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UN HOMME UTILE C’étaitun homme utile. Clefs, marteaux, tournevis, il avait tout en lui. Partout où il allait, les gens le voyaient comme un sauveur. Il réparait les baignoires, les grille-pains, les machines à laver. Il avait même une fonction « écoute » pour recoller les cœurs brisés. On l’aimait bien au village. Il se nourrissait de restes, toujours là, fouillant dans les poubelles et rafistolant les âmes. On le regardait assez peu ; sa présence était comme acquise. Il réparait le choses ; moi, je les brisais. Et toujours, quand je fermais les yeux, son image s’imposait à moi. Je l’ai rencontré un froid matin d’octobre, suspendu à sa boîte aux lettres par un bout de clef magique accroché à son pantalon. Ses pieds touchaient à peine le sol ; il était en équilibre, la main crochetant le haut d’une marche à deux mètres de hauteur. Son bassin était levé. Il ne pouvait pas porter ses outils plus haut que la ceinture ; aussi, c’était parfois gênant pour lui. Moi, je trimballais mes casseroles aux pieds, celles qui sont là pour casser le silence. Il le réparait d’un regard. Je passais toujours avant lui là où il fallait faire du bien, pour faire un peu de mal avant ; sinon, il ne se passe rien. C’était la première fois que je me retournais, pour constater son existence. L’homme qui répare. Il avait quelque chose à la place du cœur, qui n’était pas un cœur je pense, mais comme un engin qui fonctionne mieux. Il en faut, du rythme vital, pour réparer tout comme ça.

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Publié le 27 janvier 2017
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Licence : Tous droits réservés
Langue Français

Extrait

UN HOMME UTILE
 C’était un homme utile. Clefs, marteaux, tournevis, il avait tout en lui. Partout où il allait, les gens le voyaient comme un sauveur. Il réparait les baignoires, les grille-pains, les machines à laver. Il avait même une fonction « écoute » pour recoller les cœurs brisés. On l’aimait bien au village. Il se nourrissait de restes, toujours là, fouillant dans les poubelles et rafistolant les âmes. On le regardait assez peu ; sa présence était comme acquise. Il réparait le choses ; moi, je les brisais. Et toujours, quand je fermais les yeux, son image s’imposait à moi. Je l’ai rencontré un froid matin d’octobre, suspendu à sa boîte aux lettres par un bout de clef magique accroché à son pantalon. Ses pieds touchaient à peine le sol ; il était en équilibre, la main crochetant le haut d’une marche à deux mètres de hauteur. Son bassin était levé. Il ne pouvait pas porter ses outils plus haut que la ceinture ; aussi, c’était parfois gênant pour lui. Moi, je trimballais mes casseroles aux pieds, celles qui sont là pour casser le silence. Il le réparait d’un regard. Je passais toujours avant lui là où il fallait faire du bien, pour faire un peu de mal avant ; sinon, il ne se passe rien. C’était la première fois que je me retournais, pour constater son existence. L’homme qui répare. Il avait quelque chose à la place du cœur, qui n’était pas un cœur je pense, mais comme un engin qui fonctionne mieux. Il en faut, du rythme vital, pour réparer tout comme ça. Partout où il allait, les fleurs repoussaient ; celles que j’avais fait faner. Je l’ai observé de derrière le mur, en ce froid matin d’octobre, n’osant pas m’approcher de peur de le faire tomber. Son équilibre était précaire. Il s’amusait de sa posture ridicule, et moi, je me couvrais la bouche pour qu’il ne fuie pas. Son rire était clair comme un carillon neuf, une sonnette de vélo. Celle que je venais d’écraser de ma semelle pour la lui laisser là, à réassembler ; sans doute rirait-elle de son rire, une fois soignée. J’ai ensuite suivi l’homme utile tout le long d’une journée, dans sa tournée de planches clouées et de vitres remodelées. Les outils lui sortaient magiquement des mains et se transformaient à sa guise, partie intégrante de sa chair et entités indépendantes à la fois. Moi, je me faisais toute légère en passant, pour ne pas lui rendre la tâche trop dure le lendemain ; c’était délicat, un peu comme de se retenir de respirer trop fort. Je ne laissais qu’une lézarde au mur par-ci, un accroc à l’écharpe par-là. Parfois j’ébréchais un verre par accident et je m’en mordais les doigts. Je ne voulais pas lui déplaire. Il annulait mes dommages de la veille juste comme ça, avec patience… une patience d’ange. Il faut beaucoup d’adresse pour soigner ; pour abîmer, seulement de la maladresse. Je l’ai suivi comme ça toute la journée, et le jour suivant aussi. Je voulais voir sa tête devant le peu d’étendue des dégâts ! Ça l’a rendu heureux. Du moins, je crois. J’avais arrêté de fourrer mon nez dans les histoires d’amour et tout allait pour le mieux. Je m’étais retirée des problèmes familiaux, j’avais laissé fonctionner les moyens de contraception. En fait, petit à petit, tout se passait comme si je n’avais jamais été là, et les gens du village étaient contents, et l’homme utile gagnait en repos et en tranquillité. Un matin, pourtant, je me suis réveillée avec la sensation d’une bizarrerie. Quelque chose clochait. Sortant de mon lit fracassé, j’ai jeté un coup d’œil à mes mains, que je sentais engourdies. Elles avaient un peu enflé. J’ai fait mon chemin jusqu’au miroir brisé au fond de ma chambre aux murs troués, au papier peint soufflé, aux tapis déchirés. Je me suis regardée bien en face. Mes yeux déteignaient vers le blanc, mes joues gonflaient comme sous le coup d’une apnée. En écartant les pans de ma chemise de nuit, je vis mon cœur qui n’était pas un cœur, mais un peu plus, se tortiller dans tous les sens, comme au bord de l’explosion. Et puis, quelqu’un a frappé à ma porte. - Entrez, la serrure est cassée ! j’ai crié. Il y a eu comme un fouillis métallique, et des poinçons ont actionné de vieux mécanismes, des vis, des ressorts rouillés depuis des lustres. Je me suis approchée pour toucher la poignée. Tournant son bouton de ferraille, j’ai sursauté ; elle ne grinçait plus. J’ai ouvert la porte. L’homme utile était là. - Bonjour, a-t-il souri de tout son sourire d’ange. J’ai fait ma tournée aujourd’hui et tout était intact en ville, exactement comme je l’avais laissé la veille. Il n’y a plus que votre maison qui nécessite des réparations. Puis-je entrer ? La main d’œuvre est gratuite.
J’ai reculé d’un pas, les mains tremblantes. Ma gorge était comme nouée. Lui, ici ! Nerveusement, je me suis cachée dans un coin, n’osant plus m’approcher à moins de deux mètres. Tandis qu’il examinait le sommier de mon lit, je l’ai observé. Il paraissait en meilleure santé que je ne l’avais trouvé, suspendu à sa boîte aux lettres et ignoré de tous, le jour de notre rencontre. Ses cheveux avaient un peu poussé et sa barbe, il l’avait taillée pour qu’elle ait l’air propre. Sa peau s’était un peu hâlée ; il avait dû profiter des quelques beaux jours pour prendre un peu le soleil. Depuis que j’avais laissé les nuages tranquilles, le ciel était redevenu bleu. Bleu comme ses yeux d’ange. - La période est clémente, pour votre travail ? j’ai demandé à la dérobée. Il a ri, de son rire de carillon. - Oh, oui ! a-t-il dit. Je n’avais encore jamais vu ça. Tout le monde est heureux. Mais… Il s’est interrompu, le marteau levé. Puis il a rapidement secoué la tête et s’est remis à planter ses clous. - Non, rien. - Vous alliez dire quelque chose… Timidement, j’ai fait un pas vers lui. Il m’a jeté un regard en coin ; ses yeux se sont ensuite promenés dans la pièce qui me servait de taudis. - C’est drôle… je ne crois pas être déjà venu ici. Pourtant, je connais tout le village par cœur ; mais vous, je crois que je ne vous connais pas. Il a croisé mon regard, et j’ai aussitôt baissé la tête. - Non, non, j’ai répondu nerveusement, vous ne me connaissez pas. Il est retourné à son travail et je suis allée me laver. Ma douche était pleine d’araignées et le pommeau disfonctionnait. Quelques carreaux étaient brisés par endroits. J’ai laissé couler l’eau tiède sur mon corps, m’inventant qu’elle était chaude. Je frissonnais à cause des températures qui chutent ; on était déjà en hiver. Je suis sortie de la salle de bains et je l’ai laissé y travailler, pendant que je m’habillais. La pièce à vivre était méconnaissable. - Vous êtes magicien, j’ai lancé par-derrière moi. Il a ri du fond des toiles d’araignée, disant que ce n’était rien du tout. Je l’ai invité à déjeuner, après qu’il a eu fini. J’ai prévenu que ce serait sûrement un peu brûlé. Il a ri et rectifié la cuisson. Je m’appliquais, pendant tout ce temps, à ne surtout pas le laisser me toucher ; j’avais peur de le casser, lui aussi. Nous avons cuisiné ensemble et mangé l’un face à l’autre. Il avait des étoiles dans les yeux, m’avouant que c’était la première fois qu’un client l’invitait à sa table. Moi, j’étais rougissante de goûter à quelque chose d’aussi bon. J’ai dit : - C’est la première fois que je mange un plat réussi. Et tandis que je prononçais ces mots, quelque chose s’est brusquement coincé dans ma gorge, comme une terreur ou un soulagement. L’homme utile a tendu la main par-dessus la table pour attraper la mienne. Ses doigts étaient larges et cornus, capables de réparer n’importe quoi. Les miens étaient fins, meurtriers, étrangleurs et maladroits. Je voulais le lâcher, mais je ne le pouvais pas. C’était comme une paralysie, mes muscles n’obéissaient plus. De drôles de sensations agitaient mon cœur à la place du cœur, qui est un peu plus qu’un cœur. J’en avais les larmes aux yeux, et lui aussi paraissait bizarre, d’un coup. J’ai bégayé : - Vous… Vous ne savez pas qui je suis. - Je le sais, a-t-il soufflé en haussant les sourcils. Oh… Il s’est plié lentement, comme devant un coup de poignard. J’ai voulu le lâcher, une nouvelle fois, mais nos mains s’étaient engluées l’une à l’autre et moi j’en hurlais presque, devant ce qui m’envahissait peu à peu… Lui se tordait dans tous les sens et moi je vibrais sur place, cueillie au vol par une vague de douceur, à l’extrême de la douleur… Un courant invisible circulait entre nos deux paumes, le monde se séparait de nous… J’ai crispé mon autre main au bord de la table, tremblant et hoquetant. Un pincement serrait ma poitrine, comme un feu vous réchauffe après une marche frigorifiante. Comme un sourire vous fait fondre, sur l’épaule d’une foule inexpressive.
Nous nous sommes levés, nos mains toujours collées l’une à l’autre. Nous nous sommes rapprochés. Je ne contrôlais plus rien, lui non plus je crois. Il avait le visage tordu de plaisir et de hargne, d’amour et de violence à la fois, son visage, son beau visage d’ange déchu… Je l’ai enveloppé de mes bras. J’ai alors senti, sous sa chemise, son cœur qui était plus qu’un cœur, se mettre à battre comme celui d’un homme ordinaire ; tandis que je sentais le mien se rapprocher de la vie. J’ai senti le monde se passer, soudain, d’un homme qui répare et d’une femme qui détruit ; tout fonctionnait sans accroc, avec des sourires lisses et des bonheurs aseptisés. Il l’a senti aussi, je crois, et que nous devions nous détacher l’un de l’autre pour éviter cela. J’ai lâché la main de l’homme utile, fait un pas en arrière et laissé mes bras retomber. Il m’a regardée de tout ses grands yeux humides, ses yeux écarquillés. Sous sa chemise entrouverte, sa peau laissait voir un mécanisme, un cœur qui n’était pas tout à fait un cœur, un quartz hypersensible. Il en faut, du rythme vital, pour réparer tout comme ça. Comme il en faut pour tout recasser derrière.
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