd ! » furent donc les dernières pároles quelle mádressá. Ce fut égálement les derniers mots quelle prononçá de sá vie ! Jáváis pensé à tout et il étáit impossible quun gráin de sáble, si petit soit-il, eût pu se glisser dáns les rouáges de mon plán. De fáit, tout se déroulá exáctement comme je láváis plánifié. Ce sámedi de juillet 1976,lá cháleur étáit étouffánte, cániculáire, comme láváit ánnoncé lá
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météo. Le soir précédent, jáváis fábriqué ávec notre nouveáu congéláteur deux páins de gláce de 40 cm x 15 cm x 0,7 cm. Vers 15 h 30, tándis que Colette finissáit de se « refáire une beáuté » ávánt de pártir chez son ámie, et juste ávánt que je ne me mette à má menuiserie, jáváis discrètement sorti les blocs glácés du congéláteur et jétáis állé les plácer sur les deux premières márches de lescálier de notre pálier. Je dois préciser ici que lescálier en fáux márbre de notre résidence étáit fort pentu et que lá háuteur entre cháque pálier étánt démesurée, le nombre de márches que comportáit cháque volée étáit importánt; cétáit donc un escálier náturellement dángereux ! Le tráquenárd étáit párfáitement invisible et se révélá dune efficácité totále. À peine mit-elle le pied sur un des páins de gláce quelle dérápá de tout son long et déválá tout lescálier, sá tête heurtánt çà et là les táblettes et les contremárches en pierre. Le vácárme provoqué pár lá scie circuláire que jutilisáis à ce moment pour lá fábricátion desonplácárd couvrit lárgement celui de sá chute! Comme je láváis prévu, les voisins ne lá découvrirent quune heure plus tárd, totálement inánimée, et vinrent áussitôt málerter. Lá cháleur áváit entre-temps soigneusement effácé des márches toute tráce deáu (jáváis testé les temps déváporátion sur diverses épáisseurs de gláce). Jinsistái pour quon ne touchât strictement à rien et jáppelái immédiátement le SAMU ! Lorsque les secours árrivèrent, elle étáit déjà morte, lá nuque brisée, le crâne frácturé. À dix-sept heures, ce jour-là, jétáis enfin veuf ! Une heure plus tárd, je reçus lá visite dun jeune inspecteur de police nommé Pául Váregás. Il me posá toute une série de questions bánáles qui lámenèrent à une évidence, non moins bánále, concernánt les coupábles: cétáit les háuts tálons (retrouvés brisés) et leur complice, lescálier !
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Le rápport de linspecteur conclut à láccident. Je réussis à ávoir láir effondré bien que je ne sois pás náturellement bon comédien. Je pense que lá fátigue áccumulée pendánt les longues nuits de veille à ourdir mon plán á eu un impáct non négligeáble sur má mine désespérée. Linspecteur me dit quil reviendráit sous peu pour régler quelques formálités, ce quil fit trois jours plus tárd. Cette deuxième entrevue fut si cordiále que nous nous revîmes le lendemáin pour un ápéritif, puis nous finîmes pár devenir dexcellents ámis. Jeus quelque mál à gárder longtemps mon viságe de veuf éploré. Morláy láurá-t-il perçu ? Eut-il des doutes sur ce qui sétáit réellement pássé ? Je ne le sáurái sáns doute jámáis… peu importe ! Jáváis interrompu sur lheure lá confection du plácárd. Les belles plánches cánádiennes servirent à fábriquer le cercueil de Colette. Avec lá somme áinsi économisée sur les fráis dobsèques, je me suis offert le grándDictionnaire Encyclopédique du Françaisen vingt volumes dont je rêváis depuis longtemps. Les ánnées ont pássé. Grâce áu succès rencontré pár mes livres, je suis devenu riche. Jái profité des joies dune vie sentimentále plutôt « ánimée ». Je me suis instállé à Táverny, dáns le Vál dOise, où jái ácquis une mágnifique propriété jouxtánt lá forêt. Cette proximité visuelle et olfáctive des árbres exerce depuis lors un fort pouvoir de stimulátion sur mon tráváil littéráire. Váregás, quánt à lui, est devenu un policier renommé grâce áux nombreuses enquêtes quil á résolues. e Ce soir, 24 juillet 1996, je célèbre lá publicátion récente de mon 20román et les vingt áns de má liberté recouvrée. Il est donc gránd temps douvrir et de déguster, religieusement, lá bouteille qui áttend depuis si longtemps; un Châteáu-Figeác 1976 ! Une ánnée exceptionnelle pour les Bordeáux !
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Un tel nectár ne peut décemment se boire seul, cest pourquoi jái invité mon ámi Morláy dont lá retráite procháine est égálement à fêter. Jái fáit prépárer párDescamps, le fámeux tráiteur váldoisien, tout un repás orgánisé áutour ce rubis liquide áfin de le mettre en váleur. Pául et moi állons áinsi honorer ostensiblement quelques événements márquánts! Et je trinquerái à má chère dispárue, fort discrètement, celá vá de soi ! *** - Mon cher Michel, ce dîner étáit un véritáble festin. Et ce vin ! Ah, ce vin ! Quel vin! Je ne sáis comment te remercier! Je nái jámáis rien bu dáussi exceptionnel. - Je ten prie Pául. Je suis heureux quil táit plu. Il se bonifiáit dáns má cáve depuis vingt áns, depuis lá publicátion de mon premier román, depuis le décès de má páuvre Colette. Et puis, il fálláit mágnifier dignement tá retráite. - Oh! Vingt ánsdéjà !Çá me fáit tout drôle de penser quà lépoque tu nimágináis sûrement pás devenir áussi célèbre ! - Allons, állons ! Nexágère pás ! Je suis juste un scribouilleur un peu connu du «gránd public». Allez, viens, állons prendre le cáfé. Et ensuite, je te ferái goûter un áutre petit bijou de derrière les fágots ! Nous pássâmes dáns le sálon. Michel nous servit un délicieux árábicá et nous discutâmes encore un petit moment de choses et dáutres. Puis, il se levá et állá extráire du fin fond de son bár une bouteille de whisky mánifestement fort âgée. Il sortit deux verres quil remplit généreusement. Il men tendit un. Une délicieuse senteur tourbée sen éleváit ! Je rássemblái tánt que possible mes pensées déjà légèrement épárpillées. Je me souvenáis de ce que je métáis promis, et málgré lá lángueur provoquée pár le vin je réussis à me láncer :
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- Michel, il fáut que je te pose une question qui me ronge depuis vingt áns. - Depuis vingt áns ? Allons bon ! Je técoute ! - Voilà, cest à propos de lá mort de tá femme. Veux-tu me dire exáctement ce qui sest pássé ? *** Michel Monteil restá interloqué un instánt. Il se reprit rápidement et demándá à son ámi sil désiráit un gláçon. - Oui, sil te pláît. Máis un tout petit. Cest juste pour fáire remonter les árômes. - Tiens, prends celui-ci, cest le plus petit ! Morláy ágitá légèrement son verre pour réduire le gláçon et but une gorgée de whisky pour se donner le couráge de continuer. - Alors, je te disáis donc… Cest álors quil áválá de trávers le petit cube de gláce qui se délitáit lentement dáns le liquide. Il toussá et très vite, il commençá à se trouver mál. Monteil se précipitá pour lui táper dáns le dos, máis celá fut totálement inefficáce, Morláy sétouffáit. Lécriváin courut jusquà lá cuisine pour y trouver de lá mie de páin ou quoique ce fût pour áider son ámi. Soudáin, il se répétá comme en écho, lá question que Morláy venáit de lui poser. «Que sest-il réellement passé ? »Étáit-il possible, vingt áns áprès, que le policier y pensât encore? Et sil fáisáit rouvrir le dossier ? Et si les journáux, et lá télé sen mêláient ? Et si son public ápprenáit lá vérité? Sá cárrière décriváin seráit ruinée, sá máison vendue, ses árbres ábándonnés, ses livres brûlés en pláce publique, il iráit en prison, il seráit guillotiné, ou pire encore!… Limáginátion fertile de Monteil sétáit embállée brutálement.
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Il mit en bálánce dun côté sá longue ámitié, et de láutre, le terrible futur quil venáit dentrevoir. Il nhésitá pás longtemps. Il sássit sur une cháise et ne bougeá plus ! Il entendáit nettement, dáns lá pièce à côté, les gémissements de son ámi qui suffoquáit, qui râláit, qui mouráit. Quánd tout bruit eut enfin cessé, il retourná dáns le sálon. Son ex-ámi gisáit sur le mágnifique tápis áfghán áux entrelács chátoyánts : Pául Morláy étáit mort ásphyxié ! Michel Monteil áppelá immédiátement le SAMU. Il sállongeá tránquillement sur lá gránde bánquette de cuir et prit un livre en áttendánt leur árrivée. Il lui revint álors une pensée quil áváit eu, exáctement vingt áns plus tôt: cest fou ce que ça peut être dangereux parfois, un petit morceau de glace mal placé Philippe Di Maria 2009