La parole étrange - article ; n°1 ; vol.40, pg 83-98
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Description

Langue française - Année 1978 - Volume 40 - Numéro 1 - Pages 83-98
16 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1978
Nombre de lectures 47
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Bernard Cerquiglini
La parole étrange
In: Langue française. N°40, 1978. pp. 83-98.
Citer ce document / Cite this document :
Cerquiglini Bernard. La parole étrange. In: Langue française. N°40, 1978. pp. 83-98.
doi : 10.3406/lfr.1978.6138
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1978_num_40_1_6138Bernard Cerquiglini, Université de Paris VIII
LA PAROLE ETRANGE
L'examen de phénomènes syntaxiques propres à l'ancien français se
heurte à deux difficultés, dont la première est d'évidence. Cette langue n'a
plus de locuteur, elle n'est plus rattachée à un sujet l'ayant acquise au stade
de l'apprentissage du langage, et à qui l'on peut faire reconnaître, au moyen
de tests, ce qui, de sa langue, est ou n'est pas. Certes, une pratique éclairée,
et réfléchie, de la langue contemporaine, par ailleurs des lectures abon
dantes de textes du Moyen Age, et du talent, ont pu donner, à de grands
médiévistes, un sentiment de ce que fut notre langue, il y a sept ou huit
siècles. Toutefois ces intuitions, fragmentaires et relatives, — on sent, et on
devra analyser, le ridicule qu'il y aurait à parler de « thème d'ancien fran
çais », à côté, par exemple, du thème latin —, ne sont en rien constitutives.
Or, c'est bien à l'étude d'un ensemble cohérent de propriétés associables par
un locuteur natif à ses énoncés que s'applique, dans son ensemble, la linguis
tique contemporaine. Si l'on excepte l'héritage bloomfieldien, opérant dans
une extériorité mécanique, les divers courants issus des travaux de Noam
Chomsky ou de Zellig Harris, ainsi que les recherches actuelles en sémant
ique formelle, les théories de renonciation, etc., manipulent des énoncés
en tant qu'ils sont référés à un point extérieur d'où ils sont connaissables.
Qu'il s'agisse du sujet cartésien, et quasi-juridique, de la grammaire generat
ive, du locuteur, siège d'opérations énonciatives ou du sujet parlant, doté
de structures psychiques et cognitives, voire de désirs ou de pulsions, cette
instance est, dans son rapport spécifique à l'énoncé, toujours questionnable,
parfois à son insu. Dans le cas d'une langue telle que l'ancien français, ce
lien herméneutique est rompu, et le linguiste est dans une position autre que
celle selon laquelle il a été formé. Situation deceptive, non pas seulement par
son objet, marqué d'une altérité radicale, mais par les méthodes propres à
le décrire. Construire un modèle du jugement que le locuteur peut porter,
intuitivement, sur les énoncés qu'il produit, comme le veut la linguistique
contemporaine, invite à prendre pour postulat (certes fragile) les propriétés
(grammaticalité, etc.) associées à ces énoncés : éléments minimaux (non
prouvés, mais contrôlables) d'une recherche qui vise à représenter, par
compréhension, le réel d'une langue. D'où le retour à la notion d'exemple,
« sténogramme », selon le mot de Jean-Claude Milner, à la fois aide-mémoire
et prémisse : une structure est donnée pour toute une classe (dont le bien-
fondé est laissé à la vérification intuitive du lecteur) et intégrée à un raison-
83 nement dont le but est de justifier une régularité postulée au sein d'une
configuration de possibles (ou d'impossibles), — c'est-à-dire de proposer la
théorie d'un segment de syntaxe. Dès lors, la pratique native d'une langue
renvoie à la notion d'intuition, comme elle renvoie à des procédures de des
cription par compréhension et par argumentation, c'est-à-dire en dernière
analyse, à un modèle scientifique donné *. La rupture du lien herméneutique
inverse l'ensemble du système conceptuel : l'extériorité succède à l'intério
rité, le fini des textes à l'infini de la production langagière, tandis que la
compréhension, et l'exemple s'effacent devant la description extensive.
L'on peut être par suite amené à penser que dans la méthodologie du médiév
iste, l'exhaustivité du dépouillement doit, par une torsion significative, venir
occuper la place laissée vacante par l'intuition. A la conviction par la bonne
forme de la démonstration, et l'adéquation empirique, correspondrait alors
l'affirmation du « au moins, tout y est » : aux hypothèses falsifiables, des
grammaires de liste2. C'est cette voie que paraissent avoir choisie plusieurs
médiévistes, convaincus que l'approche des textes anciens, comme de terres
inconnues, passe par le relevé minutieux. Œuvre salutaire, proche de la
philologie, qui recueille des données, et les gère : confection d'index,
recherches contextuelles, paramétriques, etc., manipulations qu'autorise, ou
suscite, la sophistication grandissante des machines, et dont le maître-mot
est le nombre. Travaux souvent exemplaires, mais dont on n'attendra pas
une preuve, — encore moins une argumentation.
Le second obstacle tient à la nature essentiellement littéraire de nos
textes. Sans insister sur les connotations longtemps défavorables du terme en
milieu linguistique (et qui ne sont pas étrangères, en retour, à certaines scien-
tifisations forcenées), il convient de noter que l'abandon de l'extrait pris chez
de bons auteurs est allé de pair avec l'essor de la linguistique contemporaine :
le « moderniste » se place au plus près d'une langue spontanée, dont le médiév
iste paraît bien, là encore, exclu. Certes, l'opposition est en grande partie
illusoire : la phrase qu'invente le linguiste ne peut pas ne pas être référée à
ses propres habitudes de langage, c'est-à-dire à un héritage socio-culturel,
de même qu'elle ne peut pas ne pas mimer une situation de communication,
qui détermine en grande partie sa structure, et son acceptabilité : on ne pro
duit jamais que des discours, ou — pour reprendre le terme d'Antoine Culioli
— que des textes. On comprend alors les querelles byzantines de grammati-
calité (et de « mondes possibles »), les raffinements perpétuels de notions
fuyantes, telles que « niveaux de langue », « situation de communication »,
les mises en cause récentes, enfin, de la pratique de l'exemple : l'intervention
des médiévistes dans ce débat peut contribuer à faire vaciller quelques
certitudes3. Il a été montré, par ailleurs, que les textes littéraires, de par
leur richesse narrative et stylistique, peuvent présenter des situations, et,
pour le dire vite, des grammaticalités, que n'avaient pu soupçonner les syn-
tacticiens, — à qui l'on ne peut certes demander d'être ni des Dumas, ni des
Gide. Il n'empêche, la recherche linguistique contemporaine dispose d'une
pluralité de types de discours : ne serait-ce que les résultats de l'introspec-
1. Voir J.-C. Milner, Arguments linguistiques, Tours, Marne, 1973, pp. 22-28.
2. « L'exigence d'exhaustivité a évidemment un' tout autre sens quand il s'agit de langues ou d'états de
langue attestés par un ensemble fini de documents. Les listes sont là possibles et en général elles sont le seul
recours, l'intuition étant impossible », J.-C. Milner, De la syntaxe à l'interprétation, Paris, Seuil, 1 978, p. 1 9,
note 1.
3. B. Cerquiclini, J. Cerquiglini, C. Marchello-Nizia, M. Perret, « L'objet ancien français et les condi
tions propres à sa description linguistique », in J.-C. Chevalier et M. Cross (éd.), Méthodes en grammaire
française, Paris, Klincksieck, 1976, pp. 185-200.
84 confrontés aux spécimens recueillis (dans la langue spontanée : familtion,
ière, ou soutenue; dans la langue écrite, et ses multiples registres, etc.)
qu'elle peut faire jouer ensemble; la lyre des médiévistes, trompette marine,
n'a qu'une corde. Or, si l'on y regarde bien, la recherche syntaxique ne
saurait être que comparative, — dans quelque sens qu'opère la comparaison,
et quelle que soit sa nature : grammatical vs agrammatical, oral vs écrit,
langue première vs langues secondes, etc. Les propriétés linguistiques
stables, les contraintes syntaxiques, constituent une clôture de la langue,
que la recherche doit reconnaître. Ce n'est

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