Singularité des vagues migratoires en France - article ; n°1 ; vol.4, pg 31-36
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Santé, Société et Solidarité - Année 2005 - Volume 4 - Numéro 1 - Pages 31-36
All migrants are in search of a better life. Since there are highly diverse forms of migration in France, it would be better to talk about migrations. There has been no set mechanism for the successive waves of migration of different origin, that is, emigration from rural to urban areas during the first half of the 19th century, followed by migration from neighbouring countries (Belgium, Italy). Then a significant wave of migration took place after the First World War, with a substantial number of people coming from European countries that are further away (Poland, Hungary, Yugoslavia). In 1931, foreign-origin residents exceeded 6% of the total French population, a percentage which would be reached again only in 1975. They were followed by the Southern Italians and Spanish in the 1950s, then the North Africans in the 1970s. From 1990 onwards, there was a real diversification, reflecting the globalization of migration phenomena. All these historical phases have quite precise causes and even more subtle forms. Today, three trends should be considered: 1) temporary migrations which are no doubt replacing permanent migrations; 2) the globalization of origins and journeys and the intermediary of the smuggling rings; 3) the migration of semiskilled workers, reversing the profiles encountered during the •Glorious Thirties.” Lastly, the article suggests a comparative examination of migrations within the European space and to the United States.
Tous les migrants sont à la recherche d’une vie meilleure. Les modalités de la migration ont pris en France des formes très diverses: il vaut mieux, pour cela, parler des migrations. Il n’y a pas de mécanisme immuable assurant la succession de migrations d’origine différente: l’émigration des campagnes vers les villes de la première moitié du 19e siècle, puis la vague provenant des pays voisins (Belgique, Italie) qui lui succède. Une vague importante apparaît à son tour après la Première Guerre mondiale: cet apport considérable est fourni par des pays européens plus éloignés (Pologne, Hongrie, Yougoslavie). En 1931, les résidents d’origine étrangère dépassent 6 % du total de la population française, chiffre qu’on ne retrouvera qu’en 1975. Leur succèdent, dans les années 50, Italiens du Sud et Espagnols, puis les Maghrébins dans les années 70. À partir de 1990, la diversification est réelle, reflet de la mondialisation des phénomènes migratoires. Toutes ces phases historiques ont des causes bien précises, et des modalités encore plus subtiles. Aujourd’hui, trois tendances doivent retenir l’attention: 1) les migrations temporaires, sans doute substitut des migrations définitives; 2) la globalisation des origines et des trajets et l’entremise des réseaux de passeurs; 3) la migration des travailleurs spécialisés, inversant les profils rencontrés durant les «trente glorieuses». L’article invite enfin à un exercice de comparaison entre les migrations dans l’espace européen et vers les États-Unis.
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Publié le 01 janvier 2005
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Langue Français

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LI M P A C T D E SV A G U E S M I G R A T O I R E S
dossierImmigration et intégration
Singularité des vagues migratoires en France
Hervé Le Bras– FRANCE Directeur de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
Tous les migrants sont à Résumé la recherche d’une vie meilleure. Les modalités de la migration ont pris en France des formes très diverses: il vaut mieux, pour cela,parler des migra-tions. Il n’y a pas de mécanisme immuable assurant la succession de migrations d’ori-gine différente: l’émigration des campagnes vers les villes de la première moitié du e 19 siècle,puis la vague provenant des pays voisins (Belgique, Italie) qui lui suc-cède. Une vague importante apparaît à son tour après la Première Guerre mon-diale :cet apport considérable est fourni par des pays européens plus éloignés (Pologne, Hongrie, Yougoslavie). En 1931, les résidents d’origine étrangère dépas-sent 6% du total de la population fran-çaise, chiffre qu’on ne retrouvera qu’en 1975. Leur succèdent, dans les années 50, Italiens du Sud et Espagnols, puis les Maghrébins dans les années 70. À partir de 1990, la diversification est réelle, reflet de la mondialisation des phénomènes migratoires. Toutes ces phases historiques ont des causes bien précises, et des moda-lités encore plus subtiles. Aujourd’hui, trois tendances doivent retenir l’attention: 1) les migrations tempo-raires, sans doute substitut des migrations définitives ;2) la globalisation des origines et des trajets et l’entremise des réseaux de passeurs ;3) lamigration des travailleurs spécialisés, inversant les profils rencontrés durant les «trente glorieuses». L’article invite enfin à un exercice de comparaison entre les migrations dans l’espace européen et vers les États-Unis.
All migrants are in search Abstract of a better life. Since there are highly diverse forms of migration in France, it would be better to talk about migra-tions. There has been no set mechanism for the successive waves of migration of differ-ent origin, that is, emigration from rural to urbanareas during the first half of the 19th century,followed by migration from neighbouring countries (Belgium, Italy). Then a significant wave of migration took place after the First World War, with a sub-stantial number of people coming from European countries that are further away (Poland, Hungary, Yugoslavia). In 1931, foreign-origin residents exceeded 6% of the total French population, a percentage which would be reached again only in 1975. They were followed by the Southern Italians and Spanish in the 1950s, then the North Africans in the 1970s. From 1990 onwards, there was a real diversification, reflecting the globalization of migration phenomena. All these historical phases have quite precise causes and even more subtle forms. Today, three trends should be consid-ered: 1)temporary migrations which are no doubtreplacing permanent migrations; 2) the globalization of origins and journeys and the intermediary of the smuggling rings; 3) the migration of semiskilled workers, reversing the profiles encountered during the “Glorious Thirties.” Lastly, the article sug-gests a comparativeexamination of migra-tions within the European space and to the United States.
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ès son origine, le mot migration est source de confusion. Au il désDigne le passage des âmes des Justes au Moyen-âge, sous sa forme la plus ancienne de «transmigration », paradis après le jugement dernier. Pour ceux qui migrent aujourd’hui, l’ancienne signifi-cation religieuse n’est pas perdue mais sécularisée. Tous les migrants demeurent à larecherche d’une vie meilleure. Ils agissent alors en fonction des circonstances et du monde qui les entoure, c’est-à-dire des moyens de transport, de la sécurité qui les attend à l’arrivée et du différentiel éco-nomique et social entre le lieu de départ et d’arrivée. Comme ces circonstances ont considérablement varié au cours des deux derniers siècles, les modalités de lamigra-tion ont pris en France des formes très diverses. Plutôt que de parler de «la migra-tion »,il faut alors parler «des migrations».
On dissimule cette diversité en parlant de vagues migratoires, comme si un méca-nisme immuable assurait la succession de migrations d’origine différente. Ainsi, à la vague d’émigration rurale vers les villes de e la première moitié du 19siècle aurait succédé une vague provenant des pays voi-sins et même des provinces frontalières (Piémont, Rhénanie, Belgique) qui éleva l’effectif dela population étrangère à 1 100 000 personnes au recensement de 1991. La seconde vague importante date de l’immédiat après-guerre. À court de main-d’œuvre pour la reconstruction du fait des pertes de guerre et du renvoi des coloniaux dans leurs pays, la France fit appel à des Européens qui n’étaient plus des voisins: Polonais, Yougoslaves, Hongrois, Italiens du centre et du Sud. Cet apport fut considéra-ble puisque en 1931, la part de population résidente d’origine étrangère dépassa les 6 %de la population totale, chiffre qui ne sera retrouvé qu’en 1975. Les vagues sui-vantes sont bien connues: Italiens du Sud et Espagnols durant les années 50, puis Portugais et Maghrébins dans les années 70, suivis d’une diversification réelle à partir des années 90, reflet de la mondialisation des phénomènes migratoires.
Puisqu’on utilise le terme unificateur de « vague »,peut-on déceler un mécanisme
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commun qui serait sous-jacent à tous ces mouvements ?On a invoqué une stabilisa-tion et une intégration progressive. Des premiers migrants «actifs »arriveraient et attireraient des migrants «passifs »venant du même endroit qu’eux. Progressivement, ces migrants se fondraient dans la société française en s’élevant dans l’échelle sociale et perdraient leurs liens avec la société d’où ils venaient. Ils le feraient d’autant plus facilement qu’une distance sociale se serait installée entre eux et ceux qu’ils pourraient faire venir et avec lesquels ils ne voudraient plus être confondus. L’hostilité souvent constatée entre vagues successives serait une des raisons du tarissement d’une vague donnée. On peut à cet égard signaler que les mouvements d’extrême-droite en France comprennent une bonne proportion d’origi-naires de l’étranger ou des anciennes colo-nies (par exemple certains des Harkis). Il est vraisemblable qu’un tel mécanisme existe reposant sur l’ascenseur, ou lapompe socialecomme la nommait Adolphe Landry le grand démographe des années 30, mais il ne rend pas compte de la diversité des vagues que nous venons de nommer. En les passant plus précisément en revue, on va chercher aussi à se dégager de schémas trop rigides pour être à même, en fin de ce texte, d’analyser les tendances actuelles et donc la forme que prendront les prochaines migra-tions. Enfin, un regard sur la situation contrastée de l’Union européenne et des États-Unis face au phénomène migratoire nous rappellera les vertus comme les limites des approches comparatives.
Deux siècles de vagues migratoires
Entre 1800 et 1850, le développement du réseau routier désenclave les campagnes, particulièrement les régions montagneuses où il n’y a guère de possibilité d’activité en hiver. On assiste alors à un remarquable développement des migrations saison-nières :scieurs de long du Forez, charbon-niers, ramoneurs et colporteurs de Savoie, maçons de la Creuse et de la Haute-Vienne. Paradoxalement, ces exodes hivernaux maintiennent dans leurs villages des popu-lations qui ne pourraient pas y subsister sans ce complément d’activités.
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Au contraire, à partir de 1850, avec le développement d’une grande industrie et des chemins de fer, un exode se produit à partir des villages de plaine puis, comme la natalité décline plus vite en France que dans le reste de l’Europe, à partir des pays voisins. Dans le détail, la répartition des immigrants est plus subtile. Dans le Nord et l’Estde la France, ils remplacent les ouvriers agricoles partis travailler en usine, tandis qu’au Sud du pays, ils fournissent directement une main-d’œuvre ouvrière car lespetits propriétaires ruraux se main-tiennent. Dans la moyenne vallée de la Garonne, la migration prend même l’allure d’un repeuplement avec l’installation de villages italiens entiers. Malgré des mou-vements xénophobes (massacre d’Aigues Mortes) et une attitude déplaisante des pen-seurs populationnistes (JacquesBertillon, fondateur de l’Alliance pour l’accroissement de la population française, les traite defaux-nez français), cette vague migratoire sera naturalisée à la veille de la guerre, car l’Armée, sous l’emprise de la théorie des vagues d’assaut, estime manquer de chair à canon. Il faut aussi dire que la proximité entre, par exemple, les Piémontais et les Niçois était d’autant plus grande que Nice n’était devenue française qu’en 1861, moins d’un demi-siècle auparavant, ou que l’Alle-magne n’était unifiée que depuis 1870, si bien que les Rhénans et les Alsaciens ou Mosellans se ressemblaient.
La vague de l’entre-deux guerres sera très différente. Par son recrutement d’abord puisqu’elle est organisée par les syndicats d’industriels qui financent des convois, des centres de tri et des médecins pour sélec-tionner la meilleure main-d’œuvre. Parfois, le déplacement sera effectué en bloc comme pour certains lotissements miniers du Nord, mais le plus souvent, la base sera indivi-duelle. À partir de 1930, les effets de la grande crise se font sentir et des mesures légales restreignent de plus en plus les pos-sibilités de travail des étrangers (par exemple la loi Armbruster interdisant d’exercice les médecins étrangers). Beaucoup d’immi-grants repartent ou sont chassés. Ceux qui restent seront souvent naturalisés à la veille de la guerre de 1939 pour la même raison qu’avant la Première Guerre mondiale.
La vague suivante est encore différente. Elle n’est organisée ni par les industriels ni par l’État. Mais surtout, elle est stoppée net par le traité de Rome qui, en instaurant la libre circulation des capitaux, incite à loca-liser les usines là où vit la main-d’œuvre et non là où le capital est disponible. Ceux qui resteront en France, notamment les Italiens, connaîtront une ascension sociale notable, poussés par la vague suivante qui, à son tour, possède des caractères très différents. L’émi-gration portugaise, tunisienne et marocaine est largement spontanée, mais l’immigration algérienne a été organisée par les grands groupes de travaux publics et de construc-tion automobile. La sélection a été faite à rebours en retenant des ruraux analphabètes pour qu’on puisse les déplacer de chantier en chantier et qu’ils ne soient pas tentés par une action syndicale. En 1974, la fermeture des frontières a immobilisé surplace cette immigration qui circulait jusqu’alors entre la France et l’Algérie (on la qualifiait de noria). Physiquement et socialement elle s’estfigée, car aucune vague suivante forte n’est venue la pousser plus haut dans l’échelle sociale. Il n’est dès lors pas étonnant que l’intégration de cette dernière vague soulève des diffi-cultés :avec un moindre capital culturel au départ, avec une moindre volonté initiale de rester en France, avec un horizon social bou-ché, elle est moins bien lotie que les précé-dentes. On comprend aussi pourquoi elle ne s’arrête pas aussi rapidement, car elle n’a pas créé un écart suffisant avec ceux qui viennent du même pays d’origine. En 1974, la ferme-ture des frontières françaises à l’immigration de main-d’œuvre se généralise.
Ces quelques indications, inévitablement sommaires, montrent cependant la variété des vagues migratoires et laissent deviner autour de quels facteurs elles s’organisent. Or la situation est en train de changer pour plusieurs de ces facteurs: coût de déplace-ment, efficacité du contrôle des frontières, mondialisation des réseaux de transit, spé-cialisation de plus en plus grande de la main-d’œuvre. Il est alors inévitable que les prochaines migrations, si elles se dévelop-pent, prennent à leur tour une nouvelle forme. C’est celle là que nous allons main-tenant tenter de deviner.
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Trois nouvelles formes de migration
Trois tendances méritent d’attirer l’atten-tion :renouveau des migrations saisonnières à partir des pays de l’Est, transits liés à la globalisation et accords inter-étatiques sur les migrations qualifiantes.
Migrations temporaires
Les migrations temporaires sont difficiles à évaluer directement, mais elles semblent se développer rapidement comme substitut des migrations définitives. En général, une personne ayant une compétence technique arrive comme touriste et exerce son métier dans le pays d’accueil durant quelques mois (bâtiment, entretien, informatique par exemple). Le séjour peut se prolonger mal-gré des amendes pour dépassement de la durée permise par le visa ou pour le séjour touristique, mais il n’excède pas quelques mois, car le travailleur a conservé sa rési-dence et sa famille au pays d’origine. Ce mécanisme est rendu possible par le très faible coût du transport en comparaison des sommes gagnées en France ou dans l’Union européenne. Ainsi, un voyage en autocar de Kiev en Ukraine à Paris en France vaut moins de 100 euros, somme qu’un carreleur ou un menuisier peut récupérer en une journée de travail. Le comportement de ces nouveaux migrants et leur calcul économique est le même que celui des «navetteurs »autoch-tones, ces personnes qui prennent chaque jour un train rapide pour aller travailler à plus de cent kilomètres de leur domicile. Par exemple, 1 500 personnes viennent du Mans à Paris chaque jour et 2 000 d’Orléans. Les enquêtes sur leurs comportements indi-quent que des raisons financières ont été déterminantes. Le migrant compare le coût du trajet au coût total de son installation dans une nouvelle résidence proche du lieu du travail et dans laquelle il conservera le même niveau de vie. Or les coûts immobi-liers des métropoles ont grimpé en flèche depuis vingt ans. Ces nouvelles migrations saisonnières ne se limitent pas à la France ni même à l’Union européenne. Elles sont par exemple importantes en Turquie en provenance de Moldavie, Roumanie, Ukraine et Asie centrale durant la saison touristique (estimation, selon les sources, de 300 000 à
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un million de travailleurs). Elles sont aussi rendues possibles parce qu’elles sont tolérées par les états qui semblent ne pas craindre un afflux massif et définitif et qui manquent de main-d’œuvre sur certains segments de leur marché du travail.
Globalisation des origines et des trajets
La globalisation des origines et des trajets est un second trait distinctif des migrations récentes. Jusqu’alors, quand elles étaient indi-viduelles, lesmigrations cheminaient par l’intermédiaire de réseaux de relations fami-liaux et locaux. On partait rejoindre un proche qui vous garantissait en général hébergement et travail. La plus grande partie des migrations e transatlantiques du 19siècle se sont dérou-lées de cette manière. C’est encore vrai pour les migrations des «trente glorieuses». Ainsi en France, presque tous les migrants d’origine chinoise, malienne ou sénégalaise provenaient de quelques villes et villages seulement qui avaient progressivement renforcé leurs liens avec la France. Cela devientde moins en moins vrai. Dans de grands pays du Sud, tels la Chine, l’Inde, l’Indonésie, le Sri-Lanka, des organisations recrutent des candidats à l’immigration, éventuellement par la voie de petites annonces, en leur promettant de les acheminer jusqu’à la destination de leur choix, européenne, américaine ou austra-lienne. Ces organisations illicites prennent de plus en plus d’importance à l’image de celles qui s’occupent du trafic de la drogue. Elles disposent de passeurs locaux, de navires, de camions et peut-être bientôt d’avions qui acheminent étape par étape leurs clients à destination. Les filières sont variables et variées en fonction des circonstances poli-tiques et des législations. Leur fonctionne-ment est connu indirectement. Par exemple, selon les chiffres d’Interpol, sur les 3 000 per-sonnes arrêtéessur les côtesitaliennes en provenance de Tunisie de janvier à mai2003, seules 53 étaient tunisiennes, les autres venaient principalement d’Irak, du Pakistan, de Sri Lanka. Les réfugiés du camp de San-gatte, sur lesquels on dispose de l’enquête de Smaïn Laacher, venaient d’Irak, d’Iran, d’Afghanistan et de Turquie (Kurdes). Les migrants qui choisissent ce mode sont le plus souvent jeunes et bien formés (niveau baccalauréat en moyenne pour Sangatte).
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Le contraste est donc très grand entre ces deux catégories, les saisonniers et les utilisateurs d’organisations de passeurs. Les uns profitent du faible coût du transport, les autres paient leur passage au prix fort (1 500 dollars en moyenne pour ceux de San-gatte, plusde 5 000 dollars à partir de la Chine). Les uns s’expatrient à titre tempo-raire, les autres à titre définitif. Ceci s’expli-que en partie par les différences de contrôle à la frontière et par les accords sur les visas. Un Ukrainien obtient facilement son visa pour Paris, mais pas un Pakistanais ou un Indien. Le contrôle des réseaux de passeurs pose un problème analogue à celui du trafic de la drogue: plus la difficulté est grande, plus les tarifs demandés par les passeurs augmentent et plus leur puissance s’accroît pour soudoyer les douaniers et pour recruter de nouveaux clients.
Migrations qualifiantes
Un troisième type de migration en est à ses premiers balbutiements, mais il pourrait con-naître un fort développement dans les années à venir. Il s’agit de travailleurs spécialisés dans un domaine où ils manquent dans le pays qui les demande. Deux exemples: la pénurie d’informaticiens a conduit l’Alle-magne, en 2001, à offrir 20 000 permis de travail de quatre ans, principalement à des Indiens (qui ne sont d’ailleurs pas venus). En France, la pénurie d’infirmières conduit à les recruter en Espagne et à les former en six mois à la langue et aux pratiques fran-çaises. Le vieillissement des pays d’Europe peut accélérer de telles demandes. La pro-portion de personnes âgées y croît en effet rapidement et leur revenu est important (en France, le revenu moyen d’un retraité est maintenant supérieur à celui d’un actif en raison notamment de plus forts patrimoines chez les personnes âgées). Les Nations-Unies ont calculé que si l’on souhaitait maintenir constant le nombre moyen d’actifs par per-sonne âgée, en faisant appel à l’immigra-tion dejeunes actifs étrangers, il faudrait parvenir chaque année à un solde net de 920 000 personnes en France, ce qui sem-ble vraiment irréaliste puisque cela repré-sente 14 fois le solde annuel actuel.
Désormais, les pays proches de l’Union européenne sont cependant intéressés à
fournir des migrants spécialisés à condition que des programmes de formation soient mis en place dans le pays d’origine ou de destination en concertation avec les états concernés. C’est une demande de migra-tionsqualifiantes. Leur principe inverserait la tendance qui s’était développée durant les «trente glorieuses» de faire venir une migration non-qualifiée destinée aux travaux les plus durs.
On aurait tort d’assimiler les migrations qualifiantes à un exode ou un drainage des cerveaux que l’on rendrait responsable de l’insuffisance numérique et technique des élites qualifiées dans les pays pauvres. Désormais, des pays importants tels l’Inde, l’Égypte ou la Turquie estiment que l’expor-tation de cerveaux est intéressante pour leur économie en raison des retours monétaires (remittancy) et des investissements techno-logiques induits. Les nouvelles migrations qualifiantes peuvent donc s’inscrire dans des accords bilatéraux profitables aux pays d’accueil comme à ceux de départ.
Europe/États-Unis : croissance démographique exogène ou endogène?
Cette nouvelle configuration des migrations s’explique en partie par l’opposition de deux politiques démographiques globales, celle des États-Unis et celle de l’Union européenne. Depuis dix ans, les contrastes se sont en effet accentués entre les deux blocs. L’Europe a une fécondité faible (1,5 enfant par femme) et un solde migratoire faiblement positif, tandis que les États-Unis ont l’une des fécon-dités lesplus fortes des pays développés (2,05 enfants par femme) et un solde migra-toire important (1,3 million de personnes annuellement au cours des cinq dernières années). Les États-Unis disposent ainsi d’une croissance démographique assez vigoureuse du fait de leur solde migratoire élevé qui s’ajoute au surplus des naissances et à la relative jeunesse de leur population. Au con-traire, la population de l’Europe s’est stabi-lisée et pourrait décroître légèrement au cours de la prochaine décennie. Ces éléments répondent à des conditions historiques et politiques différentes. La densité en Europe est très élevée. Elle dépasse 300habitants 2 par kmen Belgique et en Angleterre, les
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200 en Allemagne et Italie. Au contraire, la densité américaine atteint à peine 30 habi-2 tants par km. Dans un cas, il reste beau-coup plus de place disponible que dans l’autre. Aussi l’Europe a-t-elle choisi une croissance exogène par annexion successive de nouveaux pays alors que les États-Unis ont une croissance démographique endo-gène par augmentation de leur population dans un territoire constant.
La différence des deux politiques condi-tionne largement la forme des migrations. Ainsi, les États-Unis ont-ils refusé d’étendre le principe de libre circulation des hommes à l’Accord de libre échange nord-américain (ALENA), particulièrement au Mexique, avec lequel la frontière est toujours sévèrement contrôlée. Au contraire, le premier geste de l’Europe en construction avait été, en 1955, d’instaurer la libre circulation, ce qui avait eu pour effet de faire presque aussitôt ces-ser les migrations à l’intérieur de l’espace commun, notamment à partir de l’Italie, et plus tard de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce, car il était plus simple de déplacer les capitaux et de produire là où la main-d’œuvre était peu chère au lieu de la déplacer. L’appa-rition de migrations saisonnières ou tempo-raires en Europe cadre avec sa stratégie à long terme. Ces migrations permettent d’évi-ter de densifier le territoire de l’Union euro-péenne touten répondantà lademande d’emplois spécifiques. C’est aussidire que les politiques d’intégration concernent la vague passée des années 1950-1975 et ses descen-dants mais sans doute pas les vagues à venir qui ne s’annoncent pas sous le même style.
Les migrations de transit elles-mêmes sont influencées par la différence des poli-tiques de l’Europe et des États-Unis. En réalité, la plus grande part de ces migrations semble se diriger par étape vers l’Amérique du Nord qui les oriente et les attire tel un aimant. C’est un nouvel aspect de la globali-sation. Ainsi, les illégaux du camp de Sangatte au Nord de la France, venus d’Iran, d’Irak,
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du Pakistan, ne souhaitaient pas demeurer en France, même avec un statut de réfugié, mais cherchaient à gagner l’Angleterre, avant-dernière étape avant les États-Unis ou le Canada, tout au moins dans les projets de ces migrants. Dans cette attraction, les fac-teurs de langue, de prestige de la première puissance mondiale et aussi la possibilité d’en devenir assez vite citoyen jouaient un rôle que l’Europe ne pouvait pas endosser.
Le multiculturalisme qui se développe en accompagnant ces mouvements migra-toires est ainsi nourri en Europe et aux États-Unis par deux moteurs différents: dans le premier cas, par l’adjonction de nouveaux États et le respect des langues et cultures nationales qui assurent la diversité de l’ensemble; dans le second cas, par des communautés de même origine gardant leurs particularismes tout en manifestant un fort nationalisme américain. Gage de diver-sité et d’équilibre interne aux États-Unis, le multiculturalisme perd ces qualités à l’inté-rieur même des états de l’Union euro-péenne car il brouille le jeu de la diversité des nations européennes en leur imposant un double système, celui des communautés nationales (France, Belgique, Allemagne), et celle des pays d’origine (Turquie, Maroc, Antilles). Ainsi, non seulement la question des migrations se pose différemment des deux côtés de l’Atlantique, mais aussi la question démographique et, plus générale-ment, la question multiculturelle.
La vertu du comparatisme n’est pas de faciliter les emprunts partiels de solution en vigueur dans d’autres contextes mais, au contraire, de comprendre comment sont structurées différentes totalités: diversité des plans d’ensemble plutôt que des pièces qui les composent. On appelait cela le struc-turalisme, il y a une trentaine d’années. L’exercice de réflexion sur les deux rives de l’Atlantique ne peut être, gageons-le, que sti-mulant. Mais il y faut beaucoup de finesse, de patience et, finalement, de connaissance.
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