Déshéritage, dilapidation et filiation : Wittgenstein - article ; n°1 ; vol.59, pg 149-175
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Description

Communications - Année 1994 - Volume 59 - Numéro 1 - Pages 149-175
27 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1994
Nombre de lectures 106
Langue Français
Poids de l'ouvrage 2 Mo

Extrait

Anne Gotman
Déshéritage, dilapidation et filiation : Wittgenstein
In: Communications, 59, 1994. pp. 149-175.
Citer ce document / Cite this document :
Gotman Anne. Déshéritage, dilapidation et filiation : Wittgenstein. In: Communications, 59, 1994. pp. 149-175.
doi : 10.3406/comm.1994.1897
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1994_num_59_1_1897Gotman Anne
Déshéritage, dilapidation et filiation
Wittgenstein est-il un moderne ?
Un professeur demandait à Ludwig Wittgenstein s'il était parent des
Wittgenstein, de la riche famille Wittgenstein. Celui-ci répondit que oui.
Insistant, le professeur demanda alors s'il était proche des Wittgenstein.
A quoi l'homme encore jeune répondit : «Not very»1.
Comment, face à une question plus indiscrète qu'il n'y paraît, cet héritier
fut amené, en toute honnêteté, à mentir au sujet de ce qui fut pour lui
une question, et non une donnée de l'existence. Comment à travers son
propre déshéritage, il réitéra sa réponse. Et quel sens donner à ce geste.
L'identité, se reconnaître fils de..., n'est jamais, il est vrai, un donné,
mais toujours l'objet d'une conquête plus ou moins active, d'un travail
plus ou moins manifeste. Mais alors que le réglage entre les instances
sociale et subjective se fait la plupart du temps à notre insu, certaines
circonstances viennent réveiller les processus d'ajustement, faisant grin
cer le nom, soudain trop lourd pour celui qui le porte. Dans sa brièveté
coutumière, Wittgenstein donne simultanément deux réponses à cette
double question de la filiation : not (related), pas parent, pas relié, sub
jectivement; very (related), très parent, très relié, socialement.
Parmi les situations qui peuvent ainsi faire jouer les rapports de parenté,
de soi à soi et de soi aux autres, l'héritage est évidemment un moment
fort. Non, comme on pourrait le penser un peu rapidement, parce que,
tel un piège, il dévoilerait les dessous incertains de la nature humaine,
cupide et indifférente, indifférente parce que cupide, mais parce que
les actes de transmission et de réception impliqués dans l'affaire sollici
tent les représentations identitaires des protagonistes, fils, parents, frè
res, alliés, ainsi mises en crise et retravaillées.
Ainsi, parmi les biens mis en circulation dans le groupe de parenté,
l'héritage a une place particulière. Il n'a certes pas la portée constitutive
et symbolique du nom, mais ne peut pour autant être rabattu sur une
simple transaction marchande. Parce que, dans nos sociétés, les choses
149 Anne Gotman
sont détachées de la personne, ce que Ton nomme biens de famille est
appelé à rentrer dans le circuit normal des échanges. Mais parce que
l'héritage appartient à la catégorie des mutations à titre gratuit, il a aussi
à voir avec l'économie du don, où la circulation des choses est étroit
ement imbriquée avec les rapports sociaux, en l'occurrence, ici, les liens
de parenté. L'héritage, dans son double mouvement, de transmission
et de réception, se présente donc dans les sociétés modernes comme
une sorte d'hybride entre l'échange marchand et la circulation de dons,
l'un établissant des rapports quantitatifs entre objets aliénables et parte
naires indépendants, l'autre, des rapports qualitatifs entre objets inali
énables et partenaires dépendants2. De cette double nature de l'héritage
vient que les transmetteurs oscillent entre liberté et contrainte, et que
les récepteurs hésitent entre aliénation et conservation3. De cette ambi
valence des choses circulant par héritage vient l'ambivalence nourrie à
son endroit, comme somme de possibilités nouvelles et comme force de
rappel.
De cette dualité anthropologique de l'héritage qui mêle intimement biens
et liens vient, en tout état de cause, la valeur heuristique des pratiques
d'appropriation — la manière dont on prend, dont on reçoit, dont on
use d'un héritage — quant à la position d'héritier dans la succession des
générations — la façon de se situer dans la lignée, dans la fratrie, et
comme individu. Ainsi, comme le dit Pierre Bourdieu une problé
matique de la reproduction sociale, y a-t-il des héritiers sans histoires
« qui s'assument comme tels, soit qu'ils se contentent de maintenir leur
position [...], soit qu'ils tâchent de l'augmenter... et les héritiers à histoi
res qui comme Frédéric [Moreau] se refusent à hériter, du moins à être
hérités par leur héritage4». Toutefois, si le refus, l'indisposition à héri
ter, enracinés dans des rapports conflictuels avec les imagos parentales,
contribuent à expliquer les ratés de la reproduction sociale, ils n'ont peut-
être pas ce seul sens. On peut se demander en effet si la dilapidation
d'un héritage, sous une forme ou sous une autre, qu'il soit avalé ou rejeté,
croqué ou abandonné, dissipé ou redistribué, n'est pas un analyseur pri
vilégié des rapports d'obligations mutuelles entre générations enchâssés
dans le cercle de parenté ou au contraire soustraits à son empire. Et
si, plus largement, ces rapports d'obligations entre ne sont
pas à leur tour déterminants dans les systèmes d'obligations au sein des
cercles élargis d'affiliation (amicaux, professionnels...), dont ils former
aient en quelque sorte le prototype et le modèle.
C'est dans cette perspective qu'a été lu le parcours de ce non-héritier
que fut Ludwig Wittgenstein, lequel, désireux de ne pas recevoir sa part,
fît en sorte d'en être libéré et débarrassé totalement, radicalement, et
sans recours possible. Il s'agit de comprendre à quel type de rationalité
150 dilapidation et filiation Déshéritage,
obéit l'appauvrissement ainsi provoqué, d'identifier l'enjeu de cette forme
de dilapidation en termes de liquidation identitaire et de réaménagement
des rapports de transmission, de mesurer ce que cette forme de déshéri
tage de soi doit à la modernité et à l'injonction d'auto-engendrement.
Pour finalement saisir comment la dilapidation fait écho à des positions
hypostasiées de donneur et de receveur, et déceler ainsi la portée crit
ique d'un suicide financier (expression de notaire) qui se voulait, de fait,
une mise en pièces de la raison utilitaire et de toute forme de capitalisation.
Wittgenstein Ludwig (1889-1951), «logicien et philosophe anglais d'ori
gine autrichienne5», publie son Tractatus logico-philosophicus en 1921,
succession d'aphorismes exposant que le seul usage correct du langage
est d'exprimer les faits du monde, que les règles a priori du langage cons
tituent la logique, que le sens éthique et esthétique du monde relève de
l'indicible, condamnant du même coup la philosophie au silence. Les
essais ultérieurs réunis dans les Recherches philosophiques poursuivent
l'idée de l'élucidation du langage, appliquée au langage usuel. La philo
sophie de Wittgenstein ne propose aucun dogme ; elle se veut davantage
une méthode de traitement de la pensée malade (du langage). L'influence
de cette philosophie « profondément originale » « s'est exercée tout d'abord
par l'enseignement oral et le commerce personnel», et s'étend à pré
sent, à mesure que ses manuscrits sont publiés, en tant qu'analyse crit
ique des conditions de l'expression des signes6.
C'est bien sûr avant tout de l'homme privé qu'il sera question ici, et
non du philosophe. Pour autant, les conditions d'énonciation et de récep
tion de sa philosophie (elles-mêmes indissociables de sa pensée) ne sont
pas étrangères au sujet qui nous occupe. Wittgenstein, en cela proche
de Freud et de Durkheim, réfutait d'ailleurs la notion même de vie privée.
Défaites.
Concernant l'héritage, le bien de famille, on peut distinguer deux modes
de dilapidation : celui qui consiste à consommer le patrimoine familial
jusqu'à le compromettre — manger, croquer l'héritage; et celui qui
consiste à l'aliéner et le faire disparaître — rejeter, rendre l'héritage.
Ces deux modalités n'ont pas le même sens. La dilapidation de Witt
genstein se situe sans ambi

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