Briller à Paris au XVIIIe siècle - article ; n°1 ; vol.46, pg 135-156
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Description

Communications - Année 1987 - Volume 46 - Numéro 1 - Pages 135-156
22 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1987
Nombre de lectures 30
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Véronique Nahoum-Grappe
Briller à Paris au XVIIIe siècle
In: Communications, 46, 1987. pp. 135-156.
Citer ce document / Cite this document :
Nahoum-Grappe Véronique. Briller à Paris au XVIIIe siècle. In: Communications, 46, 1987. pp. 135-156.
doi : 10.3406/comm.1987.1691
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1987_num_46_1_1691Véronique Nahoum-Grappe
Conflit de parure et vouloir paraître
briller à Paris au XVIIIe siècle l
Le bonnet.
Les amusements de l'opulence enrichissent une foule d'ouvrières.
Mais ce qu'il y a de fâcheux, c'est que la petite-bourgeoise veut
imiter la marquise et la duchesse. Le pauvre mari est obligé de suer
sang et eau pour satisfaire aux caprices de son épouse. Elle ne
revient point d'une promenade sans avoir une fantaisie nouvelle.
La femme du notaire étant mise ainsi, on n'ira pas le lendemain
souper en ville si l'on ne peut étaler le même bonnet. Autant de
pris sur la part des enfants. Et dans ce conflit de parures, la tête
tourne réellement à nos femmes 2.
Les portraits du Tableau de Paris de L.S. Mercier sont le plus sou
vent inscrits dans une taxinomie sociale finement délimitée. Par exemp
le entre l'ouvrière et la petite-bourgeoise, il y a
une classe de femmes très respectables, c'est celle du second ordre
de la bourgeoisie, attachées à leurs maris et à leurs enfants, so
igneuses, économes, attentives à leurs maisons, elles offrent le
modèle de la sagesse et du travail. Mais ces femmes n'ont point de
fortune, cherchent à en amasser, sont peu brillantes, encore moins
instruites, on ne les aperçoit pas et pourtant elles sont à Paris
l'honneur de leur sexe 3.
L.S. Mercier définit l'une par l'autre manière d'être et catégorie sociale
dans un même jugement éthiquement convaincu. Cette conviction
s'impose grâce à l'évidence d'une image offerte : elle est là devant nos
yeux et agite son mouchoir, « la bourgeoise », « l'hétaïre », « la pay
sanne », etc. Cette présence dévisagée comme spectacle esthétique et
envisagée comme figure sociale et morale à la fois est l'objet privilégié
de la perception identifïcatrice de l'auteur.
135 Véronique Nahoum-Grappe
Ne pas « briller », ne pas être « aperçue », signale un choix social, ou
plutôt le choix d'un type de présence sociale, non spectaculaire.
L'absence de certains signes lumineux de reconnaissance dans la pré
sentation esthétique de soi affiche, en s'effaçant, la volonté de ne pas
« paraître ». Effacement hors de la vue d'une présence féminine qui ne
sera effectivement plus décrite dans le Tableau de Paris. Une esthéti
que de la disparition, saluée avec respect par l'auteur, signale une
éthique des vraies valeurs (épargne, sagesse, travail, sacrifice). Un
salut respectueux qui ne s'attarde pas. Le « regard » de Mercier se fixe
ailleurs, sur ce qui brille, ou plutôt sur ce qui, en brillant, dévoile une
stratégie minimale, le temps de cette brillance : occuper le terrain par
l'attraction et la réorientation des vecteurs visuels vers un seul point
de mire : soi. Les lumières, les feux qu'allument les parures, les fards,
les couleurs éclatantes sont la tactique non verbale de cette stratégie-
là, repérée par l'œil perçant de l'auteur.
Un regard déjà sociologique, qui « veut peindre et non juger 4 » « la
physionomie morale de cette immense capitale 5 » :
La vie parisienne n'est peut-être dans l'ordre de la nature que
comme la vie errante des sauvages de l'Afrique et de l'Amérique.
C'est que les chasses de deux cents lieues et les ariettes de l'opéra
comique sont des pratiques également simples et naturelles 6.
Un regard qui se veut lavé de tout préjugé sur son objet, le corps social
de Paris, posé démocratiquement à côté et sur le même plan que toute
autre forme de vie sociale.
Il ne faut pas plus être étonné des recherches de luxe dans les palais
de nos Crassus que des raies rouges et bleues que les Sauvages
impriment sur leurs membres par incision 7.
Un regard qui exerce une justice sur son objet en le mettant à sa place :
le terme de tableau dérape sans cesse alors de la peinture naturaliste à
la leçon emblématique, que le tableau si bien peint implique : « C'est
au moral que je suis attaché, il ne faut que des yeux pour voir le reste. »
Le corps moral/social tel qu'il se montre, dans la rue, les églises, les
boutiques, les salons, est l'objet de cette peinture « vraie ». (Aucune
sociologie constituée ne vient encore au xvme siècle construire et lég
itimer un corps social abstrait au fonctionnement complexe 8.)
Les « sociétés », le « monde », le « peuple » ne sont encore que la
somme des présences esthétiques en circulation sur la scène sociale.
136 Briller à Paris au XVUT siècle
Les « raies rouges et bleues » sur un visage identifient une différence de
façon suffisante pour un regard qui veut peindre. Le « luxe », que Ton
peut définir provisoirement par l'ensemble de ce qui brille et dont les
feux s'adressent en priorité à une consommation visuelle, est donc
l'équivalent « simple et naturel » d'une peinture faciale : les deux iden
tifient efficacement une forme sociale déterminée. Le « luxe » clive la
physionomie urbaine avec le même contraste emphatique que celui
qu'effectuent sur un visage des raies de couleurs : elles en sont l'expres
sion, « à saisir » sur le Tableau.
Ce texte est par conséquent une chance pour l'historien des appa
rences, puisque la dimension esthétique de son objet y est inscrite
comme identificatrice. (Plus tard, une sociologie savante et une psy
chologie des profondeurs rejetteront dans les marges, loin du sérieux et
sur le sommet contingent des superstructures, ce type de problémat
ique 9.)
Le statut épistémologique accordé à la dimension esthétique de
l'objet nous offre l'« expression » du corps social : un dérapage de la
peinture à la leçon se produit à l'insu de l'auteur qui croit toujours être
dans le « vrai » et donc le juste. Une « expression » trop spectaculaire
est déjà sujette à caution. En effet, une peinture elle-même trop « enlu
minée », un luxe trop brillant, est déjà le signe d'une inquiétante
stratégie ostentatoire. A sa façon et en fonction de ses moyens, la
femme « petite-bourgeoise » citée plus haut participe de cette stratégie
« fâcheuse » ici : elle prend l'initiative d'acheter le bonnet plutôt que le
gigot. Son mari transpire « sang et eau » et les enfants n'ont pas leur
dû. Les mots mêmes employés dans ces quelques lignes sont significat
ifs : « vouloir imiter la marquise et la duchesse », c'est-à-dire vouloir
copier un modèle vu — une image sociale qui s'offre aux regards,
armée de l'ensemble de ses signaux esthétiques, toilettes, fards, postur
es, gestes, etc. — , est une tactique dont la mise en œuvre technique
permet de s'approprier magiquement un statut social supérieur pen
dant le court temps de la ressemblance affichée.
Mais personne n'est dupe d'une imitation dont la perfection utopi-
que est de toute façon difficile à mettre en œuvre pour une femme de
l'ordre de la « petite bourgeoisie ». Cette dernière mesure finalement le
possible et ne lutte plus que pour un « bonnet » : de l'image totale
d'une « marquise » au bonnet de la « femme du notaire », le « vouloir
imiter » a trouvé son objet et perdu sa dimension.
(L'écriture de Mercier, production prolifique de sens en segments
aléatoires, permet de tels glissements. Cet auteur n'a aucun souci de
l'architecture démonstrative de ses descriptions : aurait-il écrit le
même texte le lendemain ? Au vu de sa colossale production d'écrits,
137 Véronique Nahoum-Grappe
qui en dehors des pièces de théâtre se présente en fait toujours sous une
forme de séquences discontinues 10, on peut supposer qu'il écrit comme
il parle, « brillamment », mais sans se corriger. Notre lecture est donc
une sorte d'« entente » risquée de cette parol

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