BRECHE
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Parti en train pour un court voyage, un homme refait un chemin ancien, un chemin... qu'il vous reste à découvrir...

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Publié le 08 avril 2013
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Licence : Tous droits réservés
Langue Français

Extrait

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BRECHE
I C'était un quelconque jour de printemps, un jour dont la chaleur cependant était presque exceptionnelle. Comme si un garnement, là-haut, avait, pour s'amuser, poussé sur le thermostat. J'avais décidé de rendre visite à mon ami Bastien, qui s'était installé depuis quelques années à l'autre bout de ce petit pays, là où l'on mange des gaufres ensablées à l'ombre des buldings gris qui se dressent face aux vagues. Et j'avais décidé de m'y rendre en train, afin de m'offrir quelques heures de torpeur tranquille.
Le train était à l'heure, pas bondé du tout, presque vide même, et une assez jolie voyageuse s'était installée dans le même wagon que moi, à portée de sourire. Je m’installai comme je pus sur la banquette S.N.C.B. (Sans Nul Confort: Belge) et tâchai de trouver le sommeil. J’espérais rêver à ma jolie voisine, donc je la fixai longuement à travers mes cils entrebaillés, l'imaginant allongée dans un endroit désert où elle et moi pourrions nous livrer à de gymnastes et sensuels ébats sous l’œil unique des satellites périterrestres qui n’ont rien d’autre à fiche que d’observer la météo ou encore surprendre d’afghans et surarmés espions, ce qui ne me concerne en rien.
Bref, ce futur séjour au pays des limbes du sexe me paraissait offrir de merveilleuses perspectives à mon voyage intranational. Soudain, le bercement propice au songe s’arrêta net, cassant le cours à peine entamé de mon érotique pensée. Ma covoyageuse me sembla moins jolie que dans mon rêve, le train plus gris, l’air un peu plus chargé de quotidiennes effluves. Bon, je retombais dans la matérialité de mon voyage quelconque.
J’interrogeai ma voisine du regard, puis, courageusement, de la voix: «Qu’est-ce qui se passe?» (Dans mon rêve, je lui disais tout autre chose). Elle répondit, avec une trivialité à la mienne pareille: «Je n’en sais rien. Une panne, peut-être?». «Merde!» lâchai-je en retour, aussi ordinaire qu’on peut être dans l'ordinaire réalité. Nous restions assis, un peu gênés. Bien, dans un tel cas, il convient sans doute au mâle de prendre l’initiative. Donc je dis, la voix assurée: «Je vais aller voir, restez ici.» et me levai pour arpenter le train avec virilité.
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II Je parcourus ainsi tous les wagons, encouragé par le «Merci, je vous attends.» de ma covoyageuse. Mais je ne rencontrai nulle personne plus au courant que nous de l’événement: que de sages retardés, passifs et somnolents. De plus, pas même trace du plus petit contrôleur de billets, du moindre agent de sécurité ni d’aucun uniforme absurdement rassurant.
Je fis demi-tour, persuadé que notre véhicule reprendrait bientôt son attendu itinéraire. Je retrouvai… Je ne retrouvai personne. Ma voisine avait changé de place: pas sympathique pour le modeste héros que je m’étais efforcé de singer. Bon, je décidai qu’elle s’était sans doute rendue aux toilettes et rien que l’idée de cet endroit douteux supprima définitivement le début d’érection que je baladais tranquillement depuis notre rencontre. Une minute, une demi-heure encore s’écoulèrent et rien n’avait bougé.
L’impression d’anomalie gonflait en moi, formant une bulle froide au dessus de ma poitrine et cette bulle opprimait à présent mes cordes vocales. Heureusement, je n’avais rien à dire à personne, ou plutôt il n’y avait personne à qui dire quoi que ce soit. Je me levai et m’approchai de la plate-forme, là où d’habitude stationnent de nombreux voyageurs qui ont pourtant, comme les autres, payé leur place assise et je poussai le bouton vert, sans espoir, presque par habitude.
La porte s’ouvrit sur la campagne ordinaire de mon pays petit: champs de maïs, prairies, vaches, clôtures électrifiées sans courant (Nos fermiers sont radins.), boueux sentiers, petites routes…
Je pensai à mon ami Bastien, qui allait m’attendre bien longtemps à la gare. Je me dis que lui pourrait peut-être m’informer de l’objet de mon prochain retard, car (Quelle ironie!), le haut-parleur devait le lui avoir annoncé. Puis je réfléchis qu’il ne se rendrait à la station que dans une heure et demie et je renonçai à utiliser mon téléphone de poche. Quelque chose en moi se réjouissait de cet incident bizarre même si un peu
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inquiétant... De l’aventure au rabais. Juste un peu d’imprévu dans la campagne plate et, cette fois, ensoleillée, de ma mini-patrie.
III Je sautai en bas du train, avant de l’avoir vraiment décidé et visai (ou plutôt: avisai) une ferme à distance raisonnable. Je mis le cap sur celle-ci et cessai à nouveau de penser… Une demi-heure encore plus tard, je remis en marche mon cerveau en veille. Je me retournai et constatai que le train n’était plus là. «Merde.». Je voulus appeler, enfin, Bastien, mais mon téléphone se fit hostile «Net aansluiting: Pas de réseau». Bon, de toute façon, je ne pouvais que prendre en main les rennes de mon inattendue destinée, je longeai la ferme et me rendis au village.
Facile, les pays aplatis: pour trouver son chemin, il suffit de viser les clochers. J’arrivai en quelques minutes près de l’église et entrai dans le café des «Boules». J’imaginai qu’on y jouait aux boules, toute autre idée aurait paru… euh… déplacée.
Je m’assis, tout seul en cet après-midi non férié, à une table en bois, sur une chaise en plastique. Dans un coin du café, un vieux monsieur effilait des haricots avec détermination… Il cria, mais pas très fort: «Il y a quelqu’un!». Une femme arriva, avec les mains mouillées et roses. Je demandai: «Une bière.» et elle me dit: «Bouteille ou pression?» éveillant en moi une physique impression de déjà-vu.
«Merde.» Troisième fois, pardon. Merde donc, ce n’était pas une impression, mais la réalité. J’étais déjà venu ici, dans ce bistrot villageois. Il y avait longtemps. Et il était déjà vieillot, et j’étais déjà seul, comme j’étais encore seul aujourd’hui, trouvant dans un séjour chez mon ami Bastien une distraction de célibataire soucieux de donner à sa famille le change. J’étais déjà venu ici il y a vingt… Vingt-trois ans! La femme
attendait, placide, ma réponse. «Bouteille.» dis-je.
IV Etonnamment, cette lente personne m’apporta ma bouteille à une vitesse véritablement raisonnable. Vingt-trois ans… «Santé!» Le vieux monsieur dit: «Santé.»
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lui aussi et je lui fis un geste du verre, je ne voulais pas qu’il sache que je parlais seul. Seul. Seul.. Toujours seul, comme au temps où j’étais pour la première et définitive fois seul. Comme lorsque j’avais traversé ce pays à pied pour oublier que j’étais seul, ou pour comprendre que je le serais à jamais.
A cette période, la solitude s’était imprimée en moi comme un fer à gaufre dans la pâte, mais avec la même douleur grésillante que celle que doivent ressentir les bestiaux qu’on marque. A présent, elle faisait partie de moi et j’avais apprivoisé cette vie à un, cette vie de tout seul qui ne doit de comptes à personne. J’avais fait ami-ami avec moi-même et j’étais juste, parfois, traversé par un regret acéré. Mais je connaissais tous les trucs, ceux qui chassent la douleur, la boule glacée qui vous bouche le larynx.
J’avais maintenant des stratégies, mais il y a vingt… trois ans, quand j’avais pris, à pied, les chemins qui traversent mon pays petit; à l’époque donc, j’étais incapable de museler le cri qui montait en moi. Je criais, en silence, je criais en dedans et, parfois, seul au fond d’une forêt ou au coin d’un champ, je criais vraiment, un cri à faire déboiser les cerfs…
V J’avais pris la route juste après, juste après … la disparition. J’ai encore trop de mal à mettre plus d’un mot à la fois sur cette… absence. Mais si vous cherchez au fond de vous ce que vous avez vécu de pire, alors vous toucherez la souffrance qui fut la mienne et me laissa, il y a vingt-trois ans, sur le carreau de l’existence, anéanti. Il y a vingt-trois ans, cette disparition subite, cet abandon terrible, avaient ouvert dans ma vie une brèche et j’avais pris la route à pied. J’avais traversé le pays, mouillé, sali, les pieds abîmés dans mes chaussures neuves, le visage gercé par la pluie.
Et j’avais marché presque un mois, traversant de part en part mon pays sans relief. Parfois, sur mon chemin, je trouvais un café ouvert. Celui-ci, je m’en souvenais, parce qu’il n’avait quasi pas changé. Qui m’avait servi alors? Sans doute le vieux aux haricots.
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Des souvenirs émergeaient dans ma mémoire comme des bulles. Cet hôtel où l’on m’avait dit que «Ça irait mieux, ça finit toujours par aller mieux.» parce que je pleurais sans m’en rendre compte au dessus de mon assiette. Cette automobiliste qui s’était arrêtée et qui avait voulu «m’avancer un petit peu». Ce chien cinglé qui m’avait suivi pendant dix kilomètres avant de rebrousser chemin. Cette fois où je m’étais perdu au fond d’un bois, le soir venu, et où je m’étais dit que je resterais bien à mourir là, comme le François des fagnes à qui on éleva la croix des fiancés… Mais j’avais retrouvé mon chemin, enfin un chemin, et je
l’avais remonté pour trouver un village, un pré où camper.
VI Tout me revenait en vagues, devant ma chope de bière, à côté du vieux aux haricots. Le vieux avait fini d’effiler son plat, il s’approcha de moi: «Ça va Monsieur?» et je repris une bière. Surtout, je ne devais penser qu'au voyage d’il y a vingt-trois ans, mais pas songer à ce qui, juste avant, m’avait envoyé sur les routes.
Je réfléchissais sûrement depuis longtemps, car ma deuxième bière, que je n’avais pas touchée, était presque chaude; et la femme avait déjà passé sa tête à la porte deux ou trois fois. Je lui demandai où se trouvait la gare. Elle me regarda bizarrement: «Il n’y a pas de gare ici.». «La gare la plus proche, s’il vous plait.?» Elle m’expliqua que ça devait faire douze kilomètres.
Je lui payai mes bières, sortis, et me mis à marcher. Il y a vingt-trois ans, il pleuvait. Aujourd’hui il faisait chaud à ramollir le macadam qui, noirci, fondait par endroits en petites plaques et je n’avais que de stupides baskets qui prenaient la chaleur comme d’autres prennent l’eau. Je marchais. J’arrivais à marcher sans réfléchir. Je pensais avec mes pieds. C’est à ça que ça sert de marcher, à faire descendre toute pensée au fond de ses chaussures, à traverser le paysage avec son corps en mettant sa tête en veilleuse.
VII J’avais compris ça, il y a vingt-trois ans, et, depuis, j’étais en pilotage automatique, je ne marchais plus, mais c’était comme du temps où je marchais. Je ne pensais quasi plus, qu’à ces choses concrètes qui s’additionnent pour former une vie d’homme seul. J’avais l’habitude de marcher comme marche une pendule. On dit ça chez nous, quand un
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objet fonctionne: on dit qu’il marche. Eh bien moi, je marche, depuis vingt-trois ans, sans avoir besoin de randonner. Je fonctionne. Bien.
Tellement bien que j’avais fait douze kilomètres pénibles dans une brume de chaleur en un temps qui m’avait paru négligeable. J'étais devant la gare. Un ticket, une attente, un train. Je demandai au contrôleur (car dans ce train-ci, il y en avait un) ce qui s'était passé dans le train de deux heures: il n'en savait rien. Il était dans les trains depuis ce matin, il avait sauté d'un train dans l'autre en ignorant les événements du monde, même ceux qui se passent dans les trains.
VIII Je devais appeler mon ami Bastien... Mais je m'endormis, cassé par la marche, avant d'avoir pris mon portable. Plus tard, le train s'arrêta, lentement, normalement, le long d'un quai. En face de moi, une jeune femme se levait. J'étais aussi arrivé.
Je sortis du wagon. Il faisait encore très clair, et toujours aussi chaud. Bastien était sur le quai, il avait l'air sans impatience. J'aurais voulu lui parler du train arrêté, de ma petite randonnée. Mais Bastien avait l'air serein et l'heure de mon arrivée était celle prévue initialement. Et mes baskets étaient propres.
Je refermai tout seul la brèche que mon cerveau avait ouverte dans le temps. Je refermai la page sur mon histoire passée et mon rêve si récent. Je branchai le pilotage automatique. Je marchais à côté de Bastien en direction de la voiture. Je me remis à penser avec mes pieds. Je dis : «Ça fait du bien de marcher un peu.». Bastien était d'accord. Je montai dans sa voiture. J'allais passer un super week-end.
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