Traduttore, traditore. Henri Estienne et la trahison philologique - article ; n°1 ; vol.63, pg 39-57
19 pages
Français

Traduttore, traditore. Henri Estienne et la trahison philologique - article ; n°1 ; vol.63, pg 39-57

Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres
19 pages
Français
Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres

Description

Réforme, Humanisme, Renaissance - Année 2006 - Volume 63 - Numéro 1 - Pages 39-57
19 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 2006
Nombre de lectures 48
Langue Français

Extrait

Traduttore, traditore Henri Estienne et la trahison philologique
Lorsque, dans l’ Apologie pour Hérodote , Henri Estienne propose un classement des vices et péchés qui expliquent le débordement de son siècle, il combine les catégories du Décalogue et celles du droit (le crime avec dis-simulation et préméditation est plus grave que le meurtre « à la chaude colle »). Pourtant, sans doute entraîné par le poids des fautes, à la fin du chapitre XV qui recense scrupuleusement les vols en tout genre, il manque d’oublier les traîtres : « …qui sont toutesfois la plus horrible et detestable sorte de larrons » (I, 288). Comme pour rattraper son oubli, il s’applique alors à définir leurs forfaits : …si nous voulons faire l’anatomie de ce crime qu’on appelle trahison, nous y trouverons du sacrilège : si nous ne voulons démentir ceux qui ont dict que l’amitié estoit une chose saincte et sacrée, et pourtant inviolable : à laquelle toutesfois premièrement ils s’attachent. Pour agir, la trahison a besoin de l’amitié, ou de l’amour : les femmes adul-tères sont aussi des « traistresses » 1 . Au vol, le traître ajoute la tromperie des sentiments, la déloyauté. Mais les traîtres ne sont pas seulement les assassins qui prennent leur victime par surprise, ni les blasphémateurs et les adultères. Ils ont, selon Estienne, envahi le domaine de l’édition. Avant de parler de délire de per-sécution, rappelons-nous que l’auteur du Thesaurus Graecae Linguae a fait l’expérience amère de la trahison puisque l’un de ses protes, l’Allemand Scapula, a fait paraître un épitomé du Thesaurus qu’il a beaucoup mieux vendu que ne l’a été le Trésor de 1572. Autre plagiaire, le continuateur de Bonaventure Des Périers s’est encore approprié, de l’ Apologie pour Hérodote , une dizaine de contes pour les ajouter aux quatre-vingt-dix dus à l’auteur des Nouvelles Récréations. Pourtant, moins que cet aspect concret de la trahison 2 , ce qui indigne le plus souvent Henri Estienne c’est la trahison de la langue. Toute translation d’une langue dans une autre fait
1. Dialogues , éd. P.-M. Smith, Slatkine, 1980, p. 284 ; Apologie , éd. P. Ristelhuber, Slatkine Reprints, 1969, tome I, p. 266-283 (désormais, le chiffre romain renverra au tome, le chiffre arabe à la page). 2. Selon Lionello Sozzi, Estienne serait habitué à ces vols de manuscrits, Les contes de Bonaventure Des Périers , Turin, 1965, p. 426.
40
BÉNÉDICTE BOUDOU
courir le risque d’une perte de valeur et d’une atteinte à l’honneur natio-nal. Les traductions de grec en latin ou en français constituent bien sûr les exemples les plus patents de trahison, mais l’italianisation du français en relève également. C’est sur celle-ci qu’on s’attardera d’abord. La trahison des courtisans, ou la dénonciation des italianismes Les Deux Dialogues du français nouvellement italianisé partent en guerre contre l’annexion du français à la langue transalpine. Les poèmes liminaires le redisent à l’envi : l’honneur de la langue est lié à la fortune de la langue nationale 3 . En adoptant toutes sortes d’italianismes, les courti-sans « rompent la foy et hommage/À leur beau naturel langage » (p. 40, vers 3-4) 4 . L’amour porté à une langue étrangère conduit à trahir la sienne propre. C’est parce qu’ils préfèrent l’italien au français que les courtisans défigurent leur idiome en lui imposant toute sorte de néologismes. Philausone a carrément importé nombre de vocables italiens : il parle de spaceger pour évoquer une promenade, pour « élégance » il dit garbe , et se sent tout sbigotit 5 (étonné). La langue d’origine ne sort pas intacte de ces emprunts : elle se transforme en un sabir. Un réseau métaphorique s’ap-plique à souligner le crime de l’innovation : la langue française, « née d’un si gentil naturel et d’un si bon entendement » (p. 81) est martyrisée (p. 60, vers 276), et Celtophile, son défenseur, « crie vengeance » contre l’outrage qui lui est fait. En quoi y a-t-il trahison ? Le français courtisan ou italianisé est d’abord oubli des origines. Le parler, c’est faire bon marché des règles et des mœurs du passé : Vous courtisans aimez trop mieux Les mots nouveaux qu’aucuns des vieux. Et des vieux, ce qui vous demeure, D’estre chassé n’attend que l’heure. Il s’en faut bien qu’ayez les meurs Telles que vos predecesseurs. Aussi ne voulez leur langage, Ains mettez un autre en usage. (p. 50, vers 33-40) L’abandon au français italianisé sacrifie à la nouveauté, au mépris des fon-dements mêmes de l’idiome national que défigurent les italianisants. Ils disent ainsi faire profection au lieu de « faire profession » (p. 84) parce qu’en
3. Dialogues , p. 52, vers 9-10. 4. Estienne le redit plus loin, p. 370 : les Français sont « traistres à leur honneur et reputation ». 5. Deux Dialogues , p. 35-36.
HENRI ESTIENNE ET LA TRAHISON PHILOLOGIQUE 41
s’accommodant au langage en vogue à la cour, ils ont perdu la valeur éty-mologique des mots et oublié le latin. Cette nouvelle mode traite la langue comme on adopte une nouvelle manière culinaire : on s’entiche soudain d’un nouveau mets « soit par desguisement, soit en trompant son palais autrement » (p. 52, vers 41-42), sans écouter son goût profond. Or si la nou-veauté a une vertu de séduction et d’enivrement, elle s’oppose absolument à l’activité du jugement qui s’exerce à partir d’une mémoire des faits et des règles du passé : « la cognoissance [de l’ancien langage frances] servet beau-coup à juger la depravation qui est aujourd’huy » (p. 153). Mais la vraie trahison est celle que l’on commet par rapport à soi-même. Au-delà du passé de la langue, c’est leur conscience que les courtisans n’écoutent plus : se laissant piéger par une « accoutumance cattive » (p. 53, vers 41-42), ils sont comme ensorcelés et ils acceptent la langue italienne à la place de la leur sans l’entendre ni savoir la prononcer. Loin de choisir leur mode d’expression, ils ont la sottise de s’abandonner à la mode. Manque coupable de mémoire, la trahison du français est donc oubli de la loyauté que l’on se doit à soi-même. Pour le prouver (en réalité par postu-lat), Estienne s’applique à présenter l’italien comme une langue qui est dis-simulation et déguisement. Il propose ainsi quelques exemples d’italia-nismes qui prétendent adoucir par euphémisme des crimes qui – est-ce un hasard ? – ne sont pas étrangers à la trahison : s’accommoder de la bourse de quelqu’un signifie désormais y puiser (c’est-à-dire voler), saccommoder de la femme de quelqu’un, c’est prendre à quelqu’un sa femme, et accom-moder quelqu’un, c’est le tuer (p. 125). Considérer, comme le fait Henri Estienne, qu’il y a trahison dans l’in-novation par l’emprunt, c’est prendre l’ancienneté pour seul critère de validité, et négliger quelque peu l’usage. Or, après Valla et Érasme, Estienne s’accorde avec l’analyse de la langue que présente Quintilien : « la langue est fondée sur la raison, l’ancienneté, l’autorité, la coutume » 6 . La raison se fonde sur l’analogie, parfois sur l’étymologie, et l’autorité ren-voie aux exemples qu’ont laissés les orateurs et les historiens. Entre ces fondements, Quintilien en privilégie un, la coutume, le guide le plus sûr consuetudo vero certissima loquendi magistra utendumque plane ser-mone ut nummo, cui publica forma est » 7 ). L’évolution de la langue fait naître un débat épineux qui oppose les partisans de l’analogie (qui avait les faveurs d’Aristote, et au XV e siècle du Pogge) aux tenants de l’anoma-lie ou de l’usage. Pour les uns (les grammairiens), le langage est affaire de logique, de raison, et il évolue par analogie. Pour les autres (Leonardo Bruni, Lorenzo Valla, Érasme), la langue est affaire d’usage (c’est l’école
6. Institution Oratoire , I, VI, 1. 7. Ibid. , I, VI, 3.
42
BÉNÉDICTE BOUDOU
de l’anomalie). Une querelle oppose le Pogge et Lorenzo Valla au sujet d’une phrase de la Vulgate traduite par saint Jérôme : le Pogge juge que Jérôme parle « vulgaire » parce qu’il a préféré « parler latin plustôt que grammairien » ( Latine loqui quam Grammatice 8 ). Valla s’indigne 9 : saint Jérôme a eu raison de choisir pour s’exprimer la langue réelle. D’ailleurs, l’analogie naît de l’usage parlé, elle ne le précède pas, et une grammaire vraie est enregistrement de l’usage 10 . Bien qu’Estienne se fie plutôt à l’usage qu’à la logique, dans les Deux Dialogues , il peine à reconnaître la force de l’usage qui a italianisé le français. Plus même : il entend condam-ner un usage qui tourne le dos à l’ancienneté. Pour le faire, il lui faut oppo-ser deux usages et donner sa faveur à l’usage le plus ancien. Afin de pri-vilégier l’ancien usage, Estienne cherche à rationaliser la règle de l’usage : il n’y a pas de raison de parler italien là où existent les mots en français. C’est-à-dire qu’il estime nécessaire de redéfinir l’usage en le rattachant aux autres fondements de la langue posés par Quintilien : la raison et l’an-cienneté. C’est ce qui explique peut-être qu’Henri Estienne mette tant d’énergie à insister sur la nouveauté des italianismes et à leur retirer toute force d’usage établi : ils relèvent de la mode, et non pas d’une quel-conque utilité (selon l’argument épicurien) 11 , et ils ne sont pas encore devenus coutume. On va retrouver la question de l’usage opposé à l’analogie et à la logique grammaticale dans la réflexion que conduit Estienne sur la traduction. Ici encore, il suit les traces des humanistes italiens, en particulier de Leonardo Bruni qui expliquait que la traduction dépasse largement le champ étroit de la grammaire. La trahison de la traduction Si, courtisans ou Italiens, les innovateurs de tout poil défigurent la langue française en la mâtinant d’italien, que dire des traducteurs ? La tra-duction n’est-elle pas nécessairement trahison ? Et à plus d’un titre. Trahison de la langue-source ou trahison de la langue d’arrivée, trahison de l’auteur traduit, mais aussi trahison du lecteur auquel on prétend faire connaître un auteur.
8. La phrase reprend la critique que Quintilien adresse à l’analogie : aliud est Latine, aliud est « Grammatice loqui », Institution Oratoire , I, VI, 27. 9. Antidotum I, p. 270, et IV, p. 330-331, in Opera omnia , Turin, éd. E. Garin, 1962, vol. I. 10. Voir sur ce débat Jacques Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Érasme , Belles Lettres, 1981, p. 259. 11. Telle est l’explication des épicuriens : c’est l’utilité qui a créé les noms des choses et la diver-sité des langues, tandis que pour les stoïciens, les mots sont justes parce que les sons qui les com- posent imitent les propriétés des choses.
HENRI ESTIENNE ET LA TRAHISON PHILOLOGIQUE 43
Le traducteur se trouve pris en étau entre deux nécessités contradic-toires. Il aime sa langue et voudrait l’enrichir de textes étrangers. Mais d’autre part son geste même de translation lui est inspiré par le respect du texte-source. L’impossibilité d’avoir plusieurs amis, que soulignait Plutarque, vaut aussi pour le processus épistémologique de la traduction. Le traducteur trahira soit le texte-source, soit la langue d’arrivée. Enrichir sa langue, c’est en effet chercher à adapter un texte ancien à une réalité nouvelle : « déplacé dans une autre langue et une autre culture, l’original ne peut rester fondamentalement le même qu’à condition de devenir super-ficiellement différent » 12 . Et si le traducteur n’adapte pas le texte ancien, il le voue à n’être plus ni lu ni connu que par quelques happy few , autrement dit il le condamne à l’oubli. Grand transmetteur de textes anciens, Henri Estienne éprouve des réticences nombreuses à l’égard des traducteurs qui ont cherché à les acclimater en latin ou dans leur vulgaire. Sa lecture d’Hérodote a probablement contribué à confirmer ses doutes. L’historien soulignait que certains princes avisés, craignant d’être trahis, choisissent de s’exprimer par énigmes parce que c’est ainsi que la vérité du message se trouve le plus à l’abri des distorsions. Or, de façon particulièrement signi-ficative, la première histoire issue de l’ Enquête d’Hérodote qu’Henri Estienne choisit de retraduire en latin dans l’ Apologia 13 révèle à quel point il faut se méfier des transmetteurs. Il s’agit de l’entrevue de Périandre et de Thrasybule, par messager interposé. Thrasybule ne répond pas au mes-sager de Périandre venu l’interroger ; au lieu de cela, il l’emmène dans un champ dont il coupe les épis les plus hauts. Par ce geste, il indique à Périandre la conduite à suivre pour qui veut exercer un pouvoir tyran-nique. Les princes communiquent entre eux par des voies incompréhen-sibles aux autres hommes et à leur messager, car tout transmetteur fait courir un risque à leur message. Les traducteurs ou transmetteurs qui ont entrepris de faire connaître en vernaculaire des textes anciens sont des traîtres aux yeux d’Estienne qui, dans ses préfaces aux œuvres anciennes traduites, n’en finit pas de fustiger leurs erreurs. Tous en prennent pour leur grade, même les plus grands, même les humanistes dont Estienne se sent très proche : qu’il s’agisse d’Érasme, d’Ange Politien traducteur d’Hérodien et de Zozime 14 , ou de Lorenzo Valla, auteur des Elegantiae Linguae Latinae et pourtant si
12. Michel Jeanneret, « Commentaire et Fiction », Le Défi des signes , Orléans, Paradigme, 1994, p. 47. 13. Apologia , p. 534 de notre édition, Mars et les Muses dans « l’Apologie pour Hérodote » , Droz, 2000. Il s’agit de l’ Enquête , I, 20-23, dont s’est inspiré Tite-Live, Histoire romaine , I, 54. 14. Herodiani Historiae Libri VIII . Cum Angeli Politiani interpretatione et huius partim sup-plemento, partim examine Henrici Stephani, 1581.
44
BÉNÉDICTE BOUDOU
inélégant dans ses traductions de Thucydide et d’Hérodote 15 . Je ne m’arrê-terai que sur un exemple, en français : la préface de l’ Apologie pour Hérodote qui porte l’offensive contre les mauvaises traductions dont Hérodote a été la victime (celle de Valla en latin, celle de Saliat en français, à partir du latin de Valla). Quels reproches Estienne formule-t-il ? La traduction est d’abord trahi-son par ignorance (totale ou partielle) du langage originel. L’ignorance totale est celle dont témoignent ceux qui sont doublement traîtres : les « traducteurs des traducteurs ». Dans le cas d’Hérodote, c’est à Pierre Saliat que pense Estienne : « N’ayans aucune cognoissance du Grec », ces traducteurs ont non seulement « retenu toutes les fautes de ces traduc-teurs, mais leur estant advenu souvent de ne les entendre point, sont aussi tombez en plusieurs autres encore plus lourdes et plus vilaines » (I, 8). Ils ont ainsi contribué à propager l’erreur chez leurs lecteurs qui, oubliant le texte-source, sont devenus pour Hérodote des « juges faicts à la haste » (I, 6). Le texte traduit se substitue au texte-source, l’occulte, le déforme, et se trouve responsable du discrédit par exemple dans lequel est tombé un his-torien comme Hérodote. On dira « La critique est facile, mais l’art est difficile ». Henri Estienne ne s’arrête pas à la polémique : il pose des principes pour la traduction, dont le premier est la fidélité absolue. Et il propose un échantillon de tra-duction en français : l’histoire, tirée de l’ Enquête d’Hérodote 16 , du maçon de Rampsinite (qui est d’ailleurs une histoire de trahison) « traduicte par moy avec une autre fidélité qu’elle ne se trouve ni en la traduction latine de Laurent Valle […], ni en la françoyse » (I, 243). Cette histoire met en scène un maçon qui, au moment de mourir, livre à ses fils le mécanisme qui per-met d’accéder au coffre-fort de Rhampsinite. Les deux fils vont alors se ser-vir dans le trésor royal, mais un jour, l’un d’eux préfère que son frère le décapite plutôt que de courir le risque et le déshonneur d’être reconnu. Le frère restant est ensuite pourchassé par le souverain, qui va même jusqu’à prostituer sa fille pour découvrir le voleur, dont finalement il fait son gendre tant il admire son audace et son sens de l’honneur. Lorsqu’on com-pare l’histoire des voleurs de Rhampsinite dans la traduction d’Henri
15. Préface de Thucydide, 1564 : « Primum enim, ad Vallam quod attinet, vix satis mirari possum illius partim inscitiam, partim negligentiam : inscitiam, quum in male vertendis quibusdam locis qui plane similes sunt, sui et ipse similis est, sibique in suo errore constat : negligentiam, quum locos similes, et interdum plane eosdem, uno in libro recte, in altero pessime interpretatur . », et préface d’Hérodote ( Apologia pro Herodoto , 1566) : « Quis vicissim adeo sit Heraclitus ut risum vel cachinum potius ad illos Herodoteae interpretationis locos compescat, in quibus nouos montes, nouos populos, nouas gentes ex uno calami ductu ortas intuetur ? Vetus fuit verbum, Semper Lybia noui aliquid adfert : at haec interpretatio Lybiae vice fuerit viris doctis, quibus eam cum textu Graeco conferre minime graue videbitur . » (p. 514 de notre édition). 16. II, 121.
HENRI ESTIENNE ET LA TRAHISON PHILOLOGIQUE 45
Estienne et dans celle de Pierre Saliat, on mesure un certain nombre d’in-exactitudes chez le second. Saliat se rend d’abord coupable d’omissions : il néglige de préciser l’intention coupable du maçon qui entend se donner un libre accès au « coffre-fort » du roi 17 . Il pratique également des additions, preuve qu’il ne comprend pas le texte nu. Il ajoute au texte grec lorsqu’il attribue au hasard (ce qui n’a pas lieu d’être) l’entrée du roi dans son « cabi-net » 18 , ou lorsqu’il introduit une opposition entre deux faits que le texte original ne conçoit pas comme antithétiques ; alors que le roi donne sa fille en mariage au larron dont il admire l’ingéniosité et le sens de l’honneur, Saliat écrit : « Quand le Roy le vit, il luy fut à grand merveille : toutesfois il luy donna sa fille » 19 . Sa traduction révèle donc que les relations logiques présentes chez Hérodote lui échappent, ce qui signifie qu’il ignore les mœurs égyptiennes. La comparaison des textes montre que la version d’Henri Estienne, où les propositions s’enchaînent sans heurt, a cherché à comprendre le texte d’Hérodote par empathie. La conclusion qu’il apporte à sa traduction fait le point sur les exigences de l’exercice : Voilà l’histoire telle qu’elle est racontée par Hérodote, autant qu’il m’a esté possible d’approcher de ses paroles, en retenant la propriété et la grace de nostre language… (I, 243) Traduisant Hérodote dont il ignore la langue d’après la traduction lati-ne de Valla, Pierre Saliat est manifestement coupable de trahison. Mais la simple inexactitude, ou la méconnaissance partielle suffit à conduire à ce qu’Estienne qualifie de trahison. S’il reconnaît qu’« à certains moments » Lorenzo Valla s’est montré diligent dans sa traduction d’Hérodote en latin, Estienne considère que cette diligence même rend ses erreurs moins par-donnables parce qu’elles surprennent un lecteur confiant. Il relève ainsi certaines des fautes commises par Valla : il [il s’agit du lecteur] verra iron mis au lieu de ieron (à la manière ionien-ne) au sens de sacré , changé en montagne Irus par une métamorphose sans précédent. Du grec mychon (cest-à-dire recoin , golfe ), il verra naître la ville d’ Inachus ou Machus ; du grec oitines , un peuple nommé Hœtines , de essonas (cest-à-dire plus petits ) le peuple des Hessones . Et de alees (cest-à-dire tous ), . il verra enfin soudain surgir la race très nombreuse des Halees 20 17. Saliat écrit : « mais le masson tailla et assit une pierre si proprement, que deux hommes voire un seul la povoit tirer… » ( Les neuf livres des Histoires de Hérodote , Paris, E. Groulleau, 1556, f° LV, lz), alors qu’Hérodote disait : « Mais son architecte, dans un dessein coupable, usa d’un artifice en construisant cette pièce », et qu’Estienne traduit : « Mais le masson luy voulant jouer un tour, s’avisa de faire en sorte qu’il y eust une pierre qui peust estre tirée… » (I, 239). Nous remercions Guy Lachenaud pour ses éclairages sur ces points de traduction. 18. « Fortune voulut que le Roy vint ouvrir son cabinet » ( ibid. ). 19. Ici encore, la traduction d’Estienne est plus fidèle : « Rampsinit l’ayant en grand’admiration, luy donna sa fille en mariage… » (I, 243). 20. Apologia , p. 517 de notre édition.
46
BÉNÉDICTE BOUDOU
Autre exemple comparable, la traduction de Plutarque par Pasquier. Dans les Deux dialogues du langage françois italianizé 21 (1578), Estienne sou-ligne l’erreur de Pasquier qui a traduit myrmecia , mot grec signifiant « fourmilière », par « le pays de Myrmece ». Même des erreurs ponctuelles suffisent à défigurer le texte-source, et Henri Estienne n’hésite pas à par-ler de métamorphose : …plusieurs auteurs, et principalement les Grecs, qui estans leus en leur lan-guage naturel par ceux qui en ont congnoissance suffisante, ont la meilleure grace du monde, et donnent contentement non seulement à l’oreille, mais aussi à l’esprit, sont traduits si piètrement en François, en Italien, en Espagnol, qu’il y a autant de différence de lire leurs livres Grecs ou telles traductions d’iceux, qu’il y auroit de voir le visage d’une mesme personne, quand elle seroit en très-bonne disposition, ou quand, après fort longue maladie, elle commenceroit à rendre les derniers souspirs 22 . De l’original au texte traduit, la différence est comparable à celle exis-tant entre la santé et la maladie. La dramatisation que comportent ces images témoigne de l’intransigeance d’un éditeur particulièrement sour-cilleux qui transforme l’erreur en une faute contre la vérité. Au lieu d’envi-sager dans les traductions ce qu’elles comportent d’effort d’approximation, Estienne pointe du doigt leurs maladresses et leurs lacunes et il leur oppo-se une éthique de l’exactitude et de la fidélité. Il est d’ailleurs le premier à avoir éclairé les conseils d’Horace : « Nec verbum verbo curabis reddere fidus Interpres » : tu auras soin, fidèle traducteur, de ne pas rendre le mot pour le mot ( Art poétique , vers 133-134). Au mépris du contexte dans lequel ces vers s’inséraient, on avait vu en eux une condamnation du littéralisme 23 . Estienne rectifie : « Horace ne s’adresse pas au traducteur », il s’adresse à l’apprenti écrivain, « il ne donne pas non plus une règle pour la traduc-tion » 24 . Il ne faut donc pas chercher chez Horace un alibi pour l’inexactitu-de en matière de traduction. Lorsqu’Estienne se fait traducteur à son tour, il souligne la difficulté de l’entreprise de traduction en insistant sur la fidé-lité nécessaire. On s’en rend compte quand – pour prouver que les abus du monde sont déjà réprouvés par le clergé du XV e siècle – il cite les prédica-
21. Op. cit. , p. 304. 22. Apologie , I, p. 7-8. 23. Peut-être parce qu’on avait interprété les vers d’Horace à la lumière de saint Jérôme : « Non verbum e verbo, sed sensum exprimere de sensu » , Ad Pammachium, De optimo genere interpre-tandi , lettre LVII, P.L. 22, 571. Voir à ce sujet le livre de Glyn Norton, Ideology and Language of Translation in Renaissance France and Their Humanist Antecedents , Genève, Droz, 1984, p. 84-86. 24. Atqui Horatius non alloquitur interpretem, nec de interpretatione præceptum dat : sed eum quem instituit, monet ne, ceu fidi interpretis officio fungi volens, reddere verbum verbo curet, Diatribæ, in Quinti Horatii Flacci pœmata, novis scholis et argumentis ab Henrico Stephano illustrata , Paris, 1575, p. 112.
HENRI ESTIENNE ET LA TRAHISON PHILOLOGIQUE 47
teurs catholiques dans l’ Apologie pour Hérodote . Le réformé qu’il est s’as-treint pour le faire à une exactitude exemplaire, citant même le feuillet où il a trouvé les phrases qu’il a retenues. De même, lorsqu’ici et là il traduit Ovide ou Juvénal, il accompagne encore ses traductions de l’expression d’un scrupule : « si je traduis bien », ou encore : « je mettray ses propres mots ». La fidélité est donc l’exigence première en matière de traduction. Mais la fidélité diffère selon l’écart temporel entre la langue de départ et la langue d’arrivée. Elle peut être échange de mot à mot quand cet écart est faible. Traduisant en français un conte latin d’Érasme, Henri Estienne explique qu’il a « chang[é] seulement les mots Latins en Françoys » (I, 289). Une telle conversion est possible parce qu’Érasme est un francophone du XVI e siècle. Lorsque le texte à traduire est éloigné dans le temps, la fidélité se trouve être plus problématique. On rejoint ici la réflexion que menait ce théoricien de la traduction humaniste qu’est Leonardo Bruni. Dans sa préface à l’ Apparence d’une nouvelle traduction de l’Éthique à Nicomaque 25 , il expli-quait que la traduction n’est pas seulement échange d’une langue à l’autre. Il n’y a pas de relation immédiate du mot au mot ; il s’agit plutôt de com-prendre le mot étranger à partir d’un examen intérieur de la langue qui seul permet de trouver le mot propre dans la langue d’arrivée 26 . Un exemple va nous permettre d’approfondir cette réflexion, c’est l’exa-men de la « table » des matières que Claude Ravot ajoute à l’ Apologie dans l’édition pirate qu’il en donne quelques mois après qu’Estienne a publié son propre livre. S’adressant en 1567 à ses lecteurs dans un Avertissement, Henri Estienne les supplie de n’estimer « point lire [s]on livre quand [ils] la lir[ont] ». On est ici devant un cas de traduction intralinguistique qu’Estienne assimile à une trahison. Claude Ravot a proposé une table alphabétique des sujets traités tout comme des noms cités dans l’ Apologie , mais, loin de se fonder sur une lecture synthétique du livre, il a choisi arbi-trairement des entrées qui éparpillent voire distordent la substance du texte et sa signification. Il a par exemple créé une entrée Assavoir sous laquelle il a fait figurer (entre autres) la phrase « Assavoir mon quelle est la plus grand feste », phrase qu’il aurait dû placer sous l’entrée feste . De même, il a ouvert une rubrique sous le démonstratif Celuy qui lui permet de recenser de nombreuses occurrences que rien ne relie sinon le mot ini-tial : « Celuy qui jouant aux cartes… », « Celuy qui ayant charge de porter une lettre », « Celuy qui dit à un prestre… ». Non seulement le choix anec-
25. 1416, in Leonardi Bruni Aretino, Humanistisch-philosophische Schriften mit einer Chronologie seiner Werke und Briefe , éd. Hans Baron, Leipzig-Berlin, G. Teubner, 1928, p. 76-81. 26. Voir le livre d’Hanna-Barbara Gerl, Philosophie und Philologie, Leonardo Brunis Übertra-gung der Nikomaschischen Ethik in ihren philosophischen Prämissen , München, Fink, 1981, p. 121-123.
48
BÉNÉDICTE BOUDOU
dotique et éminemment parcellaire de Ravot n’obéit pas aux principes d’ordre rationnel qui sont ceux d’un index bien conçu, mais il trahit la conception même d’Estienne qui se défend : laquelle [table] me veut faire « croire que j’ay dit des choses ausquelles je n’ay jamais pensé ». C’est dire que la fidélité requise dans une traduction ne s’attache pas seulement à la lettre du texte, mais à l’esprit. Au-delà de « la connaissan-ce des deux langues » 27 , la traduction requiert une maîtrise de toute la lit-térature de la langue à traduire 28 car on ne parvient au sens qu’en allant, au-delà des mots, vers les connotations. À l’humaniste Lorenzo Valla, dont les fautes sont moins relatives à la grammaire qu’au lexique 29 , Estienne ne reproche pas tant d’ignorer le grec que de ne pas comprendre l’esprit de la langue et les réalités qu’elle recouvre 30 . Il ne suffit donc pas de connaître la langue du texte-source : encore faut-il la comprendre. Pour désigner l’in-compréhension dont Valla a fait preuve, Estienne emploie le verbe deviner : De quoy j’ay donné des exemples en mon Thucydide : où j’ay monstré com-ment Laurent Valle avoit deviné que vouloit dire Thucydide, et puis le tra-ducteur françois, Claude de Seyssel, évesque de Marseille, avoit deviné qu’avoit voulu dire Laurent Valle : mais comme Laurent Valle avoit mal devi-né quell’avoit esté la conception de Thucydide, ainsi Claude de Seyssel avoit esté mauvais devin quant à la conception de Laurent Valle. (I, 8) On le voit : le mot deviner comporte une connotation péjorative qui s’épa-nouit dans la caractérisation mal deviné . Henri Estienne sous-entend ainsi la distance qui sépare le traducteur de celui qu’il traduit, et le manque de moyens dont il dispose pour franchir cet espace : manque de connaissances linguistiques, ignorance du contexte historique, mais aussi différence fon- cière entre l’auteur à traduire et le traducteur. Loin d’être aléatoire divi-nation (tantôt on devine bien, mais tantôt on devine mal), la traduction est compréhension en profondeur, symbiose. Une autre fois, toujours dans le texte latin de l’ Apologia , Estienne porte sur Valla un autre jugement qui permet d’éclairer celui-ci. Il lui reproche de s’être montré tantôt diligent, tantôt négligent, et toujours déficient 31 :
27. « Utriusque linguæ peritiam » , De Interpretatione Recta ( Sur la meilleure façon de traduire ), 1426-1428, 84, in Leonardi Bruni Aretino, Humanistisch-philosophische Schriften mit einer Chronologie seiner Werke und Briefe , éd. Hans Baron, Leipzig-Berlin, G. Teubner, 1928. 28. « Multiplici et varia ac accurata lectione omnis generis scriptorum », ibid. 85. Cf. aussi H-B.  Gerl, op. cit ., p. 125. 29. Telles sont du moins les fautes sanctionnées par Estienne, Apologia pro Herodoto, p. 515 et 525-527. 30. On pense à ce qu’explique saint Augustin au sujet de la traduction du Psaume XIII : « L’interprète peut aussi se tromper par l’ambiguïté des termes de la langue originale, quand il n’entend pas bien la pensée de l’auteur, et donne alors une signification absolument étrangère à son véritable sens », De la Doctrine Chrétienne , II, XII, 18. 31. Apologia , p. 527.
HENRI ESTIENNE ET LA TRAHISON PHILOLOGIQUE 49
Que dire de l’auteur de cette traduction ? Assurément, si l’on ne peut dire qu’il n’est pas savant, on ne peut non plus dire qu’il le soit. Je n’oserais le qualifier de traducteur infidèle, mais il n’est pas non plus fidèle. Il n’a, semble-t-il, pas été négligent ; mais on ne peut non plus reconnaître qu’il a été diligent. Il faudrait plutôt le situer dans une position médiane : il n’est ni savant, ni ignorant, ni fidèle, ni infidèle, ni négligent, ni diligent, à moins qu’on ne puisse imaginer quelque chose de forgé à partir de ces couples de contraires. […] Cette traduction, j’affirme qu’elle a été l’œuvre ou d’un homme qui n’était pas seul, ou qui était doué d’un esprit double. Car, si l’on me demande comment expliquer que quelqu’un soit doué d’un esprit double, je lui demanderai, moi, comment expliquer qu’un même esprit ait rendu la même pensée tantôt par des mots appropriés et bien latins, tantôt par des mots inappropriés et barbares, et cela sur une seule et même page de sa tra-duction ? Tantôt il a eu les yeux de Lyncée pour découvrir le sens (d’ailleurs obscur) d’un passage, tantôt il semble avoir été plus aveugle qu’Hypsée pour faire surgir, en toute clarté, la signification d’un autre passage. Il arrivera que tantôt il s’arrête tellement sur les mots grecs qu’il en est superstitieux plutôt que consciencieux. Tantôt au contraire, il fait preuve non seulement de liberté mais même de licence, au point qu’il semble avoir oublié quel est le rôle d’un traducteur. […] Sans ce mélange de bonne et de mauvaise tra-duction dans une seule et même page et parfois même dans une seule et même phrase, si par exemple il avait bien traduit certaines pages, et mal d’autres, je soupçonnerais qu’il a traduit les unes en état d’ébriété, alors qu’il était dans son état normal pour les autres, ou bien je penserais que ce n’est pas le même homme qui a traduit les unes et les autres. Mais en réalité, dans une seule et même phrase, parfois le premier membre, par ailleurs dif-ficile, se trouve rendu de façon très heureuse, tandis que ce qui était plus facile se trouve très mal rendu 32 . Valla est donc irrégulier dans l’erreur comme dans l’exactitude 33 . Ces images de l’ambiguïté sont intéressantes parce que, plus que l’infidélité qu’on peut imputer à l’ignorance, elles traduisent une inadéquation entre le traducteur et le texte-source. C’est cette même inadéquation que sou-ligne l’ Apologie en français. Estienne y accuse Valla d’avoir « changé le moule de la robbe » d’Hérodote (I, 8-9). On comprend mieux l’image quand on lit l’éloge qu’Henri Estienne réserve à Amyot : le traducteur de Plutarque n’a changé que la robe du texte. Or on sait que Jacques Amyot n’a pas fait une traduction de mot à mot : « Ou il a certainement entendu l’imagination vraye de l’autheur, ou, ayant par longue conversation planté vivement dans son âme une generale Idee de celle de Plutarque, il ne luy a
32. Apologia , p. 519. 33. Apologia, p. 527. Ces reproches étaient déjà présents dans la préface d’Estienne à l’édition de Thucydide traduit par Valla.
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents