Grilles et lueurs - Charles Mignon - 1er prix Concours de Nouvelles de l Olivaint
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Grilles et lueurs - Charles Mignon - 1er prix Concours de Nouvelles de l'Olivaint

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Description

Grilles et lueurs De nos jours, Elle embrasse les enfants un par un, un baiser chacun pour conserver la justice. Épuisés par leur week-end à crapahuter ils s’endorment dans un silence. Elle les regarde un instant, elle fait toujours cela : les embrasser, ensuite les regarder, puis elle s’en va. Elle sort à pas feutrés de leur chambre située à l’étage, la sienne est juste en face, à l’étage aussi à gauche de l’escalier. Sans passer par la salle de bain elle se déshabille, elle met sa chemise de nuit, ressort une dernière fois. Comme à son habitude elle revient pour plier ses vêtements, chacun avec la même attention concentrée, à la limite de la manie. Elle peut ensuite aller dormir. La chemise de nuit posée sur la banquette me rappelle les nuits passées ensemble, ces soirs anciens. Je vois tout se dérouler sous mes yeux : les verres de vins achevés, le cendrier qui déborde, les linges froissés, la peur de réveiller les enfants, ce n’était encore que des bébés. Endormie, sa bouche tendre se ferme à moitié, la tête mise de côté sur l’oreiller. Son corps est délicatement posé comme une peinture de sécession. Je la regarde. Je peux la voir à demi, à moitié cachée et entrecoupée par ma mauvaise conscience et mes regrets. 7 ans auparavant, Les époux se sont mariés le 01 AVRIL 1992 à Saint Cloud (…). Après avoir entendu ce jour les époux Monsieur BERNARD et Madame BERNARD née GUILT (…). Le Juge aux Affaires Familiales.

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Publié le 17 septembre 2013
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Langue Français

Extrait

Grilles et lueurs

De nos jours,

Elle embrasse les enfants un par un, un baiser chacun pour conserver la justice.
Épuisés par leur week-end à crapahuter ils s’endorment dans un silence. Elle les regarde un
instant, elle fait toujours cela : les embrasser, ensuite les regarder, puis elle s’en va. Elle sort à
pas feutrés de leur chambre située à l’étage, la sienne est juste en face, à l’étage aussi à
gauche de l’escalier. Sans passer par la salle de bain elle se déshabille, elle met sa chemise de
nuit, ressort une dernière fois. Comme à son habitude elle revient pour plier ses vêtements,
chacun avec la même attention concentrée, à la limite de la manie. Elle peut ensuite aller
dormir. La chemise de nuit posée sur la banquette me rappelle les nuits passées ensemble, ces
soirs anciens. Je vois tout se dérouler sous mes yeux : les verres de vins achevés, le cendrier
qui déborde, les linges froissés, la peur de réveiller les enfants, ce n’était encore que des
bébés. Endormie, sa bouche tendre se ferme à moitié, la tête mise de côté sur l’oreiller. Son
corps est délicatement posé comme une peinture de sécession. Je la regarde. Je peux la voir à
demi, à moitié cachée et entrecoupée par ma mauvaise conscience et mes regrets.

7 ans auparavant,

Les époux se sont mariés le 01 AVRIL 1992 à Saint Cloud (…).
Après avoir entendu ce jour les époux Monsieur BERNARD et Madame BERNARD née
GUILT (…).
Le Juge aux Affaires Familiales.
Vu les articles 232 et 250-1 du Code Civil,
Prononce le divorce entre les époux BERNARD / GUILT.

Je vois encore devant moi la justice qui s’est interposée. Les enfants qui m’ont été
pris, la sanction de la conscience, le retrait d’une large portion de vie. Je me souviens son
capuchon sur la tête, les enfants emmitouflés, à peine nés, encore des petites formes tendres
d’affection humaine. Je peine à la distinguer, au fur et à mesure qu’elle s’éloigne le souvenir
s’est flouté. Les mains menottées, la tête lourde et gonflée au niveau des yeux écrase mes
cervicales qui me font mal. Les gendarmes me tirent par le bras, me disent que c’est comme
Charles Mignon – Grilles et lueurs 1ça et qu’il faut y aller. Je n’ai pas de mot à dire car aucun mot n’existe pour des sentiments si
sombres. Je me résigne à les accompagner.

De nos jours,

La lumière de la salle de bain s’allume, il doit être six heures du matin puisqu’il fait
encore nuit. Elle prend sa douche en se brossant les dents même si je n’ai jamais aimé ça.
Pierre se lève aussitôt et se dirige vers la salle de bain, les yeux encore tout ensommeillés. Il
apparaît dans l’embrasure de la porte. Elle éteint la douche et se cache rapidement avec la
serviette, dans un geste de pudeur face à sa propre progéniture, ça lui ressemble tellement.
Laëtitia dort encore, je le sais sans le voir et Elisabeth vient justement la réveiller. Ils
descendent l’escalier, je les entends préparer le petit déjeuner, ils ont l’air heureux, assez
confiants finalement. Je ne pense pas que je leur manque. Moins d’une heure plus tard ce sont
les derniers préparatifs pour affronter le monde extérieur : doudoune rouge, cartables bourrés
à craquer, sac à main inter changé, cagoules, bonnets, moufles. Ils sont déjà partis.

À eux le monde et à moi le mien, à les imaginer vivre leur vie normale au dehors et au
dehors de moi. Ça fait déjà sept ans sans une parole, sans un câlin. Je ne demande pourtant
pas grand chose. Je ne veux rien qu’un petit bisou au creux de leurs joues de temps en temps,
un dimanche par mois à la foire de Vincennes.

1 an auparavant,

Monsieur Bernard, matricule 468101012M, vous avec purgé votre peine, vous êtes libre.

Le grand air enfin, finies les rondes et les cents pas dans les cours boueuse de Fleury-
Merogis. Libre, je suis libre, je n’aurai plus jamais à m’entasser dans une cellule, à partager
quelques demi-portions de mètres carrés avec un autre. La vraie vie c’est maintenant, devant
moi, je veux retrouver ma fille, mon fils. Comme ils ont dû grandir.

De nos jours,

C’est le retour de l’école, je l’attendais tout particulièrement aujourd’hui. Je n’ai plus
rien à lire et plus de papier pour écrire. Je peux entendre tous leurs sons, leurs bruits et leurs
Charles Mignon – Grilles et lueurs 2rires, je les connais par cœur. La baby-sitter est là elle aussi, je la reconnais à son accent.
Pierre et Laëtitia se jettent dans l’escalier, ils font la course et ils ne rigolent pas à ce jeu là. Il
faut dire que le premier sur la console jouera au dernier Link’s Adventure, et on ne plaisante
pas avec Zelda. C’est mon moment à moi, quand je peux les observer calmement, les
embrasser presque à demi. Milles baisers que je porterais à leur front, j’ébourifferais leurs
cheveux, les ferais danser et chanter, jouer dans le jardin ou taper le ballon. La porte claque.
C’est elle, son retour quotidien. À son pas je la sens particulièrement nerveuse ce soir. Elle se
précipite dans la chambre des enfants, les embrasse, regarde bien autour d’eux. Elle les prend
par la main pour les tirer en bas. Drame de mon quotidien, je ne les entends plus. Je ne peux
pas les voir. Mes mains sont sur mes oreilles et essaient de créer un siphon qui apporterait
leurs paroles au plus près. Il n’en est rien. La nuit est tombée dans l’heure, plus rien que les
lumières des chambres et de l’escalier, pas un bruit. Où sont-ils ? Ma famille arrachée où est-
elle, il se passe quelque chose.

Il n’y a plus personne pendant une semaine, la demeure s’est vidée comme un départ
anticipé…

Elisabeth est de retour, c’est le soir. J’entends aussi une voix rauque et masculine.
Non, ce n’est pas possible. Elle n’a pas pu ramener un homme à la maison, ce n’est pas vrai.
Elle entre dans sa chambre, j’aimerais tant l’embrasser. Elle n’est pas dans son état normal,
elle lève les yeux vers le plafond. Non ! Et si… Elle me voit, j’arrête de respirer, pas un
souffle ne sort de ma bouche. Je ne bouge pas et pourtant je sais qu’elle me voit. Elle voit si
clairement mes lèvres à travers le conduit d’aération au plafond. Cette bouche et ce visage,
quadrillés par l’ombre du grillage, comme un écran blanc sur lequel ma faute est projetée.
Caché et incarcéré par choix, pour vivre d’une cellule à l’autre, de Fleury-Merogis à Vitry-
sur-Seine. Me soulager dans des bouteilles, manger les restes, faire les poubelles, dormir dans
la laine de verre. Je me sens con, je prends peur et je saute. Par la lucarne je tombe
lourdement dans le jardin et je me casse la jambe. Je rampe à peine et les gendarmes me
cueillent.

6 mois plus tard,

Je suis de retour en prison, toujours en proche banlieue. J’ai pris pour trois ans :
harcèlement moral et sexuel (si peu pourtant). Je n’en suis pas fier, en revanche j’ai une
Charles Mignon – Grilles et lueurs 3nouvelle cellule, à peine plus grande que le grenier dans lequel je me suis enfermé pendant un
an. J’ai obtenu une peine allégée, ma femme est intervenue. Elle a eu très peur et je suis passé
à deux doigts de l’asile de fous. Elle m’a reconnu à cause du souffle, mon souffle si
reconnaissable. Au début elle croyait rêver, c’était impensable, oui. Mais l’homme de sa vie
vivait là. Un mètre au dessus de son lit je dormais. Un mètre au-dessus de la console des
enfants je passais mes samedis. J’ai eu peur moi aussi.
Maintenant mes enfants peuvent venir me voir une fois par mois. Je vais vivre puisque
ma survie dépend d’eux. Elle dépend d’eux et de leurs baisers faits d’un signe de la main,
doux et voilés à travers le grillage du parloir. Mon visage toujours quadrillé par la culpabilité
les reçoit dans un élan confiant, comme une petite lueur, un grand espoir.
Charles Mignon – Grilles et lueurs 4

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