Le chien bâté
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Description

Le chien bâté Il est assis à l'entrée de la supérette... Droit comme un "i", immobile, tel le Sphinx protégeant l'accès à ce temple de la consommation... Le bandana fleuri qui lui entoure la gorge serait la seule note de couleur sur cette masse entièrement noire s'il n'y avait les yeux: billes dorées et étincelantes où les rayons du soleil de cette fin de matinée s'amusent à accrocher des reflets. On cherche machinalement du regard sur le trottoir alentour le compagnon de misère, le chapeau et les pièces, mais il n'y a rien ni personne, il est seul... Les portes s'ouvrent et se ferment dans son dos, au gré du va et vient des clients. Il ne bouge pas. On le croirait perdu dans ses pensées, fixant ostensiblement la vitrine de la bijouterie d'en face. L'agitation environnante du centre-ville, les passants qui lui rasent la truffe, les voitures, le bruit, les odeurs alléchantes échappées des Halles toutes proches le laissent de marbre. Imperturbable il ne bronche pas lorsqu'un gamin lui tend un morceau de brioche avant d'être énergiquement tiré en arrière par une mère réprobatrice. Des jeunes qui chahutent et se bousculent manquent de lui écraser une patte; à peine daigne-t-il un instant sortir de sa méditation pour évaluer le danger d'un regard indifférent... Et soudain le voilà debout sur ses quatre pattes devant la porte pourtant close du magasin ! La queue, balancier lourd et poilu, oscille de droite à gauche... il a senti, il sait !

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Publié le 05 août 2015
Nombre de lectures 3
Langue Français

Extrait

Le chien bâté
Il est assis à l'entrée de la supérette... Droit comme un "i", immobile, tel le Sphinx protégeant l'accès à ce temple de la consommation... Le bandana fleuri qui lui entoure la gorge serait la seule note de couleur sur cette masse entièrement noire s'il n'y avait les yeux: billes dorées et étincelantes où les rayons du soleil de cette fin de matinée s'amusent à accrocher des reflets. On cherche machinalement du regard sur le trottoir alentour le compagnon de misère, le chapeau et les pièces, mais il n'y a rien ni personne, il est seul... Les portes s'ouvrent et se ferment dans son dos, au gré du va et vient des clients. Il ne bouge pas. On le croirait perdu dans ses pensées, fixant ostensiblement la vitrine de la bijouterie d'en face. L'agitation environnante du centre-ville, les passants qui lui rasent la truffe, les voitures, le bruit, les odeurs alléchantes échappées des Halles toutes proches le laissent de marbre. Imperturbable il ne bronche pas lorsqu'un gamin lui tend un morceau de brioche avant d'être énergiquement tiré en arrière par une mère réprobatrice. Des jeunes qui chahutent et se bousculent manquent de lui écraser une patte; à peine daigne-t-il un instant sortir de sa méditation pour évaluer le danger d'un regard indifférent...
Et soudain le voilà debout sur ses quatre pattes devant la porte pourtant close du magasin ! La queue, balancier lourd et poilu, oscille de droite à gauche... il a senti, il sait ! Et le temple s'ouvre enfin pour livrer passage à sa déesse tant espérée. Elle est si frêle et si menue que le moindre souffle d'air la ferait s'envoler comme un fétu de paille. Elle est si petite et courbée que son nez à elle se trouve presqu' au niveau de son museau à lui. Elle a les cheveux aussi blancs que son poil à lui est noir. Mais les yeux sont de la même couleur, dorés, quand bien même légèrement délavés chez elle... Elle tient d'une main quelques sacs et de l'autre une sorte de double panier d'osier qu'elle pose sur le dos du chien. Dans les corbeilles qui pendent alors de chaque côté sur les flancs de l'animal elle dépose ses maigres achats et ils se mettent en route... Le panache vert d'une botte de poireaux en guise de signalétique au dessus de la tête, il lui ouvre la voie. Les gens s'écartent, se retournent, sourient... Dans son sillage elle lui parle de pain à prendre en passant chez le boulanger et du retour à la maison. Le métronome d'ébène de la queue s'agite au rythme des intonations de la voix...
Douze ans plus tôt, il faisait un temps à ne pas mettre un chien dehors en ce triste jour de Novembre. La pluie crépitant sur son parapluie elle rentrait chez elle, tout au fond de l' impasse. De part et d'autre de la ruelle, les petits pavillons s'alignaient, entourés de jardinets proprets mais qui faisaient grise mine en cette période de l'année...Le centre ville tout proche commençait à s'étendre,
exposant bon nombre de ces constructions du siècle dernier à la convoitise des promoteurs... Un grand panneau récemment placé indiquait d'ailleurs la construction prochaine d'un immeuble de standing au n°12, où une petite bâtisse vouée à une mort prochaine laissait depuis bien longtemps son toit de tuiles cassées boire l'eau du ciel. L'allée menant jusqu'à la porte d'entrée était encombrée de détritus divers qui dégueulaient jusque sur le trottoir. Elle apercevait une pantoufle noire contre le portillon ouvert; les gens ne respectaient vraiment plus rien ni personne, jetant tout et n'importe quoi n'importe où ! Mais à son passage la pantoufle laissa brusquement échapper un gémissement plaintif et, sidérée, elle découvrit en se penchant que ce qu'elle avait pris de loin pour un vieille charentaise possédait en fait quatre pattes, une queue et une gueule d'où sortaient des pleurs à vous fendre l'âme... Un bref regard circulaire lui confirma que la rue était déserte. La pluie redoublait de violence, elle sentait l'eau glacée qui commençaient à avoir raison de l'imperméabilité de ses chaussures. Le chiot était trempé, transi de froid et certainement affamé, elle se renseignerait plus tard... Du fond de sa grande écharpe de laine rouge dans laquelle elle l'avait emmitouflé, des grognements étouffés répondaient au paroles rassurantes qu'elle lui prodiguait alors qu' elle se dirigeait vers son propre domicile...
Il se tenait maladroitement assis sur son derrière devant le feu qu'elle avait allumé dans la cheminée. L'assiette de lait n'avait pas fait un pli, il en avait mis autant en dehors mais avait lapé consciencieusement jusqu'à la moindre goutte sur le plancher, avant d'émettre un rot magistral qui l'avait autant surprise qu'amusée ! C'était un petit Labrador au regard encore bleuté et noir de la truffe au bout de la queue. Elle ne s'y connaissait guère en chien, mais elle ne lui donnait pas deux mois... Rapidement il était parti explorer son environnement, grosse boule de poils pataude et maladroite, mordillant la bûche de bois dans le panier, renversant la terre du pot du philodendron près de la fenêtre, saisissant au passage entre ses dents le bord du napperon en dentelle et faisant tomber du même coup les revues posées sur la table basse pour terminer les pattes arrière noyées dans la mare de pipi qu'il ne manqua pas de faire au beau milieu du salon ! Assise sur le canapé, comme hypnotisée, elle avait regardé s'agiter ce modèle réduit, dont l'énergie était pour le moment inversement proportionnelle à la taille.Il avait fini par se laisser tomber de tout son poids devant le foyer et alors qu'un quelconque rêve de grande aventure l'agitait de soubresauts désordonnés, elle décida d'attendre le lendemain pour le confier à la SPA ou passer une petite annonce dans le but de lui trouver un maître... Elle ne voulait pas s'encombrer d'un chien !
Une semaine plus tard, il était toujours là. La cohabitation n'était pourtant pas simple ; il avait ruiné les coussins du canapé, mangé ses pantoufles, sectionné le cable du téléphone, mordillé les branches de ses lunettes et systématiquement baptisé chaque pièce du rez-de-chaussée. Il était encore heureusement dans l'incapacité de grimper à l'étage mais du coup ses nuits étaient
entrecoupées des pleurs du chiot lâchement abandonné dans la cuisine... Et malgré cela elle ne se résolvait pas à s'en séparer. Elle lui acheta un panier garni d'une couverture écossaise, qu'elle retrouva en pièces au matin sur le carrelage, et passa près d'une heure au supermarché du coin pour choisir les croquettes qui lui conviendraient le mieux. Et finalement son « Pépère » n'avait jamais quitté les lieux... Elle passait des heures à le regarder, s'amusant de ses bêtises qu'elle accueillait avec de plus en plus d'indulgence, lui tenant des conversations auxquelles il participait en remuant la queue, posant sur elle un regard si confiant qu'elle sentait fondre son cœur... A peine le pied hors du lit elle l'appelait et des jappements joyeux et impatients lui répondaient au pied de l'escalier. Le jardin s'était transformé en terrain de jeu, des objets couinants et caoutchouteux ayant envahi les lieux, et c'est fatiguée mais heureuse qu'elle se laissait tomber sur les marches du perron après avoir lancé des heures durant à Pépère une balle qu'il allait fiévreusement récupérer dans l'herbe, tel un chercheur de gros trésor... Munie d'une pelle et d'un petit sac, le chiot en laisse, elle se mit à faire matin et soir de longues promenades dans le quartier. Rien de tel que la présence d'un chien pour faciliter contacts et rencontres : elle retrouva le plaisir d'échanger quelques mots avec les voisins et les passants. Elle qui picorait tel un oiseau depuis si longtemps s'était remise à cuisiner depuis l'arrivée du chien et c'est en pensant à lui qu'elle mitonnait les petits plats qu'ils partageraient ensemble. Pépère était gourmand, et même si c'était avec modération, il avait sa part. Elle n'avait jamais pu résister à ses yeux quémandeurs et avait l'impression de lui infliger une punition lorsqu'elle remplissait sa gamelle de ces horribles croquettes, dont l'odeur lui donnait la nausée. Elle se souvenait de ce soir de Juin, alors que s'annonçaient les premières chaleurs estivales. Dans la cocotte en fonte pour le repas du soir « remijotait » doucement le bœuf aux carottes de midi, qui s'annonçait encore meilleur vu le fumet qu'il dégageait et que Pépère humait de toutes ses narines, le regard fixé sur la gazinière. La douceur de l'extérieur l'avait sollicitée le temps de passer à table, et c'est le nez dans les fleurs qu'elle se sentit soudain violemment tirée en arrière au risque de perdre l'équilibre... Pépère ne lui laissant pas le choix, elle dut remonter l'allée à reculons, le bas de sa jupe dans la gueule du chien qui la menait vers la maison. C'est à l'odeur qu'elle comprit en entrant dans le couloir : le bœuf aux carottes, carbonisé, partait en fumée risquant de mettre le feu d'un moment à l'autre...
Ce n'est que bien plus tard qu'elle avait pris conscience que ce chien avait rallumé dans sa vie la petite flamme qui lui faisait défaut depuis tant d'années de solitude, celle d'une certaine joie de vivre, de la capacité à profiter de l'instant présent, de la possibilité de partager le quotidien. Pépère avait réchauffé son existence...
 La ruelle a bien changé... Elle n'y connaît pratiquement plus personne, et rares sont les
maisons encore debout et habitées... Un à un les occupants les ont désertées et un chantier permanent résonne des bruits des démolisseurs et des bâtisseurs... Presque seule désormais au fond de l'impasse, elle fait figure de résistante... « Attention, chien méchant » prévient la plaque sur la barrière. Le « chien méchant » en question l'a devancée et l'attend sagement devant la porte, les poireaux toujours au dessus de la tête. Bien que l'avertissement soit avant tout dissuasif, elle sait pertinemment que le mouton noir se transformera en fauve sanguinaire si l'on touche à un seul des cheveux de sa maîtresse. Ils font figure de vieux couple à présent , ils ont leurs habitudes , le marché chaque matin et de longues siestes partagées sur le canapé du salon l'après-midi. Il est loin le temps où Pépère, tel Attila, détruisait tout sur son passage semant la désolation ! Chaque soir il la précède dans les escaliers et s'installe sur le lit, lui servant de bouillotte... Au fur et à mesure qu'elle se courbait, Pépère prenait quelqu'embonpoint mais il est resté joueur malgré son grand âge et, aussitôt débarrassé du panier, part à la recherche de sa balle rouge dans l'allée du jardin, son domaine... Le sol y est truffé de tant d'os enterrés qu' une taupe n'y retrouverait pas son chemin. Régulièrement il revient d'ailleurs la truffe terreuse après avoir vérifié le montant de son butin... Le cerisier est en fleurs, prenant le relais du lilas, les oiseaux se disputent bruyamment les arbres encore disponibles, denrée de plus en plus rare dans le quartier... « EXPROPRIATION » : ils sont passés il y a déjà plusieurs semaines et le mot est tombé tel un couperet ! Ils étaient venus et revenus tant de fois à la charge, elle ne voulait pas céder. Ils lui ont parlé d'un deux pièces qui lui sera réservé, avec quelques mètres carrés de pelouse. Elle pourra y planter des fleurs, un petit arbre... Elle sera près du Centre Commercial, près du Centre Médical. Par contre elle devra trouver une solution pour son chien car ils sont interdits dans la résidence. Elle pourra le laisser à la SPA sans problème, c'est un cas de force majeure, ou bien le confier à quelqu'un... Ils lui ont dit aussi qu'elle avait un peu de temps pour se préparer à partir, comme cela le traumatisme sera moins grand car vu son âge, ils comprennent... Mais le délai arrive à terme : dans deux jours elle doit avoir abandonné son domicile ! Elle est prête, elle a fini par trouver une solution pour que son compagnon ne souffre pas de la séparation. Avant de rentrer dans la maison pour mettre au four le poulet que Pépère adore, elle jette un coup d'oeil sur son jardin en fleurs où un labrador noir s'est vautré dans l'herbe, la truffe posée sur ses pattes avant... Vingt deux heures sonnent au clocher de l'église toute proche lorsque, son bol de potage avalé, elle monte se coucher. Pépère s'est délecté des restes du poulet de midi avant de se mettre en devoir de lécher la gamelle à grands coups de langue râpeuse. Il l'attend, allongé de tout son long sur la couverture, et comme à l'accoutumée elle glissera pour s'endormir ses pieds froids sous son édredon de chien... A travers les persiennes filtre encore une faible clarté déclinante lorque la chambre se met à résonner de ronflements sonores...
Et puis soudain dans la ruelle tout s'arrête et l'endroit retrouve une partie de sa tranquillité d'avant ; durant de longs mois les bruits des travaux se sont éteints... Alors que des fondations étaient creusées, des vestiges romains ont été mis à jour, mobilisant sur place une armée de « fouilleurs » à la besogne minutieuse et certes moins bruyante... Et pendant ce temps une petite maison oubliée aux volets verts pâlissant peu à peu sous la morsure du soleil et des intempéries attend stoïquement, l'heure reportée de son exécution. On ne voit plus cheminer sur le trottoir la silhouette de la vieille dame qui parlait à son chien...
Le temps a passé... Le chantier de fouilles a été comblé et l'une après l'autre les habitations d'un autre âge ont été livrées à la gourmandise des pelles mécaniques de la démolition, les petits jardins proprets noyés sous des mètres cubes de goudron... Des blocs de béton, de verre et d'acier occupent désormais l'espace de part et d'autre de la ruelle agrandie, élargie... Il n'y a plus d'arbres, plus d'oiseaux, plus de saisons... Il n' y a plus que du bruit, des voitures et des gaz d'échappement. Seule subsiste au fond de l'impasse une petite bâtisse aux volets clos, coincée entre deux immeubles en construction et que toute trace de vie a quitté depuis longtemps... Le portillon grince en s'ouvrant sur ses gonds rouillés et la boîte aux lettres est béante sur la bouillie de papier jauni qui a du être du courrier et qui en tapisse le fond. Le jardin est à l'abandon, et le pied de l'homme qui le traverse écrase dans les herbes folles une balle de caoutchouc rouge décolorée et craquelée, lui arrachant un couinement de protestation. La porte est fermée à clef mais cède sous un coup d'épaule et le bâtisseur, porte-document sous le bras, pénètre dans la demeure abandonnée depuis bien longtemps... L'atmosphère y est irrespirable, la fenêtre puis les volets résistent mais acceptent finalement de s'ouvrir pour laisser entrer l'air, la lumière, la douceur du dehors... Dans la cuisine chaque chose est à sa place, si ce n'est recouverte d'une couche de poussière, les toiles d'araignées tapissant les angles des murs. Dans l'évier reposent un bol et une cuillère, et sur la table des boîtes de médicaments vides côtoient une paire de lunettes dans son étui... Une gamelle pour chien est posée à terre près du frigo... En haut des marches de l'escalier, sur le palier du premier étage, une porte est entrouverte sur la gauche ; immobile dans le grand lit repose un corps momifié si petit et si fragile que le moindre souffle le fera tomber en poussière et au bout du lit, ce qui fut un labrador noir paré d'un bandana fleuri, et qui lui aura réchauffé les pieds jusqu'au bout... Là-haut, tout là-haut dans le Jardin d'Eden par delà les nuages, le métronome noir d'une queue s'agite certainement en mesure au son d'une voix adorée et une truffe est collée aux pas d'une vieille dame qui n'aura pu se résoudre à abandonner son fidèle compagnon...
Lisbeth30
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