Savon d Alep sur peau brûlée
6 pages
Français

Savon d'Alep sur peau brûlée

-

Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres
6 pages
Français
Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres

Description

Un personnage fictif, sans nom et sans genre, prisonnier d'un monde bien réel. Des actualités lointaines qui se concrétisent, jusqu'à l'atteindre personnellement. Le hurlement d'une bouche anonyme, confrontée à notre cruelle réalité. Le cri du cœur d'un désespéré.

Sujets

Informations

Publié par
Publié le 28 décembre 2016
Nombre de lectures 28
Licence : En savoir +
Paternité, pas d'utilisation commerciale, pas de modification
Langue Français

Extrait

SAVON D'ALEP
sur peau brûlée
Morgane Russeil-Salvan
SAVON D'ALEP sur peau brûlée
Ouvrir les yeux. Ouvrir l'ordinateur. Démarrer l'appareil. Démarrer la cafetière. Entendre les deux machines ronronner à l'unisson. Celle qui me donne mon énergie, et celle qui me la bouffe. Mes deux poisons. Éteindre l'ordinateur. Éteindre la cafetière. Allumer une cigarette. Inspirer. De l'air crade et qui pue, mais tout est crade ici. Et tout me tue. J'engloutis des perturbateurs endocriniens, des hormones de croissance et des pesticides à chacune de mes bouchées, et l'air que j'inspire est dégueulasse et vicié, cigarette ou non. Air, eau, nourriture, tout est empoisonné. Paradoxe de l'époque moderne, où tout ce qui nous maintien en vie nous tue à petit feu. L'ordinateur aussi. Il projette sa lumière blafarde sur mon visage blafard, et dérobe à ma vie des minutes précieuses. Mais dans son faisceau lumineux, je me sens bien. Je me demande pendant quelques secondes comment un monde aussi vaste peut tenir dans une poignée de 1 et de 0, et puis j'oublie. Je traîne. Je flâne. Je me promène. La politique me déprime, les actualités me dépriment, l'économie me déprime. Alors je les regarde de derrière un écran. L'ordinateur, c'est le coffre aux malheurs, ma boîte de Pandore à moi. La déprime, je l'enferme dans ce monde de 1 et de 0. La déprime, c'est loin, c'est Paris, c'est les institutions, c'est tout ce dont on parle à la télé ou sur le net. La déprime, ce n'est pas moi, ce n'est pas ma chambre, ce n'est pas ma rue, ce ne sont pas les commerces en bas de chez moi, où les gens sourient et achètent des chocolats pour Noël. La déprime, ce n'est pas réel. La déprime, ce n'est pas l'humain.
Fermer les yeux. Expirer. Recracher un air crade dans un air plus crade encore. Apprécier l'odeur, cigarette et gazole. Écouter la nuit. Ouvrir les yeux, et se prendre une giclée de lumière électrique dans la rétine. Réagir instinctivement, en pleurant. Putain, je ne suis pas triste, c'est la lumière qui brûle.
Regarder sa cigarette rougeoyer au bout de son bras tendu. Comme les feux des voitures, sept étages plus bas. Des rivières de diamants, rouges dans un sens, dorés dans l'autre, qui coulent en continu. Je regarde le ballet ininterrompu des véhicules, et je me demande si l'un des conducteurs
2
a allumé sa radio. Qu'est-ce qui est diffusé ? De la musique ? Laquelle. Une émission ? Laquelle. Les informations ?Lesquelles ?
On entend tellement de choses …
Fermer les yeux. Revoir le visage de l'homme sous la pluie. Capuche jaune, sur un fond gris. Et ces yeux …Ces yeux, ces yeux, ces yeux !
Ouvrir les siens. Rectifier son propos. On entendsi peude choses … Un flash info de dix minutes à la radio, un 20h plié en cinquante minutes à la télé, coincé entre deux bulletins météos. As-tu entendu ? As-tu vu ? As-tu bien regardé ? Regarde, regarde bien, ça n'arrive qu'à la télé.
S'endormir. Se réveiller. Écouter du rap sur son ordinateur. Un artiste anglais qui chante tout son mal-être.J'aime. Ah, merde, je ne suis qu'un chiffre, je ne suis qu'une stat, je ne vaux rien. Qu'est-ce qu'un j'aime de plus ou un j'aime de moins ? Une vidéo peut bien changer ma vie, moi je ne peux rien. Je suis une stat, une mention j'aime, un viewer, un utilisateur Facebook parmi des milliers d'autres. La plupart du temps, je n'ai pas de visage, pas de nom, un pseudonyme à la con, et je suis moins, beaucoup moins humain, que l'homme sous la pluie et en capuche jaune. Se secouer. S'habiller. Regarder son corps dans un miroir de plein pied. Si je suis un mec, je ne peux pas pleurer, ça fait de moi un fragile. Si je suis une fille, c'est mes hormones, et j'aime le monde entier.
Sortir. Étudier. Plancher pour ses exams. Éclater de joie, ou fondre en larmes, le jour des résultats. Sortir. Boire des coups. Une bière, puis une autre, et puis shots sur shots, et unshotc'est triste, c'est le participe passé detireren anglais. Shot sur shot, coup sur coup, je me loge des balles dans le corps. Consciencieusement. Pendant des heures. Ça brûle, ça fait rire, ça fait oublier.
Ce qui me maintient en vie me tue à petit feu.
Le lendemain, c'est détox, eau claire et riz complet. Je me douche à l'eau froide, c'est presque comme une pluie. Je me lave bio comme je bouffe bio, je me décrasse la gueule au savon d'Alep. C'est violent, ça attaque la peau presque comme un acide, ça désincruste de mes pores toutes
2
les impuretés. Je vois quelques points noirs tomber dans mon lavabo, et se faire empoter par un flux continu d'eau. Comme par une pluie.
Je m'essuie la face à grand coup de serviette rêche sur ma peau irritée. J'allume la cafetière. Ma main tremble. Elle sait, et sait que l'ordinateur vient après. Elle sait, et elle tremble de peur. Elle sue, elle glisse sur le clavier, mais je persiste et enfonce du pouce le bouton marche/arrêt.
Ronron et souffle chaud de la boîte de Pandore. Démarrage.
Pendant un quart de seconde, mon écran reste noir, et j'y croise le regard de mon double aux yeux hagards.
Café, cigarette. Je fais tomber mon briquet. Mais putain qu'est-ce qui m'arrive ? Je ne peux pas m'empêcher de trembler. Je n'ai jamais été aussi triste, je n'ai jamais eu aussi peur, et si j'ouvre seulement la bouche, c'est sûr, je vais hurler assez de désespoir pour en remplir ma chambre et m'asphyxier avec.
Je suis devenu.e ma boîte de Pandore. Mon cœur me garde et vie, et mon cœur me tue.
Regarder la page d'accueil de Facebook se charger. Login et mot de passe, ça y est, je suis entré. Le monde de 1 et de 0, le virtuel. C'est virtuel. Tout ce que j'y vois est virtuel. Ah, on a commenté mon post, ah, toujours la même vidéo, celle de l'homme en capuche jaune qui parle sous la pluie. Sur fond de béton gris. Dans les ruines d'Alep.
C'est virtuel. Mais Alep, ça existe, non ? C'est virtuel. Mais l'homme a une voix. C'est virtuel. Et des yeux qui me brûlent. C'est virtuel. Et ça me fait pleurer. C'est virtuel.
4
Mais je vois les ridules sur la peau de l'homme, et ce n'est pas une peau morte, elle est doucement rosée, et je vois ses lèvres qui s'agitent, et je sais qu'elles sont irriguées, et que son cœur pompe un sang chaud comme le mien dans mes veines. Il reprend sa respiration au moment même ou j'inspire, et expire, et j'expire, et je réalise qu'on est 7 milliards sur cette Terre à bouffer le même oxygène.
C'est humain. Bordel, c'est humain.
Ça vit, ça pense, ça aime, ça lutte pour un jour de plus à brasser de l'oxygène. C'esthumain !Ça griffe pour sortir du monde des 1 et des 0, où je l'ai enfermé, pour entrer dans ma tête, et pour me faire penser :c'est humain.
« J'espère que vous vous souviendrez de nous » dit l'homme à la capuche jaune.
Derrière lui, Alep. Autour de lui, des ruines. Il pleut sur sa capuche et sur le bout de son nez. Mes joues et mes mains sont trempées. C'est comme si la nature faisait déjà son deuil.
Mais moi je ne sais pas si aujourd'hui, il est vivant, ou mort. Et je reste à mariner dans mon abjecte criminalité, dans ma non-assistance à personne en danger.
La vidéo s'achève, l'écran redevient noir, et le monde autour de moi s'obscurcit d'un seul coup. C'est comme si j'avais été aspiré par les iris de l'homme sous la pluie. Il fait noir, et moi je n'ai plus d'yeux. Je suis aveugle. Ou j'aimerais bien l'être.
J'aimerais fixer une Rolex à n'en plus rien voir d'autre, me saouler au champagne à en oublier tout le reste, retirer mon cerveau et le remplacer par du papier mâché, par une grosse balle de billets parfumés à l'huile de palme et compressés.
Ou alors, j'aimerais souffrir. Souffrir jusqu'à tout expier. Expier ma nation, expier ma chance, expier mon apathie, souffrir, souffrir, souffrirvraiment, souffrirenfin.
Ça ne serait que justice.
4
Regarder sa cigarette rougeoyer au bout de son bras tendu. Appliquer le mégot tout contre sa peau. Presser. Presser plus fort. Tourner deux fois.
Plus d'oxygène, la braise s'éteint. La plaie forme comme une petite bouche sur le dos de ma main, qui hurle sa douleur. Pas assez. Pas assez fort.
Le coupable se lève, le condamné entre dans la salle de bain, le bourreau s'empare du savon et applique la sentence. Je frotte, je frotte, je frotte le savon d'Alep sur ma peau brûlée. Les lèvres de la plaie s'étirent et se déchirent, la bouche s'ouvre plus large, et hurle plus fort encore, mais ce n'est pas assez.
J'ai une bouche géante sur le dos de la main. Mais ce n'est qu'une bouche. Il y en a des milliers. Et elle hurle encore. Combien d'autres ont cessé ?
Ouvrir les yeux. Ouvrir la fenêtre. Ouvrir la porte. Sortir. Gueuler. Protester. Ouvrir la bouche.
Hurler.
Rien n'est perdu. Rien n'est perdu.
Tant qu'il y a une oreille pour nous écouter.
6
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents