Sur un banc du bord de Seine
5 pages
Français

Sur un banc du bord de Seine

-

YouScribe est heureux de vous offrir cette publication
5 pages
Français
YouScribe est heureux de vous offrir cette publication

Description

Nouvelle dramatique à chute.

Informations

Publié par
Publié le 22 juin 2011
Nombre de lectures 257
Langue Français

Extrait

Sur un banc du bord de Seine Thomas Legrand
© Tous droits réservés - 2010
Sur un banc du bord de Seine
La faible lumière que dégageait leréverbère duparc offrait une vue très limitée autour de moi. Assis sur un banc, un soir d'hiver, j'attendais. Je ne sais toujours pas quoi, mais j'attendais. J'aimais attendre. Parfois, j'attendais et rien ne se passait. Et je rentrais chez moi, heureux tout de même, et je me disais que ne rien attendre de ce qui nous entoure était aussi bien que d'en attendre quelque chose. Car finalement, quand on ne s'attend à rien, on n'est jamais déçu. Il ne devait pas être tard: Vingt-trois heures tout au plus. J'entendais au loin le bruyant murmure des clochards ivres qui se disputaient, les boites de nuit qui commençaient à ouvrir, les chats qui miaulaient dans la pénombre d'une ruelle, les pas des amoureux qui, main dans la main, s'offraient une ballade romantique le long de la Seine. Aussi, à quelques dizaines de mètres de moi, je voyais les volets de la maison de retraite se fermer, les uns après les autres. A ne rien attendre, je pensais, je réfléchissais. Le secret de la différence réside bien caché dans la nuit: Pendant que certains entrent en activité, d'autres s'endorment, et vice-versa. Ce soir là, rien ne se passa. Comme d'habitude. Il ne se passait plus rien ces derniers temps. A part les craquements des arbres sous le vent et le chant des chouettes, la nuit était silencieuse et semblait figer le paysage, comme une photographie. «La nuit est une photo ! », pensais-je. Et je continuais à attendre. Plusieurs dizaines de minutes s'étaient écoulées depuis que je m'étais installé sur ce banc. Elles continuaient à filer aussi rapidement qu'une nuée d'oiseaux, sans que je ne puisse l'en empêcher. Soudain, une silhouette mince et lente apparut devant moi, au milieu du cercle de lumière, comme si de rien était. Aucun regard, aucune parole. Je lançai un « bonsoir »,en vain. La silhouette continuait à avancer, comme si elle ne m'avait pas remarqué. Je ne lui faisais aucun effet. -Bonsoir, répétai-je. -Je vous avais très bien entendu la première fois, répondit la silhouette. Un visage creux dont je n'aurais su dire s'il appartenait à une femme ou à un homme, se tourna vers moi. -Pourquoi ne m'avez-vous pas répondu aussitôt ? -Je n'en ressentais pas le besoin. Cette réponse m'intrigua. -Faut-il vraiment ressentir un besoin particulier pour rendre un « bonsoir » ? -Il faut ressentir un besoin pour tout. Silence. -Que faites-vous seul, dehors, à cette heure ? La silhouette ne répondit qu'après quelques secondes. -Qui vous dit que je suis seul ? -Je vois bien que vous l'êtes ! -Pourtant je ne le suis pas. Avais-je affaire à un schizophrène ? -Admettons. Mais que faites-vous, avec votre ami, dehors, à cette heure ? La voix, jusqu'ici chuchotement, augmenta progressivement, si bien que je pus reconnaître celle d'une jeune femme. -Ce n'est pas mon ami. -Qui est-ce ? -Mon ennemi. Schyzophrène, peut-être pas. Folle, c'était presque certain, car elle éclata de rire. -Comment vous appelez-vous ? Me demanda la jeune femme. -On m'appelle Karl. -Ce n'est pas votre vrai nom. Je m'appelais Charles. Mais les quelques amis qu'il me restait m'avaient surnommé Karl.
-Qu'en savez-vous ? -Je le sais, c'est tout. -Je m'appelle Charles. -C'est un joli prénom. Un compliment ! -Merci. -Un peu vieillot, mais joli. Fausse joie. -Et vous, comment vous appellez-vous ? -Ne me posez pas cette question. Bientôt, je ne m'appellerai plus. Un silence me bloqua. Que devais-je comprendre ? Que devais-je répondre ? La demoiselle dut comprendre mon mal-être, car elle ajouta: -J'ai été assassinée. Elle vînt s'asseoir à côté de moi. Ses jambes nues sous une jupe sombre se croisèrent l'une sur l'autre. Elle me fixa de son oeil droit bleu pâle, l'autre étant caché par de magnifiques cheveux châtains sur lesquels se reflétait orgueilleusement la lumière jaune. -Je n'ai pas bien compris, mademoiselle. -J'ai été assassinée ! C'est simple, non ? Me répondit-elle comme s'il s'agissait d'une évidence. -Mais vous êtes vivante ! Je vous parle, et si j'osais, je pourrais vous toucher ! -Certes. Mais je ne suis plus vivante pour longtemps. -Pourquoi dites-vous cela ? -Parce que, c'est comme ça. Je souris. Si c'était bel et bien une folle, je ne pouvais pas lui en vouloir. -J'ai du mal à me dire que bientôt, je quitterai tout ça, reprit-elle. -Tout ça quoi ? -Tout ça ! Les gens, la Seine, Rouen, sa cathédrale.. Je ne répondais rien. Je n'avais d'ailleurs rien à répondre. Elle m'annonçait qu'elle venait d'être tuée. La situation était déjà assez absurde comme ça, il n'aurait servi à rien d'en rajouter. -Parlez-moi de vous, dis-je. -Pourquoi ? -Pour faire la conversation. -Ma vie est trop compliquée, cela prendrait trop de temps. Je rentrai dans son jeu. -Autant passer le temps qui vous reste à faire quelque chose ! -Pourquoi ne pas le passer à attendre ? Me demanda-t-elle en soupirant -Attendre quoi ? -Que le temps passe. Je souris. -C'est ce que je faisais avant votre arrivée, répondis-je. -Et c'était comment ? -D'attendre ? -Oui. -Long. Mais interessant. -En quoi attendre quelque chose dont on ignore tout peut être interessant ? -Je n'attendais pas « quelque chose » ! A son regard perplexe, j'avais compris que je venais de la destabiliser à mon tour. -Qu'attendiez-vous alors ? -Rien ! Mais vous êtes arrivée ! -Cela vous pose un problème ? -Bien sûr que non. -Bon.
-Et vous, qu'attendez-vous maintenant ? -Pour ? -Me raconter votre vie ! Parlez-moi de votre famille. La fille me dévisagea d'un regard agressif. -Je n'ai pas de famille. -Je ne vous crois pas. Je soutenais son regard de tueuse. -Parlez-moi de votre famille. -Cela risque de prendre du temps. -J'ai tout mon temps. -Moi non. Je continuais de la fixer, sans baisser mon regard. Une sorte de duel s'engagea entre nous deux. Soutenir mon regard lui pesait. Si bien qu'elle le lâcha. S'avouait-elle vaincue ? -Vous avez gagné, lâcha-t-elle enfin. Mais je ne vous garantis pas que cela vous intéressera. -Dites toujours. -Si vous y tenez ! Je suis née en 1992. A l'époque, ma mère avait vingt-quatre ans, mon père en avait dix de plus. Tous les deux étaient journalistes. Lorsque j'eus deux mois, le redacteur en chef appela ma mère. Il lui donna trois jours pour préparer sa valise et partir en Yougoslavie pour un reportage sur la guerre qui y avait lieu depuis un an.. Ma mère a tout d'abord refusé: Il y avait mon père, et puis moi. Son patron insista sur le fait qu'elle n'avait pas le choix: Soit elle partait, soit elle perdait son poste. Mon père décida de l'accompagner, pour la soutenir. Mais ils ne pouvaient pas me laisser seule en France ! Et il était pour eux hors de question de m'emmener dans un pays en temps de guerre. Eux mêmes s'exposaient à un grand danger. C'est ma tante, la soeur de ma mère qui a proposé de me garder pendant ces quelques semaines. Mes parents acceptèrent et partirent. D'après ma tante, les premiers jours furent très difficiles pour ma mère. Elle faisait une dépression. Une larme coulait sur la joue de la jeune femme. -Chaque jour, elle essayait de la contacter. Un mardi, elle passa plus de temps au téléphone. Ce fut la dernière fois qu'elle essayait de contacter mes parents: Le soir, leur patron sonna chez mon oncle et ma tante. Il semblait défiguré par la tristesse. En le voyant ainsi, elle comprit tout de suite. Elle apprit plus tard qu'ils avaient été tués dans une voiture piégée. Cet irresponsable avait envoyé mes parents se faire tuer. Mon oncle avait réagi curieusement à leur mort. En temps normal, jamais il n'offrait le moindre cadeau à ma tante. Ni bouquet de fleurs, ni bijoux.. Rien. Et, depuis ce jour, il avait complètement changé: Les bouquets s'entassaient dans le salon, les bijoux débordaient de leurs boites.. Du haut de mes deux mois, j'étais loin de comprendre ce qu'il se passait autour de moi. J'étais devenue orpheline. Mon oncle, qui ne pouvait pas avoir d'enfant mais en rêvait, proposa à ma tante de me garder. Il se prit une giffle. « La question ne se pose même pas, idiot !» lui avait jeté ma tante, juste avant de se jeter dans ses bras en s'excusant et en l'embrassant. De fait, jusqu'à mes dix ans, âge auquel mes parents adoptifs avaient jugé nécessaire de m'avouer toute l'histoire, je les appellais «Papa »et «Maman ». Contrairement à ce que vous pensez sans doute, cela ne me gêna pas plus que ça. La seule image que je gardais de mes parents était cette photo sur le meuble de la salle où ils apparaissaient tous les deux. Pour moi, ce n'étaient que deux visages familiers desquels je n'avais gardé aucun souvenir. Mon oncle vécut mal la révélation de ce secret, bien que ce fut son idée. Inévitablement, il était mon père. Cependant, il devint peu à peu désagréable, jusqu'à devenir agressif. Il ne me parlait plus car il croyait que je le méprisais. En retour, il se permettait de me mépriser aussi. Et c'est ainsi que jour après jour, au fur et à mesure, il commençait à m'insulter, puis à me frapper. Cela aurait pu s'arrêter là, mais non. Il alla beaucoup plus loin. Ses yeux humides se séchèrent et la colère envahit alors son visage.
-Lorsque j'eus dix-sept ans, je crus bon d'inviter mon petit-copain de l'époque à mon repas d'anniversaire à la maison, pour le présenter à la famille. Il termina la soirée à l'hôpital, le visage en sang et l'épaule droite déboitée. Mon oncle me frappa et m'enferma dans ma chambre. Jusqu'au lendemain soir, pendant vingt-quatre heures, je n'avais rien mangé. Elle serra les poings. -Pendant la nuit, j'entendis le verrou tourner doucement. Je me rappellerai toujours du bruit qu'il fit. Mon coeuraccéléra, je me demandai pourquoi il se décidait enfin à me libérer. Je l'entendis, cette pourriture, marcher tout doucement vers moi, sans faire de bruit, pour éviter de me réveiller. Je sentis le matelas bouger lorsqu'il y enfonça ses poings. Ses mains fortes finirent par m'écraser la bouche. Je me débattis comme je pouvais, mais il était allongé sur moi, si bien que je ne pouvais plus rien faire. La jeune femme me fixa. Encore une fois, nos deux regards se lièrent un moment. Sauf que, cette fois-ci, ce n'était pas un duel, dans lequel nous nous engagions. Non, son regard me permettait juste de comprendre davantage son histoire. A travers sa pupille d'un noir intense, je voyais défiler, impuissant, cequ'elle me racontait. L'air embarassé, elle tourne les yeux vers ses jambes, avant d'ajouter: -La suite.. -Je la devine. Qu'avez-vous fait après ? -Rien. -Et votre tante ? -Soumise. Elle n'a pas levé un doigt pour moi. -Peut-être que cette soumise ne le pouvait pas. -Quand on veut, on peut. -Pas dans tous les cas. -Que voulez-vous dire ? -Simplement que ce n'est peut-être pas de sa faute. -Je n'ai jamais dit ça. -Qu'avez-vous dit alors ? Elle se tut. -De toutes les façons, je vais bientôt mourir. -Comment le savez-vous ? -Je vous l'ai dit ! J'ai été assassinée. -Mais, quand ? Et par qui ? Demandai-je, énervé qu'elle ne me donne pas plus de détails. -Ce soir là, par mon oncle. Vous savez, me dit-elle en relevant la tête, s'il ne pouvait pas avoir d'enfant, ce n'était pas parce qu'il était stérile, il ne l'était pas. Il avait juste le sida. Et elle s'effondra dans mes bras. Après tout ce temps à attendre sur ce banc du bord de Seine, enfin il s'était passé quelque chose.
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents