Le Tombeau des Titans
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Description

Le Tombeau des Titans
Une nouvelle de Laurent Carstens
Droits d'auteur © 2015 Laurent Carstens
Une mare de sang et des lambeaux de chairs déchiquetées sur des restes d'os brisés.
Trois cadavres gisaient à proximité de la rive du lac.
Tout avait pourtant débuté comme d’accoutumée. Juste avant l’aurore, loin au-dessus des arbres et des collines encore invisibles, les points brillants de la voûte céleste s'étaient estompés, les uns après les autres. Lentement. À l’Est, une immense boule de feu commença à poindre. Encore. Comme chaque jour depuis des lustres, elle embraserait sous peu la terre, grimpant inexorablement vers le firmament. Elle réchaufferait l'eau, l'air et le sol.
Et l’Amérique du Sud se réveillerait.

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Publié le 15 mai 2016
Nombre de lectures 7
Licence : Tous droits réservés
Langue Français

Extrait

Le Tombeau des Titans
Une nouvelle
de
Laurent Carstens
Droits d'auteur © 2015 Laurent Carstens
U ne mare de sang et des lambeaux de chairs déchiquetées sur des restes d'os brisés.
Trois cadavres gisaient à proximité de la rive du lac. Tout avait pourtant débuté comme d’accoutumée. Juste avant l’aurore, loin au-dessus des arbres et des collines encore invisibles, les points brillants de la voûte céleste s'étaient estompés, les uns après les autres. Lentement. À l’Est,une immense boule de feu commença à poindre. Encore. Comme chaque jour depuis des lustres, elle embraserait sous peu la terre, grimpant inexorablement vers le firmament. Elle réchaufferait l'eau, l'air et le sol. Et l’Amérique duSud se réveillerait. Le Gondwana, la terre immense originelle, n'existait déjà plus depuis des siècles lorsque les premiers rais de lumière d’un journouveau frappèrent la terre. Les ébauches des futurs continents dérivaient mollement depuis si longtemps. Il était pourtant encore bien difficile d'y reconnaître ceux de notre monde actuel. Au Sud, l'Antarctique et l'Australie demeuraient encore soudés et formaient une gigantesque plateforme, un supercontinent. Plus au Nord, des balbutiements de la nature et de ses fantastiques soubresauts tectoniques naquirent récemment l'Afrique et l'Amérique du Sud. Elles s'étaient enfin séparées. Chaque année, chaque mois même, les contours des terres émergées s'affinaient sous l'effet des subtils déplacements de l'écorce terrestre. La plupart du temps, ces mouvements restaient imperceptibles, silencieux et cachés aux yeux de tous. Parfois, au contraire, de titanesques forces se déchaînaient. Et le sol s'agitait, tremblait en tous sens si fort et si violemment qu’en quelques minutes la surface de la terre se trouvait remodelée, défigurée par d'indélébiles cicatrices. Des montagnes rougeoyantes se mettaient à cracher des rivières de feu ininterrompues qui embrasaient tout, la lave ravageant des millions de kilomètres carrés de forêt. Les rivages aussi se sculptaient, petit à petit. Un jour après l'autre, des côtes déchiquetées naissaient au gré des falaises rocheuses de grès noirs qui s'effondraient avec fracas pour se noyer dansl’océan. Des plages de galets gris veinés de noir, chahutés par des flots incessants, s'incrustaient entre les pans d'une roche sombre et nue. Ailleurs, au contraire, d'infinies étendues de sable blanc balayées par les vents apparaissaient.
Dans cet univers en chamboulement perpétuel, les paysages continentaux et la nature s'affinaient et évoluaient sans cesse. Des forêts naissaient, grandissaient, puis mourraient. Les vieux massifs s'érodaient sous les pluies diluviennes du printemps et de l'automne. Leurs montagnes perdaient de l'altitude au fur et à mesure que les crêtes s'arrondissaient. Mais ce monde n'avait rien d'uniforme, ni de plat. Parce qu’ailleurs, l'inverse se produisait. De phénoménales poussées verticales, d'une force inimaginable, soulevaient le magma des entrailles du globe, déplaçaient les roches profondes du manteau terrestrejusqu’à repousser vers les cieux des chaînes entières de montagnes nouvelles. Comme les Andes. C'était il y a 96 millions d'années.
La Patagonie était alors une région tropicale, sans commune mesure avec le désert aride d'aujourd'hui. Un rideau de brumes épaisses, lié à l'humidité élevée du climat, enveloppait la nature au petit jour. Dissimulés dans cette douce moiteur, la rivière et le lac s'éveillaient lentement. Le Rio Limay - ou plutôt ce qui sera le Rio Limay tant son coursn’aura de cesse de semodifier encore et encore - serpentait entre les petits sommets de la future Argentine, louvoyant en direction de la mer. Descendant des contreforts andins, la rivière s'enfonçait dans le sol tendre. Elle y creusait de petits canyons. De temps à autre, au détour d'un mont, le flot ralentissait. Là où les flancs des collines formaient de vastes cuvettes, la rivière s'élargissait, comme ici, au pied des tertres couverts de verdure. Les eaux vives et limpides se calmaient, s'étalant pour former un immense lac naturel. Vue du ciel, en pleine journée, la retenue apparaissait comme une perle bleue lovée dans un écrin de velours vert. Un havre de paix et de vie. Un théâtre de mort aussi. Le voile protecteur vaporeux qui enveloppait le lac au début de cette matinée printanière s'étiolait lentement. Seul le clapotis régulier des vagues qui mourraient sur la rive signalait la présence de l'eau, toute proche, masquée par la brume. L'eau et l'air s'entremêlèrent encore quelques derniers instants avant que la lumière ne les sépare et que le soleil levant ne dépose des milliers de reflets d'or chancelants sur la crête des ondes bleutées, repoussant de tout leur éclat la grisaille. Des plages immaculées commencèrent à se dévoiler. L'étendue limpide, calme et si apaisante, sortit enfin des limbes. En sondant du regard l'eau transparente du lac, un observateur attentif aurait certainement remarqué les formes fuselées et mouvantes de dizaines de poissons. Un éclair d'argent, suivi d'un sonore bond hors de l'eau, trahit la brusque fuite de l'un d'eux. Le poisson semblait affolé. Il y avait de quoi. Car dans son sillage, à peine un mètre derrière lui, un corps
longiligne nageait à vive allure. Telle la lame effilée d'un scalpel ouvrant les chairs, une tête plate émergea et fendit la surface des flots. La tête était hideuse, couverte d'écailles brunes et percées de deux minuscules yeux jaunes aux pupilles verticales. S'ensuivaient un corps massif, lui aussi revêtu d'écailles sombres, et une interminable queue qui ondulait inlassablement. L'araripesuche, un petit crocodile patagonien archaïque d'un peu plus d'un mètre de long, venait de remonter des profondeurs du lac. Le prédateur s'était lancé dans une impitoyable poursuite. Déjà trop adapté à la terre ferme pour être totalement à son aise dans l'eau, sa force et sa vigueur lui permettaient néanmoins de compenser en partie son manque d'agilité aquatique. Le crocodile s'était mis en chasse, déterminé à faire du poisson son premier repas du jour. L'avance de celui-cise réduisait à vue d'œilet l’issue de la poursuite allait sans nul doute être fatale au poisson tant le saurien se rapprochait vite. Les deux créatures plongèrent bruyamment à l'unisson une dernière fois. Ils disparurentd’un coup sous les eaux calmes, laissant les flots se refermer sur eux comme la dalle d'un tombeau. Ni l'un, ni l'autre ne réapparurent. Un peu plus loin, filant au ras de l'eau et ignorant tout de la chasse en cours, une gigantesque libellule de près de trente centimètres de long cherchait sa nourriture. Elle se faufilait à vive allure entre les osmondes royales et les hibiscus. De temps à autre, l'insecte au corps rouge zébré de bandes bleues atterrissait sur les larges fleurs. Dès que la libellule reprenait son vol, le bruit sourd du battement de ses longues ailes opalescentes se faisait
entendre, rompant le silence pesant qui enveloppait toujours le lac. Posé sur la fine tige d'un roseau, un énorme moustique s'envola. Par son incessant va-et-vient le long de la rive, la libellule l'avait dérangé. Le moustique refusa de se joindre au ballet de la demoiselle. Il n'essaya même pas de la chasser. Obliquant d'un coup d'ailes vers le nord, ils’enfonçadans l’un des derniersnuages de brume et disparut. Lui n'avait nul besoin urgent de se nourrir. Son abdomen tout gonflé en témoignait : le moustique s'était repu deux jours auparavant du sang d'un jeune dinosaure…À mesure que le brouillard reculait, les formes les plus exubérantes que l'imagination fertile de la nature avait engendrées surgirent du néant comme autant de spectres hallucinés errants sur les flancs des collines. Ici et là en effet, au gré des sautes d'humeur de la brise légère qui se levait avec le jour, commencèrent à apparaître derrière les lambeaux de grisaille des tâches floues, vertes pour certaines, brunespour d’autres. Bientôt, les silhouettes de palmiers gigantesques se dressèrent. Des flabellarias. Ils semblaient être là depuis l'éternité, tellement ils étaient grands et nombreux. Leurs troncs, d'abord, émergèrent : imposants, larges comme ceux des séquoias. Certains semblaient si gros que trois hommes se donnant la main
n'en auraient pas fait le tour ! Les fûts des arbres, revêtus d'une succession d'écailles marron foncé en forme de losange, couvertes de longs filaments rêches plus noirs que les plumes d'un corbeau, s’élevaient au-dessus du sol avec droiture et majesté. Vu de la berge du lac, les larges troncs donnaient l'illusiond’une colonnadede piliers géants plantés par des titans dans l’espoird’empêcherles nuages de caresser l'eau et les terres. À leur cime, à près de quarante-cinq mètres au-dessus du sol, se dressaient d'immenses éventails faits de longues feuilles ciseléesd’unvert bouteille marbré de nervures brunes. Les éventails se balançaient en douceur, bercés par le souffle du vent. Chacun de leurs amples mouvements dispersait un peu plusdans l’azurles restes déliquescents de la brume matinale. Les flabellarias dominaient de toute leur grandeur le lac, les pentes des collines et la plaine. Seuls de rares ginkgos, de bonne taille pourtant, tentaient désespérément de rivaliser avec eux, contestant leur règne absolu. Mais leur présence ne parvenait pas à romprel’impression de monotonie dégagée par la palmeraie. Aux quatre points cardinaux, aussi loin que portait le regard, la forêt de palmes s'étirait à perte de vue par-delà le lac. Au creux des racines noueuses des flabellarias, à l'abri de la lumière directe, une seconde forêt envahissait la moindre parcelle de sous-bois disponible. Des plantes extraordinaires y rivalisaient en formes et en couleurs, toutes plus insensées les unes que les autres. Une flore variée, somptueuse. Des plantes de tailles diverses, empliesd’odeurs entêtantes, prenaient vie. Feuillages denses, tiges robustes et fleurs perçaient de touches multicolores la pénombre que les palmiers jetaient au sol. La splendeur du renouveau printanier s’opérait partout, doucement.mince rai de lumière atteigne le sous-bois et Qu'un des myriades de fleurs s'entrouvraient, dévoilant ici des verts à rendre jalouses les plus éclatantes émeraudes et là des rouges plus resplendissants que des rubis. Plus loin, les hymenias se paraient de petites fleurs qui s'épanouissaient en offrant au regard des pétales d'un rose délicat. Sur les flancs nord de la cuvette, des magnolias s’ornaient de magnifiques corolles d'un orange flamboyant qui rappelait à chaque être vivant le danger des rivières de lave qui parcouraient ce monde balbutiant. Leurs feuilles pendantes s'ourlaient encore de la fine rosée que la brume avait posée sur elles avant de disparaître. Mais si les flabellarias pouvaient se targuer de dominer les hauteurs, la reine incontestée de la palmeraie restait la fougère arborescente. Des gleichéniées fantastiques, aux frondes verdâtres que leurs longues tiges marron portaient à plus de trois mètres de hauteur, s'agglutinaient. Elles foisonnaient tant par endroitsqu’elles asphyxiaientpresque le reste de la végétation sous leur multitude. Au bord du lac, une vaste langue de vase s'étirait. Portées par le vent, des armées de vaguelettes se lançaient inlassablementà l’assaut dela rive et mourraient les unes après les
autres sur la plage boueuse, incapables de conquérir la plaine. Entre deux vagues successives, ne subsistaient dans le sol humide que de minces ridules imprimées, vestiges éphémères du clapotis régulier. Parfois le sillon creusé par les flots s'interrompait brusquement.L’eau s’engouffraitalors dans des creux aux contours nets, souvent jusqu'à en masquer le fond. Des traces de pattes. Des dizaines d'empreintes de pas, sur tout le rivage. Des coussinets, des talons, des palmes et parfois même des doigts pourvus de longues griffes étaient incrustés dans le sol meuble. Figées dans la vase, les traces témoignaient en silence de la présence de nombreuses espèces animales que le lac attirait. Entre la rive bourbeuse et la lisière de la palmeraie s'étendait un pâturage. Des herbes rustiques y courraient librement sur une centaine de mètres vers le sud, avant d'être happées par la forêt. Les tiges des herbes, hautes d'une cinquantaine de centimètres, avaient l'épaisseur d'un doigt à leur base. Quant au tranchant de leurs feuilles effilées, il aurait découragé nos plus téméraires herbivores. Au milieu de ce tapis de verdure, quelques arbustes, des genres de callistemons, surnageaient. Leurs goupillons orangés ployaient avec nonchalance au gré du vent. Plus loin, des azaras primitifsavaient colonisé l’orée de la forêt d’éventails,exhibant avec fierté leurs grappes de fleurs jaunes au parfum sucré. Le soleil levant avait définitivement vaincu le duvet de brume. Il poursuivait sa nonchalante ascension dans le bleu de l'azur. Très loin au sud-ouest, par-delà les vertes crêtes des collines, de petits nuages grisâtres commençaient à s'amarrer les uns aux autres par des ponts de ouate blanche. L'air vif et pur, le silence, l'eau limpide, les tertrescouverts d’arbres et la prairie conféraient au paysage l'illusion d'une intemporalité parfaite, une apaisante immuabilité. La chaleur grimpait d'heure en heure. Les animaux sortirent enfin de leurs abris pour se nourrir et s'abreuver. Les premiers furent des unenlages. Par petits groupes, ils quittaient leur refuge de fougères. Le cou allongé et légèrement incliné en arrière, ces étranges créatures avaient l'allure de grandes autruches presque entièrement dépourvues de plumesqu’un plaisantin aurait affubléesd’une longue queue de lézard. Ces étonnants dinosaures, encore à mi-chemin entre le reptile et l'oiseau, mesuraient près de trois mètres de long. Leurs ébauches d'ailes et leur poids respectable les rendaient totalement incapables du moindre envol. C'était donc d'une démarche plutôt gauche qu'ils se ruaient vers l'eau, traversant d'une traite la prairie pour rejoindre la rive du lac. Ils plongeaient à vive allure leur tête toute entière dansl’eau, le temps d'engloutirdeux ou trois gorgées d'eau fraîche. Puis, commes’ils craignaient pour leur survie,les unenlages repartaient
à grandes enjambées se dissimuler à nouveau sous la protection des palmiers. Au fil de la matinée les allées et venues de dizaines d'autres animaux se succédèrent dans la plaine. Un interminable défilé, haut en couleurs et en formes. Les plus petites espèces arboraient des peaux ternes, unies, pour mieux se fondre dans le sous-bois. D'autres au contraire affichaient des cuirs zébrés de rouge, de vert ou de jaune. Autant de signaux colorés destinés à avertir les autres espèces du danger qu'elles courraient à trop s'approcher d'eux. Le plus souvent, il s'agissait d'un simple stratagème défensif, un habilebluff. Mais, parfois… La raison imposait à celui qui voulait survivre de suivre l’avertissement. L’incessant ballet animalier s'accompagnait d'une indescriptible cacophonie. Comme si chaque bête ressentait le besoin irrépressible de faire savoir aux autres sa présence sur les lieux ! Tous grognaient, mugissaient ou râlaient. Rassembler ses petits ? Un cri sonore, bref. Intimider un congénère ? Un long grognement…Et plus le soleil se rapprochait du zénith, plus le vacarme augmentait. Quelques dinosaures prirent leurs quartiers pour la journée : des anabisetias s'approprièrent ainsi la pointe sud de la plage et un morceau conséquent du pâturage. Perchés
sur leurs pattes arrières, ces herbivores à la peau grise arpentaient le pré de long en large. Guère plus grands que des vaches, ils usaient de leurs courtes pattes antérieures pour regrouper les tiges d'herbes en fétus, puis penchaient leur tête en avant, mordaient dedans et tiraient dessus d'un coup sec pour les extraire du sol. Apparemment insensibles aux feuilles coupantes comme des rasoirs, les anabisetias ingurgitaientd’affolantes quantités de cette pâture, mâchonnant les feuilles à longueur de journée. Pourtant parfois, les senteurs suaves qu'exhalaient les hibiscus jaunes des bords du lac les détournaient momentanément de leur tâche habituelle et les animaux se repaissaient alors de fleurs à peine écloses. Des cathartésaures et des ankylosaures les rejoignirent assez vite. Chaque groupe annexa une portion de pâture. Les cathartésaures marquèrent une préférence pour les fleurs de callistemon ets’adjugèrent la proximité immédiate des plants, évitant soigneusement de trop s'en éloigner. Placides, les herbivores étiraient leurs longs cous musclés pour atteindre le sommet des arbustes. Rien de mieux que se repaître des goupillons orangés ! La nourriture semblait leur convenir à merveille à en juger par les cris stridents de contentement échangés entre deux bouchées goulûment avalées. Les ankylosaures -qui s’avérèrent en fait être des silvisaures - avaient quant à eux jeté sur leur dévolu sur les azaras. Et leurs pauvres fleurs jaunes étaient méticuleusement arrachées avant de finir taillées en pièces par leurs mâchoires puissantes. De temps à autre un najashs’extirpaitde son terrier pour prendre un court bain de soleil, emmagasinant au plus vite la chaleur dont il avait besoin. Réchauffé, ce lointain ancêtre
des serpents regagnait ensuite le fond de son trou,hors d’atteintedes prédateurs. Au loin, sur le rivage opposé, un troupeau d'une dizaine d'argentinosaures entra dans l'eau du lac. Deux immenses mâles, sans doute les plus âgés du troupeau, les guidaient. Ils devaient peser près de 80 tonnes. Chacun. Si leur poids phénoménal constituait un sérieux handicap pour se mouvoir sur la terre ferme, une fois dans l'eau, il en allait tout autrement : les titans y faisaient preuve d'uneagilité et d’une aisanceinsoupçonnée. La démesure de leur corps, de leur interminable cou à leurs pattes gigantesques, leur conférait un avantage indéniable sur le reste de la faune locale. Aucune autre espèce ne pouvait en effet rivaliser avec eux pour accéder, loin de la rive, àl’abondante réserve d'algues qu'ils passaient la journée à brouter nonchalamment sous le soleil de plomb. Peu avant midi, alors que la chaleur culminait à près de quarante-deux degrés Celsius, les fougères s'écartèrent à la lisière de la forêt. Un iguanodon se fraya un passage. Le corps de l'herbivore était massif : c'était un mâle robuste, aussi grand que deux éléphants en file indienne. Quatre tonnes de muscles cachés sous une peau brunâtre, tout juste zébrée par endroits de fines lignes violacées et couverte de milliers de minuscules boutons. Haut perché sur ses longues pattes arrières, le cou droit vers le ciel, les pattes avant repliées près du corps, le saurien s'était redressé pour humer l'air. Il essayait de capter dans la brise légère l’odeur laissée par un éventuel prédateur, mais n'en décela aucune. Rassuré,l’animalse remit à quatre pattes et s'avança à pas lents dans l'herbe de la prairie. C'était le signal qu'attendaient les autres membres du troupeau pour le suivre. Très vite deux, puis cinq autres iguanodons émergèrent à leur tour de la forêt. Au final, pas moins de vingt individusd’âges et taillesdisparates foulèrent le sol de la clairière. La horde s'ébranlait joyeusement, le mâle dominant à sa tête. Nul animal ne pouvait désormais ignorer la présence de la nouvelle troupe car au nombre s’ajoutait un impressionnant concert ininterrompu de sons discordants ! Les petits ne cessaient de pousser des cris aigus auxquels les adultes répondaient par de vagues mugissements. Bientôt, les douze adultes du troupeau s’écartèrent les uns des autres jusqu'à former un demi-cercle presque parfait. Les autres iguanodons, jeunes et insouciants, vinrent se placer au centre, bien à l'abri derrière ce monumental rempart vivant. Les corps de leurs aînés les protégeaient des menaces tapies dans la forêt. Depuis quelques dizaines de milliers d'années, la survie de leur espèce était à ce prix, celuid’unesans faille, aussi instinctive organisation qu'immuable. Toutefois, aujourd'hui une exception avait été faite. Un petit s'était légèrement mis à l'écart, demeurant à une vingtaine de mètres du reste de la troupe. Depuis la veille le jeune iguanodon tenait à grand peine sur ses pattes. Par trois fois le matin même, il avait
vacillé sur le chemin qui menait au lac, se rattrapant de justesse aux troncs des palmiers pour ne pas chuter. Deux jours plus tôt, un énorme moustique s'était posé sur son dos et l'avait piqué. Depuis cet instant, son état physique n'avait cessé de se dégrader ; un mal sournois le rongeait, lui ôtant irrémédiablement toutes ses forces une à une. Le meneur de la horde ne pouvait s'y tromper. Le jeune iguanodon était condamné.Au milieu d’une nature aussi belle qu’hostile, il était désormais devenu un poids mort, un fardeau pour le groupe. Pire encore, une menace.S’il restait trop près de ses congénères, le malade mettait en péril la vie de tout le clan en attirant sur eux le regard des prédateurs. En arrivant sur la petite plage, le mâle dominant du groupe avait alors pris l'unique décision qui s'imposait : délaisser le malade et reporter son attention sur le reste de la progéniture de la horde. Les autres adultes du groupe l'avaient compris eux aussi. Aucun d'eux ne le rappela à l'ordre en le voyant s'éloigner... Soudain le meneur du groupe se redressa, tous ses sens aux aguets. D'instinct l'iguanodon détourna la tête vers la droite, en direction de la palmeraie. Il en scrutait les profondeurs sombres. Il perçut immédiatement le frémissement des fougères arborescentes ainsi que le subtil balancement des troncs de quelques petits palmiersque l’on frôlait. Quelque chose approchait. Au même moment, un cri lugubres’éleva. Long, guttural, il semblait venir droit du cœur de la jungle.À chaque seconde, le son gagnait en amplitude. Le cri glacial était d'autant plus sinistre que son écho paraissait se répercuterà l’infini sur les pentes des collines. En un clin d'œil, tous les animaux dans la plaine se figèrent sur place, comme pétrifiés de peur. Plus rien de bougea, ni ne bruissa pendant cette seconde d'éternité. L'enfer ne tarderait pas à se déchaîner dans ce lieu paradisiaque. Et tous le savaient. Alors ils sortirent de leur torpeur. Les premières bêtes à réagir tentèrent de fuir à toutes jambes. À l'anarchie des trajectoires désordonnées empruntées par les cathartésaures, les anabisetias et les silvisaures s'ajouta le tumulte des cris qui monta rapidement dans la plaine. Des cris suraigus et affolés. Puiss’élevèrent les grognements sourds des iguanodons. Enfin remis eux aussi de leur surprise, trois adultes tournèrent à temps leurs yeux vers la lisière de la forêt pour voir deux jeunes flabellarias s'abattre avec fracas au sol en soulevant un grand nuage de poussières. Les fines particules de terre et d'humus mêlées virevoltèrent avant de retomber lentement au sol et recouvrir les fougères voisines dont le vert vif disparut aussitôt sous un masque brun. Avant même de l’apercevoir, tous avaient deviné l'existence d'un nouveau passage entre les arbres. Et au fond de ce trou béant, toujours dissimulé derrière la muraille de poussière, une silhouette gigantesque avançait.
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