Ce monde n a aucun sens...
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Description

Participation au concours d'écriture de l'Association des Bourgeons de Plumes.
Date de rédaction : 14 avril 2012
Thème imposé : Le thème de l'année 2012 est l'écrivain Albert Camus, tué en 1960 dans un accident de la route près de notre village, à VILLEBLEVIN. Les textes proposés par les participants devront obligatoirement être développés autour de cette citation de Camus :
« Un exemple n'est pas forcément un exemple à suivre... »

Informations

Publié par
Publié le 17 avril 2012
Nombre de lectures 143
Licence : Tous droits réservés
Langue Français

Extrait

Ce monde n'a aucun sens...
J'ignore comment c'était avant. J'ignore ce qui a pu réellement se passer. Tout ce que j'en sais n'est
que le récit que les vainqueurs ont rédigé. Je ne suis pas assez idiot que pour accepter simplement
les espèces de vérité gravées dans les livres d'histoire. Je ne suis pas assez naïf que pour croire que
les médias nous livrent simplement des faits. Est-ce que pour autant l'on peut dire que mon sens cri-
tique me rend plus malheureux ? Je n'ai pas réellement l'impression que les moutons qui se laissent
commodément emporter, mener par le courant touchent plus au bonheur que moi. Je suis juste...
plus solitaire ! Mais je ne me suis pas encore lassé de ma propre compagnie, c'est une chance. Il
n'est pas niable que parfois l'ennui me guette, mais j'estime que cela reste une situation préférable.
Abandonner ce que je suis. Faire taire ce que je pense. Me comporter comme eux et non comme
moi-même... Tout cela ne serait-il pas au final comparable à une sorte de suicide ? La mort d'un être
ne se limite pas au simple constat clinique. Et l'on peut très bien respirer et sentir son cœur battre
dans sa poitrine sans toutefois être réellement vivant. C'est ce que je pense...
Et pourtant... Mon père fut un héros de la révolution. Il y a perdu la vie, laissant une femme seule,
le ventre arrondi. Selon l'avis de tous, donc, je devrais être un fidèle partisan au pouvoir en place.
Cela semble tellement acquis que personne ne m'a même jamais posé la question. Il me suffit de
donner mon nom, de confirmer mon lien avec l'illustre paternel. Et voilà, le tour est joué ! Nul men-
songe à proférer lorsque l'on croit ainsi en vous sans même ne rien savoir de celui que vous êtes.
Les gens s'en moquent... La plupart du temps, ils se montrent juste heureux – sans doute de manière
très hypocrite – de me rencontrer. Et se disent même parfois très sincèrement honorés d'approcher
quelqu'un tel que moi. Réalisent-ils seulement que je ne suis pas mon père ? Que je ne l'ai jamais
connu ? Que son héritage, ses valeurs ne sont pas forcément les miennes ? Non, bien sûr que non.
Quelle importance pour eux ? Ils doivent juste penser que d'être bien vus de moi leur causera plus
de bien que de tort, me prêtant peut-être plus de pouvoir que je n'en ai réellement.
Je ne peux pourtant pas dire que mon nom m'est inutile. Sans lui, je ne serais plus, tout bonnement.
Le dôme est supposé être un cadeau post-révolution. Protégeant les âmes y déambulant de toutes
menaces extérieures. Les criminels en étaient éjectés. La pollution gardée hors de ce couvercle
bienfaiteur. Une bonne idée sur le papier, certes, et qui peut sans aucun doute réjouir une bonne par-
tie de la masse. Elle a réclamé une main-d’œuvre colossale, procurant des emplois à un grand
nombre. Pourtant, tout n'est pas aussi beau. Cette bulle imperturbable a permis également de ne lais-
ser filtrer aucune information de l'extérieur. Nous sommes coupés du monde. Comment mieux s'as-
surer un contrôle totalitaire qu'en marquant une telle fracture ? C'était une idée brillante ! Les
moyens déboursés devaient dépasser l'imagination, mais quel résultat. Nous achetons et consom-
mons ce que l'état nous permet d'obtenir, et n'ayant aucune connaissance de ce qu'il peut se trouver
au dehors, nous nous en contentons docilement !
La liberté d'échange n'est pourtant pas la seule chose dont nous avons été privés. Rares étaient les
œuvres d'avant « l'an 1 » auxquelles nous pouvions avoir accès. Cinéma, littérature, art sous toutes
ses formes... Tout cela est contrôlé au plus près par nos dirigeants. Une sélection drastique qui ne
permet pas au rêve de filtrer. En vérité, tout se ressemble à partir du moment où vous tentez de dé-
crypter un peu ce que l'on vous sert. La loyauté, le respect, le dur labeur, la civilité et l'amour de son
prochain... Voici les seules valeurs – à peu de choses près – qui peuvent encore filtrer. Pas de mort
sinon héroïque. Pas de contestation. Pas de rêve de grandeur, oh non, surtout pas ! De belles his-
toires, mais fades à désirer s'en arracher la langue pour ne plus jamais ressentir ce manque total de
goût... Je ne prétends pas qu'il n'existe pas un seul artiste de talent, bien sûr. Certains écrits sont par-
faitement rédigés, d'une qualité que je ne saurais jamais atteindre. Certains coups de pinceau ou de
ciseau valent certainement le coup d’œil. Mais à quoi peut bien servir la forme lorsque le fond est
aussi insipide et dicté dans l'unique intérêt d'un pouvoir qui ne souhaite pas être mis en péril ?
Après tout, qui mieux que des dissidents ayant réussi leur putsch peuvent savoir ce qu'il en coûte de
laisser le rêve d'un monde meilleur au peuple ? Ils ne veulent certainement pas commettre les
mêmes erreurs que leurs prédécesseurs, et cela se comprend volontiers ! Ainsi, ils vous disent com-
ment penser, ce que vous devez aimer, ce qu'il convient de faire pour être heureux et si cela ne vous
convient pas et bien... Dois-je vraiment vous faire état de l'endroit où finissent les contestataires ?
Ceux là n'ont généralement pas l'occasion de parler bien longtemps... Certains se font briser, menta-
lement et physiquement, jusqu'à ce qu'ils soient suffisamment conditionnés pour ne plus jamais
chercher à s'exprimer sur ce point. Ils sont alors relâchés, forcés de faire savoir à leurs proches com-
bien ils étaient dans l'erreur, et à quel point ils sont heureux qu'on leur ait montré la véritable voie à
suivre ! D'autres n'ont pas cette « chance ». Sont-ils exécutés ? Meurent-ils durant leur détention ?
Sont-ils expulsés hors du dôme lorsqu'il n'y a plus d'espace en suffisance au Pénitencier d'État A.
Cheelinger ? Les gens tels que moi ne sont pas en droit d'obtenir ces réponses, et il n'y a sans doute
que les plus grands pontes et leurs larbins qui sont au courant du sort de ces nombreux anonymes.
C'est comme bien souvent avec ces pensées en tête que je déambule dans cette mégalopole souillée.
Les gens que je croise ne me regardent même pas. Comme ils ne regardent personne d'autre. L'on
croise chaque jour des centaines d'êtres humains en quelques minutes, et c'est comme si aucun
d'entre eux n'existait de manière tangible. On nous prône les bienfaits de la communauté, mais ça ne
reste qu'un concept... La délation est tellement présente que personne ne souhaite s'éloigner bien
loin de son cercle. Et encore... même la famille et les proches amis ne sont pas forcément tous
dignes de confiance. Je n'ai pour ma part pas à m'inquiéter de ça. Je n'ai plus ni l'un ni l'autre. De
plus, le solde de mon compte bancaire me permettrait sans doute de passer le restant de mes jours
sans fournir le moindre effort et sans jamais me tracasser du lendemain. Pas de collègue non plus,
donc.
Je me suis peu à peu amputé de toute vie sociale. La cassure totale s'est produite il y a deux ans
déjà. Ma seule et unique tentative de rejoindre l'extérieur. De quitter cet endroit qui me donne la
nausée et de voir si l'herbe est plus verte ailleurs. Car en effet, des possibilités pour entrer et sortir
existent bel et bien. Mes compagnons et moi sommes parvenus à voir ce qu'il se trouvait en dehors
du dôme, mais ce ne fut que de bien courte durée. Ceux qui naissent sous ce ciel de verre où le vent
et la pluie sont inconnus se doivent d'y rester. C'est la politique de l'endroit. Je préfère faire ici l'im-
passe sur les détails. Trop de souvenirs remontent encore, et ils sont trop douloureux que pour les
laisser totalement refaire surface. Ce qu'il y a à retenir, c'est que nous nous sommes fait rattraper.
Certaines paupières se sont fermées à jamais avant même que nous fûmes ramenés dans l'enceinte.
Cette chance n'a pas été donnée à tous. Aucun n'a eu la mienne... Un patronyme peut parfois vous
sauver la vie. En hommage à mon géniteur, l'affaire a été passée sous silence, et ma liberté m'a été
rendue. Pour cela, j'ai dû vendre une partie de mon âme et dire ce qu'ils souhaitaient entendre. Sans
parler du fait qu'il m'a clairement été fait savoir qu'aucun autre écart ne serait toléré.
Je suis mort un peu ce jour-là, et ne cesse depuis de suffoquer petit à petit. Une impression de viol
moral qui ne me laisse jamais dormir tranquille. Suis-je seulement encore un homme depuis ce jour,
ou juste un cadavre en devenir qui attend son sort en s'enorgueillissant d'avoir un esprit plus ouvert
et brillant que ceux qui suivaient sans se plaindre ? Oui, cette question m'effleure parfois, mais je
n'ose pas vraiment y chercher de réponse. Que me resterait-il si je me faisais la pleine acceptation
que ma vie n'a pas plus de sens qu'aucune autre ? Autant en rester là donc. Respirer. Me nourrir.
Survivre. Car se laisser mourir serait encore pire que tout. Ce serait leur victoire complète sur celui
que je suis. Aussi absurde que cela puisse paraître, je ne peux pas leur laisser ça...
« Laissez-moi porter ceci, me déclare obséquieusement le groom de mon immeuble, mains tendues
vers le sac que je porte. »
J'hésite un instant mais finis par ne pas refuser. Ce n'était pas comme s'il y avait quoi que ce soit de
précieux là-dedans... Du jambon sous vide. Du fromage sous vide. Du pain sous vide. Ironique que
nos aliments subissent le même sort que nous qui marchons, respirons et vivons. Pourtant, j'ai bien
l'impression que dans notre cas, c'est ici, ainsi protégés, que nous pourrissons le plus rapidement. Et
ce même si j'ignore si d'autres, lointains congénères, profitent d'une vie meilleure.
Je décide comme à mon habitude d'emprunter les escaliers plutôt que l’ascenseur. Pas dans une vo-
lonté de me tenir en forme, c'est bien là un point qui n'a plus d'importance à mes yeux. Juste que je
trouve là une manière de tuer un peu le temps. Monter lentement, en choisissant moi-même mon
rythme. Mieux vaut cela que de me laisser guider. Cela me laisse penser que malgré tout mon dé-
goût et ma frustration pour cette vie, je jouis tout de même d'une habitation en surface. Mieux
même : en hauteur ! Dites à n'importe qui que vous vivez au septième étage, et vous verrez alors des
yeux et des bouches s'ouvrirent d'envie. L'altitude sous une bulle de verre et de métal est un bien
particulièrement prisé, c'est un fait.
Lorsque finalement mes pas font chuchoter la moquette de mon palier, je cherche à réguler mon
souffle qui ne s’accommode jamais vraiment très bien de cet exercice que je m'inflige. Mon paquet
m'attend sagement devant la porte, accompagné du souriant personnage qui l'a fait monter jusqu'ici.
Il a raison d'attendre... Pourquoi se priver d'un pourboire facilement gagné ? Avec ce qu'il gagne, il
ne peut pas vraiment se le permettre. Ne l'ignorant pas, je lui glisse un billet dans la main tout en le
déchargeant de mes provisions. Remerciement, courbette, puis d'un pivot il me tourne le dos et s'en
retourne guetter d'autres gratifications à grappiller. Il sait que je ne suis pas homme à faire la
conversation, et il semble que cela l'arrange bien. Cela lui permet de devoir moins longtemps garder
son masque d'hypocrisie.
Dans un long soupir, je fais glisser ma carte dans la fente d'identification. Mais le léger cliquetis ha-
bituel ne se fait pas entendre. Une simple petite poussée de la main contre la porte me fait savoir
qu'elle n'est pas verrouillée. C'est donc les sourcils froncés et avec prudence que je passe le pas et
referme derrière moi. Quelques bruits anormaux... Je n'ai pas d'animal de compagnie, aussi cela à de
quoi m'inquiéter pour de bon. Pourtant, il était impossible avec la sécurité de l'endroit que quelqu'un
se soit immiscé jusque là sans que personne ne le remarque. Avais-je par mégarde laissé une fenêtre
ouverte ? Ainsi, un animal aurait pu s'introduire dans ma propriété... Un oiseau sûrement, voir un
chat particulièrement agile que pour parvenir à grimper à cette hauteur !
Lentement je m'avance, serrant mes courses contre moi d'un bras comme pour me rassurer. Le
meilleur réflexe aurait peut-être été d'informer la réception, que quelqu'un s'occupe de ce souci pour
moi. Mais cette possibilité ne m'a tout simplement pas effleuré l'esprit sur le moment. La cuisine...
Ma main se pose sur la poignée, et je prends le temps de m'accorder quelques profondes inspirations
pour rassembler le peu de courage qu'il me restait encore. Puis je tourne et pousse brusquement,
pour découvrir un bien étrange petit oiseau.
Je reste un instant hébété devant cette vision. Cette fillette devait avoir quoi ? Dix ans, douze tout au
plus ? Un véritable petit ange à qui il ne manque que les ailes. Enfin... si l'on ne tient pas compte de
la crasse qui la couvre et de l'odeur qui émane d'elle. Combien de nuit faut-il dormir dans une dé-
charge pour se retrouver dans un pareil état, avec un fumet de ce genre ? Elle aussi me fixe, et il
m'est rapidement évident qu'elle est encore plus paniquée que je le suis. Pourtant, même ainsi, je ne
peux m'empêcher de la trouver formidablement belle. Malgré sa souillure. Malgré son odeur. Mal-
gré ces cheveux coupés à hauteur d'échine sans la moindre régularité. Oui, malgré tout ça, elle par-
vient à me bouleverser. Comme si la clarté de ses yeux bleus et l'innocence de son doux visage me
happaient intégralement, parvenant à refaire battre un cœur que je pensais agonisant à jamais.
Me trouvant dans l'encadrement de la seule issue, il lui est impossible de fuir. Et de cela, il me de-
vient évident que nous en avons tous deux parfaitement conscience.
« Du calme... lui dis-je en tâchant de le paraître moi-même. Je ne vais te faire aucun mal. Tu veux à
manger ? Un peu d'argent ? Je t'en donnerai ! finis-je par prononcer lentement. »
Elle ne répond rien, ne fait que pousser quelques... sortes de grognements. Ma tentative n'a pas l'air
tout à fait concluante... Pourtant je persévère. Lui montre ce que je viens d'aller acheter. Et peu à
peu, par des gestes mesurés, m'approche de l'espace de travail derrière lequel elle se trouve. Déballe
de quoi lui faire un sandwich sans qu'elle me quitte des yeux. Par contre, lorsque je le lui pousse...
Autant dire que ce fut comme si je n'existais même plus, l'enfant se jetant avidement sur la nourri-
ture que je lui offrais. C'est ainsi que je parvins à apprivoiser ce « petit animal perdu et affamé ».
J'ignore encore totalement comment elle a bien pu parvenir à s'introduire chez moi. Mais elle est la
meilleure chose qui me soit arrivée depuis bien longtemps, alors pourquoi s'embêter de ce genre de
détails ? Je ne me suis même pas donné la peine de lui poser la question. Car oui, il s'est avéré
qu'elle parle ! Et elle se montre même très intelligente, m'en fournissant des preuves jour après jour.
Par contre, elle n'a pas été capable de me fournir son nom, me prétextant qu'elle n'en avait pas et
n'en avait jamais eu, sinon « gamine ». Je décidais donc de trouver mieux et lui présentais de mé-
moire quelques noms d'oiseau, ce en référence à notre première rencontre bien entendu. Étrange-
ment, c'est vers Perdrix que son choix se porta finalement. Ce n'était pas le plus élégant, mais pour-
quoi pas ? Tant que cela lui plaisait, je n'avais pas à porter de jugement.
Nous sommes restés ensemble quelques semaines, où nous discutions de tout. Ah ! combien d'an-
nées depuis ma dernière véritable discussion ? Je lui ai livré alors tout ce que je savais, tout ce que
je pensais. Je me suis donné en devoir de lui enseigner ce en quoi je croyais, et ce sans omettre de
lui faire part de ma filiation. Ce que les politiques prétendaient et ce que moi j'estimais vrai ou faux.
L'esprit de cette petite est comme un bijou terni par des années de mauvais traitement. Une lame
rouillée et émoussée qu'il suffit de frotter et d’affûter pour la rendre magnifique et tranchante. Et
puis, je ne vous cache pas qu'elle s'est avérée encore plus merveilleusement belle une fois lavée et
changée. Depuis elle porte mes t-shirts comme s'il s'agissait de robes, ma grande taille le permettant
aisément. Une superbe fleur qui malheureusement avait poussé sur un fameux tas de fumier...
« En fait, tu es comme ton père ! me lâcha-t-elle un jour que nous discutions du bien fondé de la ré-
volution qui avait porté le parti au pouvoir. »
Étonné, je ne sus tout d'abord que répondre. S'il y a bien un être que je n'avais jamais pris en
exemple et dont je m'estimais éloigné... c'était lui ! Je ne crois pas en ce pour quoi il s'est battu. Je
ne crois pas en la société qu'il a aidé à construire. C'est même plutôt tout l'inverse !
« Que veux-tu dire par là ? ripostais-je finalement, perplexe et sur la défensive.
- Bein... Comme toi, il n'était pas heureux de sa vie. Comme toi, il avait envie que les choses
changent. La différence, c'est que lui il s'est battu pour ça. Et il a gagné, me répondit-elle de sa voix
enfantine que je trouvais si mignonne. »
Elle provoqua ainsi un nouveau silence de ma part. Sous ses airs d'ingénue, elle venait de m'exposer
au visage une vérité que je ne soupçonnais pas. Jamais je n'avais vu les choses sous cet angle. Et
pourtant, elle avait raison... Lui, il n'avait pas baissé les bras. Les risques qu'il avait pris n'étaient
pas moindres à ceux que j'encourrais. Ce petit être était entré dans ma vie il y a un couple de mois,
et ce temps lui avait suffit pour tirer de mon existence une évidence que je m'étais toujours refusé de
voir...
« Ca va ? finit-elle par me demander alors que je laissais s'instaurer le silence, le regard vague. »
Je ne fis que hocher du chef en toute réponse.
* * *
Un mois s'est écoulé. Ensemble, nous avons pris une décision importante. À deux, nous ne pouvions
pour l'instant pas faire grand chose pour changer l'ordre établi au sein du dôme. Mais cela ne nous
empêchait pas de changer de vie pour autant ! Il nous suffit de fuir ! Je connais la méthode. L'échec
de ma première tentative peut être imputée au fait que nous étions trop nombreux. Mieux organisés,
certes, mais tout de même trop nombreux. Là, juste elle et moi. C'est peut-être jouable. Cela vaut
tout du moins le coup d'être tenté. De toute manière, nous sommes décidés. C'est le jour J et nous
n'allons pas le manquer !
Je suis sorti faire quelques emplettes. Des vêtements décents pour elle, tout d'abord. Pas question
qu'elle sorte vêtue de mes t-shirts... Elle mérite mieux que ça, et j'aurais certainement dû me procu-
rer de quoi l'habiller décemment depuis longtemps, mais il aurait été trop suspect qu'un célibataire
endurci s'achète une tenue de fillette... Selon moi ce ne passerait pas inaperçu, ce pourquoi j'avais
attendu la dernière minute. Ensuite, un sac à dos d'étudiant et des vivres ; le premier pour contenir
les seconds. De l'eau, des biscuits, de la viande séchée... De quoi tenir le coup quelques jours, en
privilégiant ce qui n'éprouvait pas le besoin d'être réchauffé et qui n'était pas trop rapidement péris-
sable.
C'est étrange comme je parviens en ce jour à trouver cet endroit agréable. Je ne peux d'ailleurs pas
m'empêcher d'en sourire. Et en mon esprit une litanie se répète sans cesse, ajoutant encore à ma
bonne humeur. « Demain, nous serons loin. Demain, une nouvelle vie s'offrira à nous. Demain, je
n'aurai plus jamais à revoir cette cité décrépie ! » Ah ! le bien que ça fait... Perdrix avait changé ma
vie ! Elle m'avait redonné l'envie de me battre. De trouver une existence meilleure. Je n'avais rien
d'autre que ma vie, et je ne lui donnais pas une grande valeur. Maintenant, je l'avais elle. Et je me
devais de tout faire pour qu'elle connaisse un sort meilleur.
Je refuse cette fois de laisser au groom le loisir de porter mes affaires. Il risque d'y jeter un œil, et
cela je souhaite ardemment l'éviter. Ma hâte de rejoindre la gamine me donne grande envie de me
jeter dans l'ascenseur pour y être au plus vite, mais ce serait là une trop grande entorse à mes habi-
tudes. Je tente de m'apaiser. De me dire que la précipitation est une ennemie. Cependant ma montée
des marches est plus rapide qu'à l'accoutumée. Mon souffle est court au moment où j'atteins mon
étage, mais ce n'est qu'un détail futile. Personne n'est là pour en prendre note, de toute manière.
J'entre et la retrouve plantée devant la télévision. Elle se lève alors d'un bond et se rue sur moi,
ayant parfaitement connaissance de ce que je lui rapportais. Et quelques minutes plus tard, la voilà
changée. J'en eus presque les larmes aux yeux, tant elle paraissait heureuse !
Pourtant, ces vêtements n'étaient pas les plus beaux, loin de là. Une tenue sombre qui ne m'avait pas
coûté grand chose. Je lui offrirais mieux lorsque nous serons loin... Pour l'instant, le principal était
qu'elle se fonde dans la masse et ne soit pas facilement repérable. Je fis alors tout comme elle et me
changeais avec empressement. Cela fait, nous nous assurons que nous n'avons rien oublié en prépa-
rant notre sac. Je décide également de me scotcher au dernier moment un petit couteau de cuisine à
même ma peau, au niveau de mon abdomen. Ce serait suffisamment discret tant que l'on n'y prêtait
pas particulièrement attention, et juste à portée de la main. Après quoi je prends ma douce Perdrix
dans mes bras, la serre un instant. C'est la première fois que je me laisse aller avec elle à ce genre
d'élan d'affection. Mais elle n'esquisse pas le moindre mouvement de recul, et au contraire passe ses
petits bras autour de mon cou. De quoi nous donner le courage dont nous avons besoin...
Puis la deuxième partie du plan. Nous devons aller vite. Sortir de l'immeuble et ne laisser à per-
sonne le temps de venir me demander qui est cette jeune fille et d'où elle peut bien venir. Nous ne
pouvions pas faire autrement qu'elle soit vue de toute façon, la rapidité était donc notre seule solu-
tion. Si quelqu'un parlait de cela, autant tenter de mettre un maximum de distance entre les agents
du parti et nous.
Puis une marche prompte s'impose, jusqu'au moment où nous nous glissons dans une ruelle. Puis
une autre, et encore une autre... Poursuivre dans ce dédale nous permet d'esquiver un maximum de
passants. L'envie de courir me prend au ventre, mais je me dois d'y renoncer : elle ne parviendrait
jamais à me suivre. C'est pour elle surtout que je fais ça, faire quoi que ce soit qui pourrait me la
faire perdre ne serait qu'absurdité ! Demain, nous serons loin. J'allais pouvoir la guider. Demain,
une nouvelle vie s'offrira à nous. Avec son intelligence et sa beauté, si j'étais là pour la protéger et
l'éduquer, son avenir ne pouvait qu'être brillant. Demain, nous n'aurons plus jamais à revoir cette
cité décrépie ! Et des jours meilleurs s'annonceront alors pour nous deux. Ensemble.
« On y est presque, lui murmurais-je en tournant au coin de la rue. »
La bordure du dôme est toute proche. Sentir sa petite main qui serre la mienne est d'un précieux ré-
confort alors que nous approchons du moment crucial où nous allons nous rendre hors-la-loi. Cet
instant n'arrivera pourtant jamais. Je ressens une vive piqûre à l'épaule. En quelques secondes seule-
ment, ma vue se trouble et je m'effondre...
* * *
« ... triste tout de même que vous vous mettiez dans une pareille situation. Ce n'est pas faire hon-
neur à la mémoire de votre très regretté-
- Où j'suis ? dis-je d'une voix brumeuse, ne discernant pas grand chose avec cette lumière qui
m'aveuglait.
- Vous ne m'écoutez pas ? Je n'aime pas parler dans le vent, faites en sorte de vous en souvenir et de
ne pas me mettre plus en colère que je ne le suis déjà ! me rétorqua de manière agacée une voix
masculine que je ne connaissais pas. Vous vous trouvez actuellement en salle d'interrogatoire du Pé-
nitencier d'État Aaron Cheelinger, finit-il de m'annoncer, la tension en sa voix s'atténuant légère-
ment. »
Je reste alors silencieux. Je me suis fait avoir... Comment, je l'ignore, mais la chance ne m'avait pas
été donnée d'offrir à Perdrix tout ce que je lui avais promis. Ma peau ne vaut plus très cher. Si ce
n'est plus rien. Je suis un récidiviste. Peu importe que la prison dans laquelle je me trouve porte
mon nom, cela ne me servirait pas deux fois.
« J'ai maintenant votre attention ? »
La voix qui vient de rompre à nouveau le silence se montre d'une impatience certaine. Je me
contente d'agiter la tête de haut en bas. L'homme n'hésite alors pas à poursuivre.
« Alors comme ça, vous vouliez vous en aller ? À nouveau ? Pourtant dans votre dossier, il est écrit
que vous avez clairement assuré que ce genre d'idée ne vous effleurait plus. Que vous deviendrez un
bon citoyen. »
Je hausse simplement les épaules. Ces mots ne font qu'effleurer ma conscience. Cette dernière est
tout entièrement portée vers ma protégée. J'ignore où elle se trouve, j'ignore si elle va bien, et cela
me ronge.
« Je ne vous comprends pas. Ici, l'air est pur. Ici, il fait toujours beau et chaud. Ici, la criminalité est
tant minime qu'elle en devient négligeable... Que pouvez-vous bien attendre de l'extérieur ? Il n'y a
rien en dehors ! Rien que vous pourriez rechercher ou désirer ! poursuit-il.
- Vivre... Vivre ici est une souffrance sans nom. »
La faiblesse de ma voix m'étonne moi-même. Je n'aime pas en entendre le son, et ne cherche alors
pas à m'étendre en de plus amples explications. De toute façon, mon destin est déjà joué. Aucun ef-
fort ne peut encore être utile.
« Ah oui ? me rétorque-t-il sans la moindre compassion. Et bien, si vous n'aimiez pas votre vie,
voyons si ce qui vous attend va vous plaire ! J'espère que vous n'aimiez pas non plus la lumière du
jour, car vous ne la reverrez plus jamais... »
Je sens une pointe de plaisir dans ce commentaire. Mais il ne fait que me dire ce que je sais déjà. En
effet, je ne verrai plus jamais la lumière. Mon Soleil m'a été enlevé. Je ne peux toutefois pas rester
sans rien demander à son propos. Peu m'importe mon sort, mais je veux entendre qu'elle va bien,
voilà tout...
« Que va-t-il arriver à l'enfant qui était avec moi ? C'est moi qui ai tout organisé, elle n'y est pour
rien, déclarais-je, plaintif. Alors... s'il vous plaît... Prenez ma vie s'il le faut, mais ne lui faites pas de
mal !
- Un enfant ? m'entendais-je répondre, accompagné d'un bruissement de feuilles de papier. Vous
avez été trouvé et arrêté seul ! Il n'y avait personne avec vous !
- Non... non, ce n'est pas possible ! Elle était là, avec moi... C'est... comme si je sentais encore sa
main dans la mienne ! plaidais-je sans trop réfléchir.
- Je suis formel pourtant ! Mais je ne pensais pas être si proche de la vérité... C'est donc bien la folie
qui vous a piqué de vouloir tenter un délit tel que celui-ci. Je pense donc que je n'ai plus rien à faire
avec vous... »
Je baisse la tête et garde le silence. J'ai été bête d'insister. Elle n'avait pas été prise, voilà tout ! Per-
drix était parvenue à se cacher, à fuir. Le dôme reste toujours sa demeure, mais au moins elle est
saine et sauve. Du moins je le pense et l'espère.
Quant à moi... Je suis désormais considéré comme fou, et donc mérite d'être enfermé et assommé de
drogues. Je ne sortirai jamais de là, comme on me l'avait signalé. Il n'y avait pas d'illusion à se faire.
Mais au final, est-ce que cela change réellement de mon ancienne vie ? Comme avant, je suis enfer-
mé. Comme avant, ma vie n'est faite que d'une longue succession de soupirs. Comme avant, il me
suffit de faire taire mon cœur et d'attendre que la faucheuse s'occupe de moi. À la différence près
que mes doigts ont pu toucher le Soleil...
Finalement, je suis jeté dans une cellule sombre et capitonnée. Vide, ou presque. Un chiffon souillé
occupe un coin de la pièce. Et en le voyant, j'ai mal. Une souffrance que je n'aurais pas pensée hu-
mainement possible. Je le reconnais avec aisance. Je l'ai acheté ce matin même... Les murs épais de
la cellule ne parviendront sans doute pas à contenir le hurlement que je pousse lorsque je comprends
que ces taches sont du sang...
* * *
Tout en chantonnant une comptine bien connue de tous, vantant les mérites de cette société, elle
sautille jusqu'à la voiture aux vitres teintées. Une portière arrière s'ouvre alors qu'elle n'en est plus
qu'à un pas ou deux. Sa robe blanche lui va à ravir, et avec ce sourire... qui ne la prendrait pas pour
un ange, sincèrement ? Elle s'engouffre et ferme derrière elle. Assise sur la banquette, elle n'y est
pas seule. Un homme rond et dégarni, portant un costume coûteux et le brassard du parti. Sa petite
main se tend, et une sucette s'y dépose. S'empressant de la déballer, elle ne prête qu'une faible atten-
tion à ce que l'homme lui dit.
« C'est bien ma fille. Une fois de plus, tu as parfaitement travaillé ! Il t'a bien traité au moins ? lâ-
cha-t-il, bienveillant.
- Oui, il était gentil !
- Il n'a pas essayé de te toucher au moins ? questionna-t-il, inquiet. »
Elle secoua la tête énergiquement en glissant la sucrerie entre ses lèvres délicates.
« Ch'est qui le 'rochain ? demanda-t-elle sans se soucier d'avoir la bouche pleine.
- Oh ! tu t'en soucies déjà ? Tu as droit à un peu de repos, ne t'en fais pas. Ça t'en fait combien à pré-
sent ? Cinquième, sixième ?
- Cheptième ! déclara-t-elle avec une touche de fierté. »
Il passe sa main dans sa chevelure d'or, la couvant du regard.
« Brave petite !
- Il fait beau aujourd'hui ! ajouta-t-elle passant du coq à l'âne après avoir extirpé la sucette de sa
bouche.
- Oui, tu as raison ! Mais il fait toujours beau sous notre ciel, n'est-ce pas ? »
D'un « humhum » approbateur elle se montra joyeuse, se remettant ensuite à profiter sagement de sa
sucrerie. Et oui, quelle brave petite !
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