BALEINES
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Les baleines sont les pensées confuses qui s'agitent dans l'esprit d'un enfant en quête de sens...

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Publié le 16 mai 2012
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Langue Français

Extrait

Claire Kuneben
BALEINES
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BALEINES
La lumière, jaune, directement dans les yeux. Ca y est, c’est l’heure… Corentin sait qu’il lui reste un tout petit moment de repos. Fini le lit, la chaleur, le calme. Il va falloir sortir de là, assez vite, avant qu’on lui retire ses draps, sa couette, pour qu’il fasse plus vite, pour qu’il se lève… tout de suite ! Il le sait, qu’il doit se lever. Il se lève toujours d’ailleurs. Il voudrait juste un peu plus de temps pour se dérouiller, s’étirer, se mettre en marche. .. Mais, bon, il veut surtout éviter le froid soudain sur ses épaules et l’agitation de plus en plus grande, les grimaces de Patrick. Plein de grimaces sur son visage énervé, fâché. Il faut qu’il sorte de ses plumes et vole vers le lavabo.
Voilà, c’est fait, il est debout sur ses pieds nus et le sol tiède sous ses pieds nus, et le lavabo devant lui. De l’eau, de l’eau fraîche ? Normalement, il devrait se laver à l’eau froide, ça réveille, ça fouette. Mais, bon, lui, il se lave à l’eau chaude. Très chaude. Brûlante. C’est une habitude ancienne, que personne ne veut comprendre. Il sait pourquoi, lui, pourquoi se réveiller avec du chaud brûlant.
Autrefois, il y a des années, il ne sait plus quand, tellement il était encore petit, il y avait une autre chambre, un autre lit, un autre Patrick. Il s’appelait aussi Patrick, enfin peut-être, il ne s’y retrouvait pas bien dans les prénoms, surtout quand il était petit. Maintenant, ça allait, ça devenait plus clair dans sa tête, les noms de chacun. Mais, à l’époque, quand c’était encore très vague, un probable Patrick avait décidé de le sortir plus vite encore du lit en lui frottant le visage avec un gant d’eau froide. S’il était bien réveillé, s’il faisait semblant de dormir encore, il arrivait à sauter hors de son lit, très vite, et il ne recevait que quelques gouttes, pas grave… Mais s’il dormait à nouveau réellement, c’était pire : un choc sur sa face, une claque molle. Un choc mou, une claque folle.
Bon, c’était juste un gant de toilette mouillé, mais lui il était petit, enfin il croit qu’il était encore fort petit : le temps, c’est toujours difficile à compter. Surtout pour lui, Corentin, surtout avant.. Il détestait l’eau froide, pour ça. Et
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puis aussi parce que le froid mouillé dans son lit, il connaissait… sur tout son corps, partout. Le froid du pipi qui trempait ses draps quand la nuit se terminait. Le froid qui l’empêchait de dormir. Pour ça, on ne le grondait pas, mais on ne l’aidait pas non plus. Il ne comprenait pas quand ça venait, ni pourquoi, mais ça démolissait ses nuits. Avant, c’était l’agitation qui gâchait ses journées : tous ces chocs, ces événements inattendus pour lui qui ne comprenait pas le temps. Mais la nuit, c’était plus lent. Juste un moment de désagrément quand il se mouillait puis un désagrément plus grand, plus tiède, plus froid, et une nuit foutue, un sommeil raté. Bon, c’était le passé, du temps de l’autre chambre et de l’autre Patrick (ou Machin). Aujourd’hui, c’était fini, il se réveillait au chaud. Ses nuits étaient calmes. Le Patrick d’aujourd’hui était juste trop réveillant, trop rapide. Agité, mais gentil. Bon, voilà, comme les autres jours, il s’est habillé sans y penser, lavé par habitude, il est prêt. Pas très en forme, mais prêt. Après tout, ça va quand même mieux qu’avant.
Il sort de sa chambre et traverse le couloir en observant bien ce qui se passe. Il avait appris ça depuis longtemps : toujours regarder bien pour éviter les bousculades, pour ne pas se cogner aux autres trop énervés. Ou à Patrick qui court pour aller faire le café ou pour réveiller Henry qui a replongé sous sa couverture (Henry il referme même les tentures, il s’en fout parfaitement des colères et des gesticulations de Patrick). Lui, il aimerait être comme Henry, mais il est plus sage : il fait toujours ce qu’on attend de lui. Et depuis sa vie est plus facile…Avant, il ne comprenait pas ce qu’on lui voulait ; maintenant, il le sait, avec l’habitude d’abord, et puis après…
Bon, il va prendre son petit déjeuner. Tout est à peu près tranquille. Ils sont dix à manger là, et tous les autres sont calmes aujourd’hui. Enfin, agités, mais calmes : ils ne se disputent pas, pas de colères, pas de tasses renversées. Il demande du café à Henry (il est levé, Henry) et Henry le lui passe. Marc lui explique qu’il n’y a plus de choco et que le pain est sec, mais lui, il s’en fout un peu : ce qu’il aime, c’est juste quand tout le monde est tranquille à table, même si le pain est sec et qu’il n’y a plus de choco. Donc, c’est plutôt une bonne journée qui commence. Il regarde l’heure. Maintenant il sait ce que c’est, l’heure. Avant, c’était une bizarrerie, cette pendule, ces aiguilles…. Ca bougeait, on ne savait pas quand. On regardait avant, on regardait après, ça avait bougé… en cachette. Il avait essayé plein de ruses pour voir bouger les aiguilles, mais, rien à faire : s’il les regardait sans cesse, elles ne bougeaient pas ; mais qu’il tourne la tête un court instant et elles avaient bougé en cachette, parfois un peu, parfois beaucoup… Il n’y comprenait vraiment rien. Ni pourquoi on lui montrait parfois l’horloge en rouspétant, comme si elle devait lui expliquer la vie. Ensuite, il avait repéré certaines choses : quand les aiguilles sont comme ça, je dois partir ; quand elles sont comme ça, je vais me faire engueuler. Mais, à
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présent qu’il connaît le temps et les horloges et qu’ il sait les comprendre, il part toujours à temps. Ou alors c’est exprès.
Et c’est ce qu’il fait, en lisant : huit heures dix ; il prend son manteau et il se met en route. Pas pour une longue route, non, mais le pensionnat est quand-même à vingt minutes de l’école. Il regarde bien à gauche, puis à droite, avant de traverser. Il sait que c’est important, vital : toujours regarder à gauche, puis à droite, puis traverser vite avant qu’un bolide ne surgisse d’on ne sait où… une voiture qui roule si vite qu’on ne l’a pas vue venir. Avant, il ne pouvait pas marcher en ville seul. Il était toujours accompagné. Il ne savait pas d’où les véhicules pouvaient venir (il ne connaissait pas sa gauche et sa droite) et que certains roulent si vite, si vite, qu’on avait bien regardé, on ne les voyait pas encore, et puis, l’instant d’après, ils te fonçaient déjà dessus. Quand il avait pu marcher seul en rue, il avait failli plusieurs fois se faire renverser par des voitures conduites trop vite par des gens pressés, énervés, qui l’engueulaient en plus. Quand ça arrivait, il haussait les épaules et partait. Il ne racontait rien à personne, pas même à ses parents, le week-end : il avait trop peur de ne plus pouvoir marcher seul, en rue.
En rue, il y a beaucoup de choses à faire Il faut éviter les collisions. Et ne pas avoir à répondre à des gens qui lui demandent Dieu sait quoi. Il faut à la fois éviter le regard des gens, qu’on ne lui parle pas. Et aussi bien regarder autour pour ne pas se cogner aux autres. C’est difficile, mais il y arrive bien maintenant, et c’est si génial d’être libre. De ne plus être tenu par la main, entouré, serré, guidé, comme s’il n’avait jamais grandi. Maintenant, il a grandi. Il pense : grandi, mais il voudrait penser autre chose de plus clair. Il doit y avoir moyen d’appeler ça autrement que grandir. Il ne sait pas comment nommer ça, cet état qu’il connaît maintenant et qui lui permet de comprendre et les choses et le temps.
Avant, c’était terrible, avant, il ne savait même pas son nom. « Corentin ! » Sa main s’agite dans sa poche. Il s’énerve en pensant à cette époque où son nom-même était comme un mystère. A l’époque, toutes les choses étaient des mystères. Quand il était petit. Quand il n’avait pas encore « grandi ». Quand le temps lui-même était comme une énigme. Corentin a du mal à se souvenir de qui se passait dans sa tête à cette époque. C’était l’époque des baleines. Il avait découvert, il n’y a pas longtemps, ce que c’était : les baleines, et il s’était dit : C’est ça ! Avant, mes pensées étaient comme des baleines. Elles étaient molles, énormes et impossibles à attraper. Il ne savait pas quoi en faire. Dans sa tête, il voyait des images gigantesques, molles et fuyantes, et parfois elles devenaient brillantes comme des baleines mouillées. Et parfois aussi, elles lui faisaient peur, comme de sales baleines. Il essayait de les attraper et quand il n’y arrivait pas, il s’énervait de façon incroyable. Il tapait du pied, il
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se roulait par terre, on lui avait même dit qu’il criait trop fort. Quelle drôle de pensée : Quand j’étais petit, je criais fort ...
Corentin se souvient que quand on lui avait raconté qu’il criait si fort, ça lui avait paru tellement bizarre. Mais maintenant qu’il comprend mieux le monde autour de lui, il sait que c’était vrai : quand il se mettait en colère autrefois, parce que ses pensées lui échappaient comme de sales baleines fuyantes, il criait. Maintenant, il sait qu’on ne peut pas crier : c’est défendu. S’il crie, on va croire qu’il est fou. Alors, il s’arrange pour ne jamais crier. Et pour ne pas crier en rue, il ferme très fort sa bouche pour être certain qu’aucun son n’en sortira.
Corentin marche sur le trottoir. Il fait toujours le même trajet, c’est plus sûr, ça le rassure, lui qui n’est « libre » que depuis si peu de temps. Il connaît tous les endroits. Le coiffeur ( qui n’est jamais ouvert à cette heure-ci). Il avait voulu aller chez ce coiffeur-là une fois, par curiosité. Il n’avait pas réussi à bien se faire comprendre et était ressorti avec les cheveux trop courts. C’était moche, il préférait depuis toujours avoir les cheveux plus longs, mais Patrick lui avait expliqué que les coiffeurs n’en font souvent qu’à leur tête.
Puis, il y a un grand magasin. En revenant de l’école, il s’y arrête parfois pour acheter une canette ou du chocolat. C’est facile : il sait où trouver ce qu’il cherche, il prépare l’argent dans sa main et il passe à la caisse rapide. Ainsi, ni vu ni connu, il n’arrive pas en retard au pensionnat. Il doit y être pour cinq heures, sinon, il pourrait perdre l’autorisation de se déplacer seul,… trop dangereux ! Il ne sait pas téléphoner, alors il doit se débrouiller pour ne jamais avoir d’ennui ou de retard, sinon il perdra sa liberté. Et il sera de nouveau tout le temps accompagné, comme du temps où il était petit.
Il passe devant un café, fermé à cette heure, puis une boulangerie, ouverte, puis un photographe. Il aime les photos. Il y a chez lui plein de photos de quand il était petit. Des photos avec ses parents. Sur toutes les photos, il a l’air content, enfin content comme un môme, mais sa mère paraît inquiète. Enfin, c’est normal qu’elle ait l’air inquiète. Son père, non, il n’a pas l’air stressé. Sa mère a expliqué à Corentin (depuis qu’il a grandi) que son père n’était jamais stressé autrefois. Il pensait que tout s’arrange et que les femmes s’en font toujours beaucoup trop. Son père, il n’a jamais fait aucun effort pour communiquer avec lui, pas même maintenant : « Bonjour. Au revoir. Ca va ?… » C’est tout ce qu’il sait dire. Génial comme relation avec son fils ! Son fils unique de onze ans. Son père, il le regarde aujourd’hui encore comme s’il était idiot. Son père, il ne fait aucun effort pour le connaître, le comprendre.
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C’est lui qui a voulu qu’il aille au pensionnat . Sa mère avait pleuré beaucoup à cette époque-là. C’était au moment où Corentin apprivoisait ses baleines, même qu’il commençait à comprendre plein de choses, à former des pensées qui avaient un sens, à vouloir les expliquer à tout le monde. Et c’est à cette époque, justement, que son père avait voulu qu’il aille au pensionnat. Il n’avait pas compris, lui : pensionnat ?… Ca n’avait aucun sens. Pensionnat restait une baleine fuyante, une très grosse baleine. Une baleine qui semblait créer des disputes chez ses parents, alors qu’il ne savait même pas encore ce que c’était…
Finalement, il s’y plaisait à peu près, au pensionnat, parce qu’il pouvait s’amuser et discuter avec des enfants de son âge, sans se demander chaque fois ce qui allait se passer. Ses copains du pensionnat ne riaient pas de lui et avec eux il avait appris plein de choses. Il avait parfois un peu froid la nuit lorsqu’il mouillait son lit, parce qu’ici on ne venait pas le changer comme sa mère le faisait. Il avait juste un peu froid tout court. Il pensait : froid. Il pensait : triste. Il aurait voulu penser ça mieux. Il devait y avoir moyen d’expliquer mieux ce qu’il sentait, mais il ne savait pas comment. De toute façon, il ne pouvait pas vraiment demander qu’on l’aide à expliquer : triste, ou à raconter le froid triste parce qu’il ne voulait se confier à personne. Il resterait au pensionnat de toute façon. …
Corentin passe devant un petit magasin, un magasin de bouteilles et de cigarettes. Un magasin ouvert déjà à cette heure, parce qu’il y a des gens qui boivent et qui fument déjà tôt le matin. Il ne sait pas pourquoi, Corentin. Il comprend plein de choses, mais pas tout. Il ne comprend pas pourquoi on boit ou on fume. Il trouve l’odeur du tabac piquante, comme la fumée du feu de bois. Il a déjà essayé de respirer la fumée du feu de bois à travers une paille. C’était mauvais ! Il ne comprend pas comment on fait pour fumer, et ça, bien sûr, il ne va pas le demander ! Dans la vitrine, il y a des bouteilles, des cigares, des cigarettes, et puis des allumettes. Et puis d’autres allumettes, bizarres, celles-là. Il se demande ce que c’est que ces allumettes-là. Il se dit qu’il le demandera en arrivant à l’école, bientôt. C’est important de chercher à comprendre tout ce qu’il ne comprend pas encore. Depuis qu’il avait décidé de faire comme ça, les baleines étaient de moins en moins nombreuses et il dormait la nuit sans mouiller son lit.
Il arrive à l’école. Plein de gosses, agités. C’est difficile à expliquer, mais lui, Corentin il a décidé de ne jamais être agité. Il veut toujours avoir l’air calme. Il garde les mains dans les poches s’il ne doit pas vraiment les sortir. Il tient sa bouche fermée pour ne pas qu’on l’entende crier. Il veut avoir l’air tranquille, normal. On lui dit souvent d’ailleurs qu’il est un enfant tranquille. On l’a souvent félicité pour ça, mais parfois aussi on lui demandait de s’exprimer plus,
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d’aller jouer, de se mêler aux histoires des autres. Il n’aimait pas trop. Depuis longtemps, il préfère rester les yeux ouverts et le corps tranquille, les mains sages, à regarder le monde autour de lui et à traquer les baleines à l’intérieur de lui… Un jour, il aura trouvé toutes les baleines et donné un nom à chacune. Un jour, sur son océan, plus une seule foutue baleine, même petite, même rare, ne lui sera inconnue. Il se l’est juré.
Il rentre dans la classe, la maîtresse lui fait signe bonjour, il lui rend son signe. Il n’y a encore que lui dans la classe. Alors, il demande à prendre la craie et fait un dessin au tableau. Il demande à sa maîtresse comment s’appelle cette bizarre allumette qu’il a dessiné. La maîtresse signe. Il lève la main et imite le signe. Il répète le mot plusieurs fois, il répète le mot sur ses doigts : briquet. Il signe : briquet. La maîtresse lui signe : Bravo ! Il s’assied à son banc en signant, tour à tour : briquet, allumette, briquet,… Il pense : encore une baleine en moins !
Marc entre dans la classe avec Thierry, ils se donnent des bourrades et discutent à grands gestes. Corentin voit leurs bouches s’ouvrir pendant qu’ils parlent avec les mains. Il pense : voilà, ils crient, enfin, ils crient sûrement, tas d’idiots. Marc le regarde en train de signer, très vite : briquet, allumette, briquet, allumette, briquet, et se met à rire de lui. Il lui fait signe qu’il est fou, puis il répète la même chose, à grands gestes, à tous ceux qui entrent : « Corentin est fou ! » La maîtresse les gronde d’une main sévère. Corentin pense : le fou, c’est toi. Moi, je n’aurai plus jamais l’air fou. Plus personne jamais ne me prendra pour un fou. Mais il ne dit rien, il laisse sagement ses mains tranquilles, posées sur ses genoux, sous son banc. Il ne remue pas le petit doigt.
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