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VOYAGES AUTOUR DU DÉCLIN DE LA FRANCE
par Bernard CUBERTAFOND (*)
France « moisie » (Philippe Sollers), France déclinante, France hors du grand jeu et archaïque, qui plus est bunkérisée et gangrenée par le racisme Sur (contre ?) la France, maints observateurs ont ouvert un nou-veau et prolifique chapitre. Son objet : la France qui chute, la France en procès. Son habillage sava nt : la déclinologie. Faut-il voir là une réalité objective, un procès idéologique, une « antienne antilibérale » (1), une forme collective de « dépression nerveuse » (Alain Juppé) ? Et ne faudrait-il pas sinterroger sur lobjectivité et sur les arrière-pensées des « déclinologues » ? Doù et pour qui parlent-ils, se se rait demandé le désormais « ringard » Bourdieu ? Ces vastes questions ne se ront abordées quaccessoi rement. On se centrera ici en effet sur une question subséquent e : a-t-on, en dehors de la France, cette même perception dune « France qui tombe » (Nicolas Baverez) ? La « dépression », la perte de foi, la prise de distance et la recherche dautres protections et modèles gagnent-elles les alliés traditionnels de la France ? De plus, le déclin, la perte destime de soi, le désamour sont-ils irrémédiables ? Notre masochisme national nalimente -t-il pas léloignement de nos ex-fidèles ? Et quelles réactions envisager ? Un témoin, universitaire, voyageur, livre ici sa vision du problème. Mappuyant sur du vécu, javance quelques jugements et je propose quel-ques remèdes. Je ne suis pas plus ou pas moins objectif quun autre ; tou-tefois, je ne masque pas convictions et subjectivit é sous un habillage scien-tifique, comme on le fait si souvent aujourdhui en Sciences humaines. Selon mes observations, la situation est grave, mais pas désespérée. Il sagit surtout dun problème de croyance, de représentation de ce qui peut être le plus gratifiant ou profitable, de co nfiance en lautre ou en soi, dadhésion à des signes et à des co mportements et didentifi cation à des modèles. On peut donc emprunter à la publicité pour dire que, si, aujourdhui associée à lidée de repli, la marque France appa raît périmée, une stratégie de réaf-firmation pourrait demain en (re)faire une marque davenir.
 ro esseur e ro t pu c à n vers té ar s . (1) Jean-Louis A ndréani, « Lantienne antilibérale du mal français», Le Monde , 27 déc. 2005.
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Repli : La France, marque périmée ?
Une certaine Amérique est dans les tê tes, remplaçant une certaine France ou « une certaine idée de la France ». On a souvent perçu cela au Maghreb et en Afrique noire, mais nest-ce pas, aussi, la réplique de laméricanisation des têtes françaises, devenues suivis tes, inféodées, inhibées ? Car comment croire à un modèle quand ses ad eptes naturels lont abandonné ?
Une Amérique dans les têtes
Une forme de soumission politique Le Français naïf sattend, lors de se s incursions ou séjours à Alger, Oran, Blida, Ouargla, Dakar, Douala ou encore Pointe-Noire, Alexandrie, Bey-routh, Damas ou Rabat, à entendre le plus grand mal des Etats-Unis dAmérique. Il pense, en effet, à limpact négatif du soutien à Israël, au rejet américain de plusieurs interlocut eurs palestiniens, aux tortures dégui-sées dIraq ou de Guantanamo, au « mode de vie américain » maintenu en dépit de leffet de serre, aux subventions aux export ateurs de coton contre-disant le dogme libéral et minant de s économies africaines, aux approxima-tions démocratiques lors de la présiden tielle de 2000 ou encore au cyclone Katrina révélant les failles de leur ad ministration et la persistance de la ségrégation. Le coq français satte nd en revanche à de ladmiration pour lopposition à lintervention en Iraq, à du respect pour le soutien aux Pales-tiniens, à de la considération pour la ction stabilisatrice des forces françaises en Côte-dIvoire. Il aimerait aussi qu on salue devant lui les actions de la coopération française, lannulation de la dette et les aides supplémentaires qui y sont liées, auxquelles la France prend une grande part, ou encore la création de la taxe sur les billets davions. Cependant, il ne constate rien de tel, au contraire : quoi quelle rate, lAmérique fascine ; quoi quelle fasse, la France irrite, déçoit, provo que de lagressivité et du dépit. Certes, depuis le 11 septembre 2001, beaucoup conviennent que la politi-que américaine de « démocratisation » es t brutale, injuste, vouée à léchec. Cependant, dautres ou les mêmes peuve nt aussi trouver à linjonction et à lingérence démocratiques des effets posi tifs : ce pourrait être, en effet, avoue par exemple tel islamiste rencon tré en Syrie, le moyen de se débar-rasser du « tyran », daccéder régulièreme nt au pouvoir puis, mais cela nest pas énoncé aussi crûment, de le garder au nom de la « juste voie ». De plus, la France a vite perdu le « bénéfice mo ral » de son opposition frontale à linvasion de lIraq, puisquelle a do nné ensuite limpression quelle était capable de beaucoup de contorsions po ur rentrer en grâce auprès de ladmi-nistration Bush : « si la France nest même pas capable de sopposer durable-ment aux Etats-Unis, que pouvons-nous  faire ? », entend-on au Cameroun ou encore au Sénégal. « La politique américaine est, certes, sur plusieurs points
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essentiels, catastrophique, mais nous avons besoin au mieux du soutien, au pire de lindifférence des Etats-Unis ; le s affronter aurait pour nous de terri-bles conséquences économiqu es ; regardez ce quil en a coûté à la Guinée et à Cuba de sopposer durablement à tel ou tel maître ; suivre la France en 2003  rien empêché et a pu exposer à des représailles ; la France elle- ê , n a m me dabord Don Quichotte, a fini par sal igner ; avant lavènement dun nouveau monde bipolaire avec de vrais contrepoid s (retour de la Russie, émergence de la Chine et de lInde), une certaine fo rme dalignement, plein de sous-enten-dus bien sûr, simpose » .
Une manière dalignement culturel Surtout, se développe une autre forme dalignement, plus profond et plus sincère, sur un modèle économique et culturel. Administration Bush ou pas, alors que la « marque France » décline, la « marque Amérique » simpose dans presque tous les domaines. En économie, avec lidée de lexcellence et de la supériorité de léconomie américaine, assurant croissance et plei n emploi, et avec le triomphe de ses écoles libérales. En matière religieuse : alors quon focalise sur lislamisme, se répandent en Afrique noire des églis es évangéliques, en fait bibliques, axées sur le salut par laction, gérées comme des entreprises, accueillantes aux born again  manichéens, répliques africaines de G.W. Bush, et sociale-ment actives et influentes via  des ONG riches et entreprenantes. En matière de langue, avec langlais comme marque ur de modernité, langue des affai-res, des sciences, daccès à la mondia lisation modernisatrice. En matière de communication et de culture, encore, avec lomniprésent Internet, le copiage des télévisions américaines, le s jeux électroniques, la domination du cinéma américain, de ses moyens, ses méthodes, ses rythmes, ses codes, ses techniques et concepts. En matière de gestion des organisations privées et publiques, avec le management  et la « gouvernance », qui se prétend seule rationnelle, économe, à labri de la corruption et de lincompétence et garante de la prospérité collective. Par oppositi on au modèle, triomphant lors des indépendances, dEtat républicai n à la française : le vieil Etat à la française mystifierait avec ses préte ndus intérêt général et loi égale pour tous, favoriserait corruptio n, népotisme et clientélis me et parasiterait la, seule, dynamique société civile. Et alors que la puissance américaine reste, avec ou sans G.W. Bush, incontournable et que le modèle améric ain fascine, la présence chinoise se renforce, avec une image de souples se, de pragmatisme, de dynamisme, dadaptation et de respect du local, dabsence darrogance, une puissance non blanche, non coloniale et non né o-coloniale, anti-impérialiste, victo-rieuse, qui trouve des solutions au lie u de donner des leçons. Et quimporte ici encore la réalité, plus triviale, de lexpansion chinoise, le contournement des normes sociales et environne mentales, lemprise du groupe, le dumping ,
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les trocs, les prêts pour le débiteur aventurés, les entreprises opaques et autarciques, lutilisation préférenti elle dune main-duvre importée et encasernée, la qualité variable des pro duits et, à lONU, le soutien chinois à des régimes inquiétants. On retient ce quon veut retenir de la « marque Chine », ou ce que la Chine, adroitement, projette. « Nous sommes heureux que la Chine vienne en Afrique partager le fardeau » : un ambassadeur de Chine en Afrique attribue ces prop os à son homologue français. Propos inventés, confidence perfide ? Peut-ê tre. Reste que, à force de considérer lAfrique comme un gouffre sans fond, un boulet, on perpétue nos abonnés, nos parasites, on passe à côté dautr es groupes et dautres pratiques ; on continue, culpabilisés et accablés, à colm ater des brèches là où dautres con-quièrent des marchés et imposent leur s méthodes. De même, quimporte la réalité du modèle américain ? Les Etats-Unis et la Chine assurent la relève. La France a perdu la guerre des images. Son image est détériorée. Lidée se répand du déclin, du repli, voire de la mesquinerie français. Et, av ec, lidée que le modèle français est périmé. On entend : la France nest plus à la hauteur, son aide et sa coo-pération samenuisent, elle na plus le s moyens, elle se ferme, se muséifie, se raconte des histoires de droits de lhomme, de culture et dexemplarité ( cf. , par exemple, la calamiteuse campag ne de Paris pour obtenir les jeux Olympiques), elle se rapetisse et se ferme avec sa mesquinerie sur les visas, loubli de ses dettes historiques, sa compromission avec de vieux despotes enrichis, ses ambassades pompeuses sn obant la société civile, sa complai-sante à légard de ses abonnés corrom pus, ses administrations enkystées, sa coopération complice, sa méfiance ou ses retards par rapport aux ONG aujourdhui synonymes de souplesse, de transparence, dhonnêteté, son Etat lourd et coûteux, sa haute fonc tion publique pontifiante, son modèle dintervention étatique discrédité, sa proximité avec les vieilles églises et sa méfiance par rapport aux églises évan géliques, mouvements très entrepre-nants traités avec mépris de sectes. Relève : une Amérique et une Chine partiellement mythiques comblent le désir dautres rivages, le souhait de pa sser à autre chose, den finir, enfin, avec la post-colonie. Et même si poin tent souvent du regret et de la nos-talgie à légard des vieux maîtres fr ançais et des bonnes vieilles méthodes françaises que les Français eux-même s ont ou vont abandonner (la techni-que fiable et les réalisations durables ; lexposé magistral sans support infor-matique, la dissertation, les classique s et les humanités, la précision et lamour de la langue). Dans tel collo que, on honorera donc tel émérite pro-fesseur français, mais ce sera une manière dadieu à un passé commun, une préparation psychologique à sa propre retraite, lultime célébration de valeurs communes, aimées mais péri mées, la commémoration de nous-mêmes. Une cérémonie de deuil. Ou lo n se contentera du français puisque
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on a des liens de ce côté, dans lespoi r de passer aussi vite que possible du côté du nouveau monde, lo in des relents coloniaux. « Ils restent polis, ils ne vont pas nous le dire en face, mais ils nous ont assez vus, cest comme si cétait encore la vieille relation inégale », me disait au Sénégal, un vieux professeur frança is, il est vrai « abonné » aux missions à Dakar. Et deux anecdotes universit aires algériennes illustrent la même tendance. Dune part, un colloque sur la démocratisation à lUniversité de Ouargla, annoncé trilingue arabe-fran çais-anglais, mais nul anglophone à lhorizon : on parla donc avant tout arabe, sans traduire. Pourquoi inviter des Français dans ces conditions ? Pa rce quon na pas encore de contacts avec des étrangers plus dans le vent et que la présence de ces quelques poti-ches va donner au colloque le label « i nternational » ? Dautre part, un collo-que de luniversité de la formation co ntinue à Alger, dont le thème était, on serait tenté de dire, bien sûr, comment faire aujourdhui autrement, « la nouvelle gouvernance universitaire » : il s agit, en effet, en tous domaines, de quitter le modèle étatique interventionni ste français et de saligner sur des modes de gestion à langlo -saxonne jugés désormais seuls performants. Les intervenants, tous parfaits francophon es, se sont, bien sûr, longuement demandé sil ne fallait pas passer à langlais, mais aussi à lespagnol, tant cette langue progressait a ux Etats-Unis ! Et ils étaient dans lattente, pour couronner les travaux, dun collègue al gérien de passage, professeur dans une université américaine : la « vedette américaine » na pourtant livré que quelques recettes de management, ponctu ées par des mots code ou fétiches, selon lui « intraduisibles » ou « sans équivalents en français », et par des « OK » sommaires mais impérieux. La , nouvelle, messe était dite.
Autodénigrement, défaitisme et suivisme français Cependant, nous, Français, que faison s-nous dautre ? Quand, par exem-ple, nous préparons pour la bureaucra tie de la Commission européenne des projets universitaires Tempus Meda , ne cherchons-nous pas lesprit des questions dans la version originale, anglaise, des formulaires ? Et ne som-mes-nous pas tentés, pour mettre toutes les chances de notre côté, de répon-dre en anglais ? Par notre autodénigrem ent, notre défaitisme et notre sui-visme, nentérinons-nous pas le repli, ne cherchons-nous pas aussi lintégration-disparition da ns le giron du vainqueur ?
Autodénigrement Les proférations et les études sur « la France qui tombe » constituent un grand classique de certaine s « élites » françaises, qui légitiment ainsi soumis-sions et sacrifices : en 1940, cétait, déjà, la « France couverte de ruines », Les Décombres  du fasciste Lucien Rebatet, et, donc, le douloureux mais salva-teur « redressement national » et le « fini de jouir » de Pétain ! Le « déclinisme »
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nest pas sans fondement, mais il tour ne périodiquement à laveuglement et à la haine de soi ou, plutôt, à celle de la masse des Français présentée, sou-vent par dauthentiques rentiers prot égés, comme fermée, fatiguée, pares-seuse, dépassée. Et il nest pas sans effet sur ceux qui nous épient, nous admirant et/ou nous haïssant. Car, au-delà de leur dési r de sortir de la trop vieille relation et de passer à un autre monde, les Africains et beaucoup dautres étrangers voient encore une toute autre France, la France entreprenante des grandes entreprises en forte croissance, des ex cellents lycées, des centres culturels qui peuvent, partiellement, suppléer leurs ministères de la culture défaillants, de laide française en fait maintenue et devenue moins liée, plus contrôleuse, moins complaisante. Ils voient aussi une armée française de très bonne qualité, quoi quils puissent penser, ici ou là, de lopportunité de sa présence. Et ils continuent à pratique r, aimer et enrichir la culture et la langue devenues communes. Reste que les élites, toujours grosses consommatrices des analyses et essais français, ne peuvent être qui mpressionnés par nos torrents masochis-tes. Par conséquent, quand ils nous parl ent, à leur tour, de « la France qui tombe », qui parle ? Qui se répand sur le déclin ? Ces nouvelles idées reçues, sont-ce leurs idées ou les nôtres ? Dépl orable image projetée par nous-mêmes à des populations qui se sont pourtant approprié la politique française à défaut den avoir, chez eux, une authentique, qui ont encore un fort désir dune certaine France, une excellente image du Président Chirac, de lestime pour le travail de beaucoup de França is et qui cherchent toujours par tous les moyens à accéder à ses services publics maintenus. Un exemple éclairant de leur étonne ment devant notre perte de foi en nous-mêmes : la Coupe du monde de f ootball, en 2006. Lidée dominante en France était que notre équipe était vi eille, fatiguée, bâtie sur des formules périmées, à limage du pays, que lallia nce black-blanc-beur ne fonctionnait plus et quelle navait été que poud re aux yeux ainsi que lavaient prouvé les émeutes de 2005. Le piteux retour du Clemenceau  navait pas suffi et la France allait donc se ridiculiser à no uveau. Jentendais pourtant, au Came-roun, un tout autre son de cloche : « vous, les Français, vous devenez fou ; vous ne voulez pas voir que vous avez les meilleurs centres de formation et les meilleurs joueurs du monde, que vous nous avez dailleurs souvent pris ; vous méprisez nos cadeaux, notre fierté ; et qu elle impatience, quelle nervosité, pour les grandes équipes les débuts sont toujours un peu laborieux » ; et ils pariaient des bières que cette grande équipe « a fricaine » atteindrait au minimum les demi-finales !
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Défaitisme Les institutionnels français peuvent aussi contribuer à lautodénigrement et au défaitisme. Les responsables de s centres culturels ou des centres de recherche, aux personnels locaux gé néralement nombreux et aux locaux souvent avenants et qui se débrouillent pour inviter les gens de leur propre réseau, discourent parfois sur les ré ductions, restrictions, impossibilités, manques, ce qui nest pas toujours fa ux mais peut aussi signifier : on ne veut rien faire avec vous, on ne chan ge pas nos habitudes, on ne fonctionne quentre soi. Absence dimagination et dinitiative, accaparements ? Certains, même, prétendant peut-être préserver lavenir et sauver lhon-neur, vont jusquà dénigrer laction de la France, nourrissant les récrimina-tions et lamertume et un certain mépris de la France. On peut dailleurs sétonner quon puisse paye r très convenablement, maintenir et même pro-mouvoir des responsables culturels tena nt un discours antifrançais (« France fermée, pingre, voire raciste »). On nentend pas de discours similaires parmi les responsables locaux, aux moye ns daction pourtant souvent moin-dres, du British Council, de lInstitut Goethe ou de lInstitut Cervantes. On a aussi entendu des « vrais » diplom ates parler à mi-voix de labsence de marges de manuvre, du fait de la mondialisation et de lEurope, et de linexorable repli de la France. Pa r exemple, nous dit-on, voyez toute lénergie et lobstination quil a fallu déployer pour aboutir à la taxe sur les billets davion, si loin dobtenir la dhésion unanime. Voilà donc quon rela-tivise, quon minimise, quand on pour rait prouver quon innove. Et pen-dant quon se rapetisse et quon se résigne à limpuissance, le Président Bush ose une politique in ternationale prométhéenne , Tony Blair impose son modèle à lEurope et souligne que la Grande-Bretagne devient « pays de référence », échappant « au malaise de la France » ou « à lanxiété de lAllemagne » (2), la Pologne nattend pas dy rentrer pour faire admettre ses exigences et ses singularités, Israël im pose ses vues sur sa sécurité et sur le terrorisme, la Corée du Nord et lIran tiennent tête aux « grandes puissances », la Russie impo se sa très particulière vision des droits et un offensif patriotisme économique plutôt ploutocratique, la Chine pose, de plus en plus ouvertement, en tout, se s conditions. Seule la France, pourtant toujours dans le peloton de tête des puissances économiques, toujours mem-bre permanent du Conseil de sécurité, serait donc impuissante, paralysée et surveillée par lEurope. Et seule coupa ble et repentante pour un passé à double face, héritage de toute grande puissance ?
(2) Propos du Premier ministre britannique Tony Blai r tenus lors du Congrès travailliste, Brighton, 27 sept. 2006.
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Suivisme Après le 11 septembre 2001, le directeur du journal Le Monde , Jean-Marie Colombani, avait titré, solidaire : « nous sommes tous des Américains ». Ce titre avait pu choquer ; pourtant, au-delà de lévénement, névoque-t-il pas une réalité profonde ? On a certes coutume de dire que les Français sont anti-américains et que ce serait le ré sultat dun complexe dinfériorité et de lamertume de ne plus être une grande puissance. Toutefois, nest-ce pas là confondre la critique légitime de te lle politique avec lopposition systéma-tique ou avec le refus dune culture ? Et oublier la forte appétence française pour toutes les productions américaines (types démission de télévision, feuilletons, cinéma, musiques, littérature, essais, etc. ) ? La constante accusa-tion daméricanophobie inhibe nos crit iques légitimes et masque une réalité plus complexe ? incluant une forte do se daméricanophilie, voire folie. En recherchant la reconnaissance et lh abilitation du nouveau maître et en salignant sur lui, est-ce que nos anci ens obligés sopposent à nous ou nous suivent ? Dans les sciences « dures », en Econ omie, en Science politique, voire en Sociologie, la recherche américaine co opte et labellise, impose ses paradig-mes et ses classements, les revues angl o-saxonnes contrôlent, distinguent et promeuvent, langlais est im posé, les références en français sont provincia-lisées, en voie de disparition. Il faut participer, en France, à des séminaires en Economie ou en Science politique et lire des revues françaises dans ces domaines pour constater la prolifération des réfé rences anglo-saxonnes et lamenuisement, voire la quasi-dispariti on, des références françaises, comme si elles disqualifiaient. Des maîtres français et européens sont ainsi systématiquement écartés alors que foisonnent, dans les surveys , des articles en anglais, répétitifs, con-formistes et/ou inspirés par quelques think tanks  triomphants, confondant pourtant, sous lhabillage scientifique, idéologie, politique et science. De plus, linvitation dans une université am éricaine surclasse puis détermine les reconnaissances nationales, procure de confortables rétributions et donne accès à dimportants moyens de rech erche. Les traducteurs et diffuseurs obtiennent leur droit dentrée aux Etat s-Unis et prennent, en France, des positions de pouvoirs dans luniversité et lédition. Avec retard, voire bien après la bataille, soumis et intimidés, nous courons vers la « transitologie », les gender studies , les postcolonial studies , la politique du care  ou vers les papes nobelisateurs des libéralismes économiques. Profonde déstabilisation, perte de confiance, haine de soi de chercheurs laissés à eux-mêmes sans moyens et sans reconnaissance ? Pas seulement. On peut aussi choisir le suivisme et lentrisme par souci d efficacité. Se pose en effet aujourdhui cette question crucia le : faut-il, pour exister, être lu et marquer encore, se faire une place aupr ès des dominants, chercher à béné-
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ficier de leurs formidables moyens dac tion et dinfluence ou garder sa lan-gue, ses publications, ses tournures d esprit, ses concepts, ses hypothèses, ses découvertes avec le risque dêtre mi s hors jeu ou pillé ou encore de par-ler dans le désert ? Cette question, légitime, a été bien posée par Régis Debray dans une fable, LEdit de Caracalla (3) : un brillant universitaire français, au départ souverainiste, fi nit par comprendre que la France ne compte plus et quil faut prendre plac e dans le nouvel empire, qui ouvre ses portes aux talents comme lEmpire ro main finissant donnant, par lédit de Caracalla, droit de cité aux populations conquises ; travaillant pour le ren-seignement américain, il disparaîtra en mission, en Afghanistan. Cette question de linté gration sans complexe au monde dominant recoupe celle du modèle et de la sing ularité française, qui est au cur du débat politique français : si la France na pas de modèle social, économique, culturel, didées et de solutions à prop oser au monde ou, pire, si son modèle, ses idées et solutions ont échoué, pourquoi se crisper sur cet exemple devenu repoussoir, et ris quer la relégation, la « provincialisation » (Milan Kundera) définitive ? Autant admettre les évolutions européennes et mon-diales et cesser les combats darrière-garde
Reconquête : La France, marque davenir ?
Pour ceux qui pensent que lintégratio n laborieuse et modeste dans les ensembles dynamiques est la seule issu e pour une France arrogante, mytho-mane, usée et sans moyens , cette seconde partie po urra apparaître préten-tieuse et vaine. Toutefois, on peut au ssi considérer que la paix et le déve-loppement requièrent un monde multip olaire, dans lequel la France a encore un rôle important et nécess aire à jouer. Comment ? Evidemment, après des réformes et de s assouplissements que chac un a en tête, mais qui ne font pas lobjet de ce papier (n otamment, rendre impo ssibles les cohabi-tations paralysantes, assouplir ladm inistration, réformer notre modèle social et nos services publics pour le s pérenniser). Sur ce socle rénové, il est possible de dépasser la culpabilité fr ançaise, qui tourne au morbide natio-nal, nous place en éternel accusé et nous soumet à des créanciers chroni-ques, de réaffirmer laction de la Fran ce, de reprendre la bataille pour nos idées, de sanctuariser notre réseau cu lturel et de refaire notre université.
Dépasser la culpabilité Se reconnaître coupable et se repentir : ainsi lEurope, en fait inféodée et peu influente, pourrait-elle encore rester sur le devant de la scène ? Cest en tout cas en France que la culpabilit é est la plus forte, saccompagnant
(3) Xavier de  C. ( i.e.  Régis D ebray ), LEdit de Caracalla ou plaidoyer pour les Etats-Unis dOccident , Fayard, Paris, 2002, 110 p.
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dauto-dépréciation, voire de haine de soi, et de glorification de la victime (le colonisé, l« indigène » devenu aujourdhui le « sans papier »). On nous dit que la France, parce que lle se vante dêtre la « patrie des droits de lhomme », ne peut nier la réalité et doit donc reconnaître ses erreurs et ses turpitudes. Certes, même si largument, fréquemment avancé, devient un perpétuel moyen de chantage , et même si on ne demande rien de semblable à lautre nation messia nique  lextermination des Indiens est devenue une geste cinématographique participant du génie américain et le Vietnam reçoit le Président des Etats Un is en nexigeant de lui nulle repen-tance et en manifestant beaucoup da ppétit pour sa culture. LAllemagne, aux crimes imprescriptibl es, cherche, depuis le gouvernement Schröder, à ne plus se laisser enfermer dans une culpabilité inhibante et à exercer une influence internationale davantage en rapport avec son poids économique. Le Japon continue à honorer officielle ment les âmes de chefs militaires par-tout ailleurs considérés comme des criminels de guerre. Et,  alors que le Président algérien réclam e haut et fort la repentance offi-cielle de la France, il organise, par référendum-plébiscite, lamnistie des divers protagonistes, militaires et is lamistes de la beaucoup plus récente « tragédie nationale » des années 1990. En application de cette « Charte pour la paix et la réconciliation national e », approuvée le 29 septembre 2005 à la quasi-unanimité selon les résultats officiels, lordonnance présidentielle dapplication du 28 février 2006 sti pule que toute déclaration écrite ou autre acte utilisant ou instrumentalisan t les blessures de la tragédie natio-nale pour porter atteinte aux institutions, fragilis er lEtat, nuire à lhono-rabilité de lAlgérie sur le plan intern ational est illégal(e) et que ses auteurs sexposent dorénavant à des poursuites judiciaire s. Ici, donc, en dépit de plus de 100 000 morts, des disparus, de s massacres, des destructions et des tortures, ni devoir de mémoire, ni repentance : silence dans les rangs. On a souvent dénoncé une Françafri que néocoloniale, entremêlant les intérêts de régimes violents et corrom pus avec ceux dune France nostalgi-que de son empire et cherchant avant tout à préserver ses chasses gardées. Toutefois, il existe aussi (et aujour dhui surtout ?) une Françafrique bien pensante, donneuse de leçons, bien relayée dans les médias, voyant la France toujours, quoi quelle fasse, coupable et lAfricain, quoi quil fasse aussi, toujours victime. Ce mani chéisme pavlovien a conduit à rendre la France responsable du génocide des Tu tsis, à occulter le génocide des Hutus, et à mettre le régime du général Kagamé, lONU ou encore les Etats-Unis, qui connaissaient parfaiteme nt la situation, hors de cause ; il exonère les régimes en place de toute re sponsabilité : ainsi, on ne parle plus de leur corruption, de leurs abus de pouvoirs ou de leur pratique de la « politique du ventre » (le pouvoir comme accaparement, prédation auquel sagrègent des clientèles cherchant à « manger » quelques miettes).
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La France devient donc un très utile bouc émissaire. Et les Etats victi-mes peuvent se constituer une véritabl e rente historique, les dispensant de toute réelle réforme. La culpabilisatio n éloigne donc de la société ouverte : au Sud, en justifiant des régimes acca pareurs et/ou autoritaires ; en France en renforçant la main des conservate urs religieux soucieux de renégocier à leur profit le pacte républicain. Comme nt sortir de ces relations malsaines ? Par un travail historique sur nos crim es ? Cela est déjà largement fait. Et ce peut être récusé par ceux qui attr ibuent à la France une responsabilité chronique pour se poser ensuite en vi ctimes et créanciers de longue durée. Ainsi, les travaux dOliv ier Pétré-Grenouilleau sur les traites négrières ont dabord été dénoncés : ils montrent, en e ffet, que la traite était aussi afri-caine ou que la traite musulmane a fait plus de victimes que la traite euro-péenne (4). Par une repent ance officielle ? On ne pourrait lenvisager que si cétait pour solde de tout compte et comme préalable à une sincère récon-ciliation écartant toute rente historique . Cest ce qui sest passé pour lAlle-magne à qui aucun pays ne vient, au jourdhui, en permanence rappeler les horreurs nazies. Est-ce possible entre la France et lAlgérie ? On peut en douter, les « séquelles de la colonisation » et le bouc émissaire français ayant toujours été agités pour éc arter les responsabilités dun pouvoir resté auto-ritaire, opaque et fermé. Lexemple dIsraël montre dailleurs quune repen-tance chronique éloigne du réel, donne de fausses justifications et peut créer une situation dinjustice explosive : en lespèce, la victime est devenue le bourreau mais se vit toujours comme vi ctime et le dire expose aux pires accusations. On doit donc chercher dautres voies. Des observations faites sur place tendent à montrer que la culpabilisatio n collective résulte plus dun maso-chisme national que dune offensive sy stématique de nos anciens ou perma-nents « dominés ». Si ces derniers savent , certes, tirer parti de notre culpabi-lité, cest surtout nous qui lalimentons : les non-dirigeants ne nous accusent pas, en permanence, de tout. Compte tenu de ce que, à leurs yeux, nous demeurons, ils ont du mal à comprendre nos dépressions nationales ! « Folies françaises », peuvent-il penser, « mais il ne faudrait pas quelles se prolongent trop, car nous devrions alors plus nettement nous écarter de vous. » On pourrait aussi, ce serait compris, plus systématiquement invoquer les règles de lhistoire, notamment le souc i déviter lanachronisme : on ne peut juger hier avec les règles daujourdhui. Par exemple, lesclavage et la colo-nisation étaient partout pratiqués ; notre idole républicaine, Jules Ferry, voulait pour tous lécole, mais aussi la « civilisation », au besoin par la colo-nisation et ses violences. Le grand fo ndateur de la grande démocratie amé-ricaine, Jefferson, possédait des escl aves. Invoquer, ensuite, la nécessité davoir une vue densemble : ainsi, à prop os de la colonisation, les ex-colo-
(4) Olivier P étré -G renouilleau , Les Traites négrières. Essai dhistoire globale , Gallimard, 2004, 463 p.
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