Ca roule, j ai 20 ans.
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Ca roule, j'ai 20 ans.

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Description

C'est une oeuvre d'humour noir qui raconte la vie post-traumatique d'un handicapé après les événements du 12 janvier 2010 en Haiti. Le langage y est violent. Le cynisme qui traverse ce texte est présent jusqu'au bout.

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Publié le 29 mars 2012
Nombre de lectures 309
Langue Français

Extrait

Çaroule, j’ai20ans.
Je hais la nuit. Je hais le lit. Je hais le sommeil. Je hais ma mère. Elle va bientôt se réveiller à
côté de moi et prononcera le même mot sans faire attention. Une fois de plus je sentirai les picotements
quand elle le dira.Debout. Quand j’entends ces syllabes, surtout venant d’elle, les moignons me démangent.
Les fantômes réagissent à ces mots.Avancer.Marcher.Courir. J’ai peur du mot pied depuis que je n’ai
plus de jambes.
’étouffe sous cette bâche. Je déteste quand elle inverse les tâches ménagères. On fait le lit avant de jeter
la pisse dans la cuvette ! Je n’ai pas envie de parler. J’ai pourtant laissé ma chaise tout près du lit cette nuit.
Je ne supporte pas d’avoir à la demander tout le temps cette foutue chaise ! J’ai besoin de prendre l’air. Mais,
il va falloir que je l’attende. Elle va saluer six cent personnes avant de revenir faire le lit et rouler cette chaise
vers moi.Je hais ma mère! Combien de fois t’ai-je dit qu’il ne faut pas essayer de me soulever ? Je n’ai pas
besoin d’aide.Va! Je ne te dirai même pas merci. Arrête de me regarder. C’est bien ça. Je suis infirme et
ingrat.
as de chance. C’est une journée sans soleil. Je dois avoir plein de châssis dans les yeux et plein de
terre entre les doigts.Un handicapé ne serre pas la main aux gens, il n’a pas besoin d’avoir les mains
propres. Les paumes salies par les deux roues de l’infortune doivent sans cesse lui rappeler sa condition
d’animal. Je pue. J’en ai marre de demander de l’aide pour pisser. Un peu de soleil s’il vous plait, si ce n’est
pas trop demander ! Il ne faut pas qu’il pleuve. Je ne passerai pas une nouvelle journée en huit-clos avec elle.
Une nouvelle journée en prison. Je suis prisonnier dans ce fauteuil, dans ce corps, avec cette mère, sous cette
bâche, dans ce camp, avec ces gens, cette vie de merde. Je voudrais me mettre à courir.
l pleuvine.
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st-ce qu’elle va arrêter de parler ? Quand va-t-elle comprendre que même ensemble, à présent, nous
sommes tous deux SEULS ? Mes joues me font mal, j’en ai assez de sourire sans le vouloir. Elle va
commencer à poser des questions fermées, je serai obliger de répondre.
« C ne sont pas tes jambes qui t’empêchent de retourner à la faculté. Ça tu le sais, Jean. Hein ? » C’est quoi
selon toi ? Mes bras ? T’es tellement sotte que t’es incapable de comprendre. Quand va réapparaître ce
putain de soleil ?
« T’ s pas le seul à avoir un handicap après le séisme. J’ai vu des enfants plus jeunes que toi retourner
normalement à leurs écoles sur béquilles. Hein ? » Je t’emmerde ! Toi, t’as encore tes grosses jambes
zébrées, toutes couvertes de vergetures. T’es allée à l’école combien de temps ? Un mois ? Six mois ? Donc,
tu ne peux pas savoir ce que c’est que d’avoir été populaire sur un campus. T’as toujours été carrément
invisible. Il faut que je sorte.
« _ Quand te décideras tu à te rendre en cours, Jean ?
 _ Bientôt, maman. Bientôt.
 _ Ce n’est pas la première fois que tu le dis. Pourquoi ne veux-tu pas t’y rendre ?
 _ Donne-moi un peu d’eau s’il te plait. Maman, tu sors aujourd’hui ?
 _ Oui. La pluie s’arrête. Tu as besoin de quelque chose ? Je vais demander à Mireille de rester avec toi.
J’ai rendez-vous avec les gens de l’organisation, ils distribueront peut-être des kits alimentaires. » C’est bien.
Part. Laisse-moi en paix. Mireille ne va pas rester. Quand elle arrivera, je m’arrangerai pour chier ; elle sera
dégoûtée comme d’habitude et partira pour me laisser tranquille. Mireille a complétement oublié qu’on
baisait avant.Quand j’avais mes deux jambes.
ireille c’est une salope. C’était la boniche de ma mère avant. Elle et moi on baisait ensemble dans son
dos. Maintenant qu’on n’a plus rien, elle baise avec un type dans le camp qu’est devenu notre quartier. Par
reconnaissance, de temps en temps, elle passe voir l’infirme sur sa chaise. Ce dégoût à peine voilé dans ses
yeux confirme qu’elle ne me sucera plus.
2
Si je n’étais pas rentré sauver la peau de son gosse, resté coincé sous la table… Non. Je ne dois pas y
penser, c’est ma zone de fierté. J’ai perdu mes jambes pour la vie d’un enfant et c’est bien. Que le môme
meurt trois semaines plus tard, cela n’a aucune espèce d’importance. Et puis, je baisais sa mère ; il aurait pu
être mon fils. J’aurais pu être père à dix-neuf ans. Ce gosse, c’était peut-être le mien. Pourquoi me suis-je
senti si responsable de sa vie ? Il faisait tellement noir, je pouvais sentir le sang couler de mes égratignures.
J’avais de la terre dans les globes oculaires, ils me brûlaient. Je ne voyais rien mais je sentais ces chairs et
ces os que je pressais avec mes coudes et le reste de mon corps. J’avais retenu un cri de cœur quand mes
lèvres béantes ont effleurées par mégarde, sans désir, d’autres lèvres mortes.J’avais peur. Ces secousses
m’avaient quasiment rendues idiot.Pourtant. Je continue d’avancer. Je tends les bras et je prends l’enfant
qui s’égosille. Ça bouge autour de moi. J’ai un mauvais pressentiment ; si je le laisse la, je pourrai sans doute
avancer plus vite. Je connais bien le chemin que j’ai tracé à plat ventre au milieu de ces débris, j’aurai du mal
à continuer avec lui dans mes bras à certains endroits. Il arrête de pleurer. Il est sûr qu’il va s’en sortir, sans
doute, mais moi non. Cependant, je le garde serré contre moi. Je m’exécute. Enfin, je le tends vers
l’ouverture, quelqu’un l’attrape. Je sens la bague de ma mère écorcher ma main. Où est sa mère à lui ?
Pourquoi la mienne garde-t-elle encore cette bague ? Elle crie, elle a peur de perdre le second homme de sa
vie. Son unique enfant qui veut jouer au héros. Je me prépare à me retourner sur le dos, c’est ainsi que je suis
rentré, dans cette position mes mouvements seront plus libres, pareil à lorsque je suis venu au monde, je
suppose… Sous le poids de la douleur, j’ouvre mes paupières mais je ne vois rien. Enfin… si. Le visage
effrayé de ma mère que j’imaginais. Tout juste avant de m’évanouir dans un dernier hurlement, je sentis les
dents de la scie détacher les restes d’os qui me gardaient collé aux rochers.
e pense sans cesse au dernier film que j’ai vu :le mien. L’acteur qui perd ses jambes pour de vrai. Je
pense aussi à tous ces gens qui pour m’obliger à abréger mes sanglots cette nuit n’ont pas arrêté de me dire
que tout irait mieux le lendemain. Comme quoi, les choses vont toujours mieux le jour d’après. Soit ils ont
entièrement tort, soit l’exception demeure pour un lendemain de tremblement de terre. Je remémore la
dernière fois que j’ai vu mes orteils. Mes ongles étaient sales et longs ; je n’ai eu cesse d’avorter le curage.
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C’est le seul moyen d’échapper à l’humiliation quotidienne. Ma mère a fini de me laver. Suis-je obligé
d’ouvrir la bouche pour lui demander un peu d’argent ?C’est mon anniversaire aujourd’hui. Elle
m’épargnera cette gêne.
ujourd’hui, j’ai le choix. Je peux même faire les deux. Ce n’est pas toujours ainsi. Même si l’effet
diminue progressivement, je me rends toujours dans ce cyber café pour relire nos mails. Les siens surtout, et
parfois les miens.Je vis avec trois fantômes. J’irai relire les mails, ensuite je m’achèterai une bouteille de
rhum. Une bouteille c’est plus qu’un verre, mais un anniversaire justifie tout.
l y a un courriel que je connais par cœur. Il date du 24 janvier 2010.Tu me croyais mort.
Juan, Je sais que tu n’es pas mort. Je l’sais parce que j’t’aime trop pour ne pas l’sentir. Je m’en
voudrais tellement de ne pas soupçonner ta mort au fond de moi. Alors, je me dis que ça s’peut pas. Il aurait
fallu que j’ressente un truc dans mon ventre pareil aux mères. J’en ai parlé à mes amies, elles sont toutes
d’accord. Elles me supportent. Marie dit qu’on peut tout voir avec son cœur. Moi, j’ai cherché parmi ces
morts qu’on montre tous les jours à la télé (de moins en moins maintenant) et je n’t’ai pas vu. Je le sais aussi
parce que tu as promis de venir ici en France pour m’embrasser.Tu n’peux pas trahir ta promesse.Salaud!
Tu n’en as pas le droit ! P.S- Fais un signe. Un seul. J’t’en supplie. » Et puis, celui du lendemain. Celui qui
m’a pris des larmes.
« J an, Je t’aime. Je n’peux pas m’empêcher de pleurer. J’ai tellement mal à la tête maintenant. Ma mère est
devenue moins tolérante, elle a compris que cet étranger sur internet était plus qu’un ami. Elle dit que je suis
folle. Que je lui fais honte. À vrai dire, elle ne sait plus quoi répondre aux gens lorsqu’on lui demande c’que
j’ai ; et vois-tu, moi non plus je n’sais pas. Juan, tu n’es pas mort, hein ? Tu vas venir comme promis ? Tu
vas trouver un visa comme tous les autres ? J’l’ai entendu à la radio, on donne beaucoup de visas aux gens
de ton pays depuis que cette chose est arrivée. Dès que tu auras ton visa, tu prendras un avion et tu viendras
me trouver ici en France. J’habite à Grenoble maison ira ensemble à Paris, on dansera tout près de la tour
Eiffel pareil que dans ton rêve. P.S- Plus tard, quand tu seras vraiment mort, avant moi bien sûr, je viendrai
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met re des œillets sur ta tombe ; alors toi, n’oublie pas de m’apporter des magnifiques roses. Sinon, jte
bloque sur MSN. M.d.r. » Et puis, celui du surlendemain.
« Ju n, Fais un signe. Juste un. J’ai le sentiment que quelque chose de terrible t’es arrivé. Es-tu blessé ? P.S-
Entier ou enpièces détachées, j’te veuxpour la vie. »
lle a dit :pièces détachées. C’est ce qui m’a rendu con.Cassy. Cassandra, mais moi je t’appelais
Cassy ; j’étais d’ailleurs le seul à le faire. J’étais le seul à faire plein de truc avec toi.Derrière un écran
d’ordinateur. Une virtualité qui se réalisait jour après jour dans nos vies. Te reverrai-je ? Tu n’es pas un
orteil.
lle a dit :pour la vie. J’ai été con de croire. Une petite blanche, c’est ainsi que je te voyais. Une petite
blanche que je vais me taper. Je n’étais même pas sensé me rendre à cette réception. Al et moi nous ne
connaissions pas les gens. Nous étions juste si bien sapés qu’on eut envie d’une nouvelle folie. On s’amusait
bien à l’époque; ces temps-ci il ne vient presque plus me voir. De toute façon, je préfère qu’il ne vienne pas.
C’est dangereux le regard d’un ami, ça peut t’emmener n’importe où. On allait partout quand on avait envie
d’une folie et on a débarqué à cette réception de mariage de fils de riches. Armés de la langue qu’il faut et de
sourires charmeurs, on a passé la porte sans invitations. On voulait le buffet, pas les femmes, maisle
champagne appelle la robeet je t’ai vu. T’étais un peu plus qu’une petite blanche. Une jolie jeune femme.Je
sais différencier une vraie blanche d’une mulâtresse, j’ai donc gagné le pari contre Al. Il ne m’a jamais filé
un sous. Il m’a offert l’occasion de t’approcher en m’envoyant t’apporter ce billet et c’était suffisant. J’ai
floué mon ami. J’ignore ce qu’il a bien pu écrire dans ce billet, cependant, tu m’as croisé dans le couloir près
des toilettes et tu m’as souri. Tu as dit : « Salut, Alex ». Ce n’était pas mon prénom mais le sourire m’était
destiné alors je l’ai attrapé ainsi que tout le reste, en souriant à mon tour.
l’époque, je te culbutais, Mireille, même si j’avais envie d’arrêter. Tu ne voulais pas, alors j’ai joué à
un jeu dans ma tête. Il me suffisait d’imaginer que j’étais avec la petite blanche et puis on ne se lâchait plus.
On le faisait partout dans la maison et même en rue quelque fois. Tu aimais ça. C’était ce désir dans mes
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yeux qui t’excitait autant, j’en suis sûr. Ne reste pas là, sinon je vais chier.J’ai envie d’être seul aujourd’hui.
Ton cul ne me fait plus de l’effet. Tu couches avec une merde. Donne-moi ce foutu café et dégage ! J’aurais
mieux toléré les conversations avec ma mère plutôt que ta présence. Tu ne dis rien pourtant tu pues la
mauvaise vie.
__ Cassandra ! C’est beau. Ce double ‘s’ donne du charme à ton prénom. Moi je vais t’appeler Cassy.
Je peux ?
 __ Euh…oui. Cassy ! Ça a d’la gueule. Alex aussi c’est beau. Ce ‘x’ le donne un côté tonique.
 __ En fait je m’appelle Alex Jean. Et je préfère mon nom de famille.
 __ Jean c’est un peu lourd. J’vais t’appeler Juan. Ça t’va mieux. Quoique… Don Juan ne se s’rait
peut-être pas caché derrière un billet pour ensuite fuir mon regard quasiment toute la soirée.
 __ Même s’il brille, il faut un guide pour marcher en direction du soleil. C’est plus prudent.» C’est
vrai que Jean c’est assez moche. Je n’aurais pas pu lui dire que je m’appelais Jean Marcel.Les Jean Marcel,
les Jean Pierre, les Jean Claude ne brillent pas en société. Je lui ai menti. J’ai créé un personnage. J’ai
utilisé la langue qu’il faut, celle qui met en valeur les noirs.Cette langue, quand on la maîtrise, nous donne à
nous noirs une gueule d’intellectuel; et puis, de toute façon, elle n’aurait pas compris un mot de créole.
J’adore parler français.
lle était là en visite. La sœur de sa meilleure amie qui est Haïtienne se mariait. La petite blanche devait
repartir dans deux jours. Je lui ai refilé l’adresse d’un compte Yahoo qui n’existait pas encore. Rien ne
m’avait encore attiré vers les ordinateurs à l’époque, même pas les femmes nues. Je préfère m’envoyer en
l’air plutôt que regarder les autres à l’œuvre. Elle m’a laissé lui donner ce baiser à la commissure des lèvres.
La petite blanche sentait bon. Je débordais de joie mais l’usurpateur ne pouvait rien raconter à son meilleur
ami.Ce n’était pas le champagne, Al,c’était l’amour. À présent, je le sais. Mais, ce soir là je n’ai vu qu’une
petite blanche, du sexe et l’occasion dorée dequitter ce pays de merde.
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’est fou ce qu’il peut faire chaud aujourd’hui. Il y a un moment, le soleil ne voulait même pas se
pointer. Je n’irai pas au cyber café avec cette odeur. Je devais chasser Mireille. Quand les gens ont un
mauvais fond ça m’écœure. Tu dois être dans la classe des irrécupérables. J’ai vu tes yeux ce jour là. Des
saletés de ton acabit voulaient piller la banque de la République deux jours après la catastrophe, ils ont crié
que la marrée montait. Dans l’état de traumatisme qu’on se trouvait tous, on a cru à un tsunami. Elle croyait
même à une fin du monde cette population.Elle croyait en tout donc en rien. Dans l’espace de quelques
jours,une quantité folle de gens ont perdu l’esprit. Au milieu de ces gens qui parlaient, hurlaient, dansaient,
priaientseulsj’étais allongé, affaibli, sorti trop tôt de l’hôpital trop plein, sans chaise, quand on a commencé
à courir pour fuir les eaux invisibles qui montaient. Ma mère avait besoin d’aide pour me transporter, elle l’a
demandé à Mireille qui était tout juste à côté de nous. Cette Mireille qui me regarda droit dans les yeux avant
de lâcher mes moignons ensanglantés et mal pansés, lorsqu’elle sentit qu’un handicapé, qui la faisait jouir
dix à douze fois par semaines, risquait de l’empêcher de courir convenablement afin de sauver ses fesses.
Personne n’avait vraiment d’autorité, ma mère et moi étions devenus très pauvres avec l’effondrement de la
maison ; la vie seule avait réellement de la valeur. S’il y avait vraiment eu un tsunami, ma mère serait restée
mourir avec moi sur cette place publique désertée. Autour de nous, il n’y avait que les plus faibles : des
enfants, des vieillards, des femmes enceintes, des aveugles, des malades et des animaux affaiblis ou blessés,
tousabandonnés. Plus tard, dans la matinée presque, on comprit que ce n’était qu’une fausse alerte et les
gens firent face à un certain dégoût pour eux-mêmes. Une femme avait jeté son bébé dans la volée ; une
autre avait marché sur le visage de sa fille ; c’était aussi ce policier qui avait flingué un collègue pour fermer
sa portière ; cet homme qui lançait des coups de pieds à tous parce que la pick-up dans laquelle il se trouvait
était trop chargée. Quand les gens ont un mauvais fond ça m’écœure.
 e vais m’acheter une bière, la bouteille de rhum sera pour ce soir.De toute façon, le rhum a un meilleur
goût la nuit.
l et moi, on aimait la bière.J’ai remarqué que lorsqu’on était amoureux une bière pouvait prendre
plusieurs goûts sur la langue. Tout dépend de la chose à laquelle on pense. En fait, c’est moi qui aimais la
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bière, toi, t’avais toujours peur de te soûler. Je devenais léger et toi tu restais sobre et tu riais faux à mes
bla
es. Bon, j’exagères, tu ne riais pas faux ; mes blagues étaient assez bonnes mais tu te surveillais,quoi?
Tu surveillais tout et je n’appréciais pas beaucoup. Tu restais surtout sobre quand c’était à ton tour de régler
les notes. Et quand c’était ma tournée, tu prétextais toujours la faim avant de commencer à boire. Alors on
commandait et je dépensais deux fois plus de sous que toi. J’étais le seul qui avait un petit emploi pendant
qu’on était encore au lycée. Tu as du te dire que c’était justice ? Du reste, on s’amusait bien, on avait
toujours l’air de deux tarés dans ces bars. On se marrait très fort pour faire chier la clientèle. Une fois, on a
dragué la femme d’un flic, tu t’en souviens ? Le mec nous guettait. Je ne sais pas pour toi mais je te jure que
j’ai eu chaud moi. On s’est tiré d’affaire en faisant de l’humour.L’humour c’était notre vrai porte-monnaie,
notre carte d’identité. On inventait des gags. On rentrait tard dans la nuit. Ma mère gueulait, elle a toujours
dit que tu me mettais sur un mauvais chemin. Elle a aussi dit que tu n’étais pas un ami.
e meilleur de tout cela, c’est les premières gorgées de bières.La soif étanchée du plaisir est toujours
suivie d’une vague satisfaction, la sensation d’une porte ouverte, une sorte d’objectif atteint. Une averse
boycottée sous le regard flegme du soleil. Un couronnement.La liberté. Pour cela, il faut avoir été impatient
de toucher son allocation mensuelle, impatient de recevoir ce coup de fil d’un collègue qui te l’annonce sur
un ton de secret ; il faut avoir été exaspéré d’écouter une mère qui se plaint, qui gronde et qui étouffe, il faut
avoir senti que le lit devenait trop étroit, que dormir à côté de sa mère à cet âge était offensant ; il faut avoir
pensé sans espoir à un renouveau de la garde-robe ; et, le plus important il faut suer, pester contre la chaleur
et rentrer ou non dans un bar, accompagné ou non de son meilleur ami, être content d’avoir en poche plus ou
juste de quoi payer cette bière.La première gorgée doit me remplir la bouche, c’est la vie que j’avale.D’un
trait.
vingt ans, on se tient debout, on marche, on court, on vole, on remue la vie. A vingt ans on ne perd pas
ses deux jambes dans un tremblement de terre pour sauver la vie d’un enfant qui meurt trois semaines après.
Cette soustraction semble m’avoir ajouté des années.Tous les handicapés sont vieux. Tous les vieux sont
morts d’avance. Mon fauteuil roulant est mon cercueil. Il roule vers la mort. C’est moi le membre fantôme…
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Je suis pathétique. Ce que je suis, ce que je pense, ce que je fais, tout est pathétique. Je me sens l’âme de
commettre les pires crimes. Je crois que c’est ça être désaxé. C’est faire ce que ce mec a fait dans la nuit qu’a
suivi le séisme : enculer ta copine sur la tombe de ton père dans une cave. Ou, décharger son pistolet sur le
ciel quand on est un mafieux qui apprend la mort de son frère jumeau.Caresser l’irrationnel.Quand on se
sent pathétique, on va où les autres ne vont pas en temps normal. On descend. L’émotion la plus basse
qu’ont couvé nos âmes ce jour là c’est : l’impuissance. Les deux mecs cherchaient à conserver leur virilité,
leur zone de puissance, l’un parce qu’il n’avait plus les valeurs qui servent de repères, l’autre parce qu’il
n’avait plus la vengeance qui atteste souvent nos existences. Ils ne voulaient pas se sentir pathétiques comme
moi aujourd’hui. Etre pathétique c’est faire pitié,perdre pied,chuter, mériter les larmes des autres.
Devenir une grosse merde.
e pleure peu maintenant, presque plus. Sauf quand je m’énerve beaucoup. Ma mère est persuadée que
ce sont des larmes de tristesse. Alors, elle me dit «tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir». Elle ne
comprend même pas le sens de ces mots. Quand elle dit ces choses, il me prend une envie de la gifler ou de
crier : «espérer en quoi ?! En qui ?!». Ce qui m’exaspère le plus c’est de réaliser qu’aucune de ces actions
n’auraient alors permis à ma mère de se faire ne serait-ce qu’une idée de ce que je ressens. Et, parfois, après,
je m’attendris. Cette femme fait tout pour me rendre heureux et tout ce qu’elle fait écarte le bonheur d’elle,
de moi, de nous.
vant je savais aimer, me contenter et apprécier les petites choses que je ne remarque plus. Je m’apitoie
peut-être trop sur mon sort. Quelques semaines après la chirurgie adaptée, je m’étais dit que j’allais écrire. À
la faculté, je rédigeais des poèmes de temps en temps, pour moi-même. J’écrivais comme on balançait un
crachat morveux. Pour moi, il était question d’éjecter la crasse que j’avais à l’intérieur. Mais, écrire ce n’est
pas ça ;on ne demande pas aux gens de payer pour avaler les saloperies qu’on crache. Ce n’est pas notre
plaisir qu’on cherche dans ce métier, c’est celui des autres. Donc, je me suis dit qu’écrire n’appartenait pas à
mon univers. Je ne me sens pas capable de rendre les gens meilleurs qu’ils ne le sont. Et puis, il faut voir ce
qui se passe autour de soi, observer.Moi, je suis devenu trop égoïste pour soulever mes paupières, beaucoup
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trop égoïste. Il y a par exemple cette fille, cette danseuse dans notre camp, que je feins de ne pas voir, elle va
mal.
Tu es assise, belle, heureuse même si tu n’en as pas vraiment conscience,tu joues avec ton neveu. Il a
tout juste deux ans. Tu sais pertinemment que tu ne vas pas rester jeune toute ta vie, cet enfant qui te regarde
avec des yeux chauds et amoureux te donne envie de mettre au monde. Cet enfant que tes parents réclament.
Normalement, ils sont en haut. Ton père qui essaye de rester jeune grâce à la musculation et ta mère qui
essaye tes vêtements trop courts. Le chouchou de la famille et sa femme sont dans une pièce à côté, faisant
peut-être ce que tu penses qu’ils font. Neuf autres sont éparpillés dans cette grande maison ; tu peux entendre
leurs voix et pas en-dessous et en-dessus de toi.Toi, tu es assise, belle, heureuse même si tu n’en as pas
vraiment conscience. Ceux que tu aimes, sont presque tous autour de toi et puis ta vie perd de l’assurance,
elle tremble. Tu as trop peur pour conserver ton esprit. Cette maison qui t’a vu naître s’effondre, elle te
regardera sans doute mourir. Après, il n’y a plus qu’assourdissement et espace rétréci. La vie est de très
mauvaise qualité dans tes narines, donc tu cries. Tu hurles et ta mère aussi ; tu es sûre de reconnaître cette
voix aussi effrayée et feutrée que la tienne. Tu ne peux pas la rassurer. Tu essayes de comprendre ce qui
t’arrive, mais au milieu de ce noir les questions restentsans réponses. Ton cœur affolé ne parle que de peur.
Tu avances sur tes genoux blessés, tu tâtonnes et découvre cette motte de chevelure douce. Ton petit neveu
aux yeux chauds ne verra plus rien avec amour. Plus rien n’a de sens ; tu veux vivre pour vivre et découvrir
ce qui a survécu car ta mère ne crie plus quand tu l’appelles. La faim ne te donne pas d’idées exactes sur le
temps que tu passes dans ce trou noir. Tu sors enfin. Et, tu apprends que tu es la seule survivante parmi les
quatorze personnes que tu chérissais. Tu fais chercher ta mère qu’on retrouve morte après dix jours. Tu
viens de vivre ce qu’on appelle :un lendemain de tremblement de terre.
 Cette fille, cette danseuse, elle va mal. Elle a gardé ces deux jambes mais je sais qu’elle ne se tiendra
plus jamais debout.Même si elle continue de danser, de se maquiller et de faire la fête. Elle ne marchera
plus, elle roulera autant que moi.Elle roulera sur l’existence. Elle est pathétique. C’est pour ces gens que je
pourrais écrire, mais je ne saurai quoi leur dire.
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quand le soleil se couche. On aurait dit qu’il meurt ’aime . Les gens n’y pensent pas mais on ne sait
jamais quand ce sera la dernière fois. Moi, depuis quelques temps, je regarde toujours le soleil comme si
c’était la dernière fois. Aujourd’hui, je n’ai même pas à lever ma tête, son reflet dort sur ma bouteille.
u’est-ce qui m’a pris de lui envoyer cette photo ? Je faisais confiance aux sentiments. C’est une excuse
que j’invente pour me disculper peut-être. À sa place, je n’aurais pas voulu d’une fille à qui il manque
plusieurs jambes. Mais, elle avait dit : pièces détachées et mon imagination s’était alors enflammée. J’en
avais parlé à Al, il m’a dit quela vérité était toujours mieux qu’autre chose. Il n’était bien sur pas à ma
place. J’envoyai alors à Cassy après quelques mois une photo de moi assis sans pieds en train de sourire.
Qu’est-ce que je croyais ? Que ma chaise H.I.S. (Health Is Sun) CHAIR allait briller aux yeux de cette fille ?
Qu’elle allait sourire de bon cœur elle aussi ?On ne sourit pas de bon cœur à ceux auxquels il manque des
morceaux. Elle ne savait pas trop ce que c’était que les pièces détachées ; les gens parlent sans prêter
d’attention soutenue à ce qu’ils racontent.Ils ne s’écoutent pas parler. Je lui ai montré de vraies pièces
détachées et elle n’a vraisemblablement pas aimé.
 Qui pourrait aimer les pièces détachées ? Je ne connais qu’un seul type amateur de ce domaine
sentimental. Il a baisé des cadavres pendant trois jours. Il guettait, ivre, sans destination, les corps de belles
jeunes femmes décédées lors de la catastrophe, entières ou en pièces détachées.
vant j’adorais marcher. Je marchais surtout la nuit. Je suis noctambule. Ce n’est pas que cette ville
donne du plaisir à le faire, c’est juste que… J’en ai besoin. J’en ai besoin pour réfléchir, pour fixer des
choses, pour rêver.; c’est difficile de rouler la nuitMaintenant, je ne marche pas je roule . Et, même si je
pouvais marcher, je ne crois pas que je l’aurais beaucoup fait. C’est difficile de rêver au milieu de
décombres. Tu peux juste rire quelque fois si tu as une âme vraiment libre. Tu peux rire quand tu repenses à
cet homme affamé, matraqué pour une boîte de petit pois qu’il tente de voler ; ou cet autre qui se fait
descendre pour une caisse de déodorants. Tu peux être surpris aussi quand tu revois des adolescents piller
une banque qui s’écroule lentement ; surpris aussi quand les nouveaux riches se font arrêter ou qu’un
nouveau pauvre partage ton pain. Au milieu des débris de ciment et de macchabés tu peux rire ou non de ces
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