Ce que merci veut dire. Esclaves et gens de rien sur la côte Nord-Ouest américaine - article ; n°152 ; vol.39, pg 9-28
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Ce que merci veut dire. Esclaves et gens de rien sur la côte Nord-Ouest américaine - article ; n°152 ; vol.39, pg 9-28

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Description

L'Homme - Année 1999 - Volume 39 - Numéro 152 - Pages 9-28
20 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié par
Publié le 01 janvier 1999
Nombre de lectures 20
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Alain Testart
Ce que merci veut dire. Esclaves et gens de rien sur la côte
Nord-Ouest américaine
In: L'Homme, 1999, tome 39 n°152. pp. 9-28.
Citer ce document / Cite this document :
Testart Alain. Ce que merci veut dire. Esclaves et gens de rien sur la côte Nord-Ouest américaine. In: L'Homme, 1999, tome 39
n°152. pp. 9-28.
doi : 10.3406/hom.1999.453661
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1999_num_39_152_453661que merci veut dire Ce
Esclaves et gens de rien sur la côte Nord-Ouest américaine
Alain Testart
Les FINS d'hiver étaient parfois très dures dans la région de Yakutat, au
sud de l'Alaska, chez les Tlingit. Alors que les stocks étaient épuisés et juste
avant l'arrivée tant attendue des saumons de printemps, la plupart des
sociétés de la côte Nord-Ouest connaissaient des périodes de famine, mais
ces famines ont forcément été plus sévères dans la partie septentrionale de
l'aire. Certains, plus imprévoyants que d'autres ou moins acharnés au tra
vail — sous toutes les latitudes les pauvres et les démunis ont toujours été
dénoncés comme des paresseux — se trouvaient pris de court et n'avaient
alors plus de quoi se nourrir. Ils allaient quêter auprès de maisons mieux
pourvues. Selon ce que rapporte Frederica De Laguna (1972, I: 469),
voici ce qu'ils disaient : « Je serai votre esclave. Je deviendrai votre esclave
si vous me donnez quelque chose à manger. »
Dans ces formules, c'est bien le même mot gux qui est employé et qui, dans
tout le domaine tlingit, sert à désigner l'esclave, quoiqu'une expression spéci
fique existe pour nommer ce type d'esclave : « esclave du poisson séché »,
expression qui, parce que le poisson séché était là-bas la nourriture de base,
comme ici le pain, pourrait être rendue par « celui qui s'est vendu pour une
bouchée de pain », ou encore par l'expression sanskrite d'« esclave du ventre »,
celui qui s'est vendu parce qu'il avait faim. Les informateurs précisent : S2
« Quand vous étiez affamés et qu'ils vous donnaient quelque chose à manger, 5)
ils vous tenaient pour esclave, à moins que les vôtres ne paient pour vous ». La {¿j
paresse est très mal vue dans la mentalité tlingit, il faut travailler dur, toujours qq
prévoir des provisions pour deux hivers : « Si quelqu'un est trop paresseux, t/)
laissez-le, un autre en fera son esclave ». Il entrera dans une maison étrangère q
à la sienne pour mendier un morceau de poisson séché. « Et ils ne lui donne- D
ront jamais rien à manger à moins qu'il ne dise : "Je serai votre esclave" ». ^
L'HOMME 152/ 1999, pp.9à28 Une information similaire est fournie par Ronald Oison (1967 : 11) à
propos de ces paresseux qui se laissaient entretenir par les autres. Il est
contraire à la morale tlingit de refuser de nourrir un parent dans le besoin,
mais si la chose se reproduisait année après année, les gens de sa maison
lui signifiaient que le prochain hiver ils ne lui donneraient plus rien et ce
serait une honte pour sa maison et son clan, pour ses petits-enfants et tous
ses descendants — « il deviendrait comme un esclave, dépendant des autres
pour sa nourriture... ».
Ces données sont importantes à plus d'un titre. Elles nous livrent au
moins trois enseignements. Le premier est que la générosité tant vantée de
la vie primitive a ses limites. On n'en finit pas de se débarrasser du mythe
du bon sauvage. Le second, qu'il y a de multiples raisons (et de multiples
façons) de donner et que l'on ne saurait confondre don et charité. Le troi
sième, que le don lui-même peut instaurer, entre le donateur et le réc
ipiendaire, un rapport social que nous nous garderons de préciser pour le
moment mais dont nous dirons seulement qu'il est empreint d'une grande
dureté. Cette conclusion paraît indubitable, au moins pour les Tlingit, au
vu des données dont nous venons de faire état : le mendiant affamé se
déclare « esclave » ou bien on dit de lui qu'il est « comme un esclave ».
L'objet de cet article est de préciser la nature de ce rapport social dans
le cas tlingit et, plus généralement, de se demander s'il est légitime, à son
propos, de parler d'esclavage pour dettes.
Mais avant même d'exposer en toute clarté cette problématique, il nous
a paru souhaitable d'évoquer deux cas semblables en provenance d'autres
régions d'Amérique du Nord — l'un est très connu, mais l'autre, du moins
croyons-nous, l'est moins — ainsi d'ailleurs que certaines données de notre
propre culture.
Le don et le fouet
George Catlin raconte une étrange cérémonie à laquelle il lui a été
donné d'assister. Il manquait vingt chevaux aux Fox pour attaquer les
Sioux et ils les avaient demandés aux Sauk :
« Au jour et à l'heure dits, les vingt braves qui mendiaient les chevaux se trouvaient à
l'endroit prévu, et ils s'assirent en cercle sur le sol puis se mirent à fumer. Les villageois
s'assemblèrent autour d'eux en une foule compacte et peu de temps après apparurent
sur la prairie, à un demi-mile de là, un nombre égal de jeunes de la tribu des Sauk : ils
avaient tous accepté de donner un cheval qu'ils amenaient au triple galop. Petit à petit,
ils se rapprochèrent en décrivant des cercles jusqu'à ce qu'enfin ils fussent assez prêts
du rond formé par les jeunes guerriers assis sur le sol. Tout en fonçant de la sorte et en
arrivant à portée du groupe immobile, chacun des cavaliers, qui tenait un lourd fouet
dans sa main, choisit celui à qui il allait faire don de sa monture et, passant à sa hau-
Alain Testart lui asséna un coup de fouet extrêmement cinglant sur les épaules nues. En pourteur,
suivant son manège circulaire, il continua à manier le fouet à maintes reprises avec des
claquements violents jusqu'à ce que l'on puisse voir le sang couler sur les épaules dénu- | |
dées. Sur ces entrefaites, il mit immédiatement pied à terre et, tenant dans la même
main la bride et le fouet, il déclara : "Tiens, tu es un mendiant ; je te fais cadeau d'un
cheval mais tu porteras ma marque sur ton dos". »*
Voilà donc quelqu'un qui, pour recevoir un don, s'humilie, dans toute
sa posture et sa chair.
Voici pour finir ce que répondirent un jour les Inuit à un ethnologue
trop empressé à remercier ses hôtes pour tout ce qu'ils lui donnaient à
manger. Ils lui dirent que c'était un devoir chez eux de partager la nourri
ture et qu'il ne fallait pas remercier : « Avec les dons on fait les esclaves
comme avec les coups de fouet on fait les chiens » 2. Chez les Inuit, il ne
faut pas dire merci pour ne pas être « esclave ». Chez les Tlingit, il faut
dans certaines situations se déclarer « » si l'on veut recevoir de la
nourriture ; c'est une façon de dire merci. Elle paraît bien étrange. Mais
l'est-elle vraiment ? Certaines données de notre propre vocabulaire mont
reront que non.
"merci" en français Le mot
Nous avons tous appris ce que merci veut dire. Nous l'avons appris
lorsque, étant enfant et après avoir reçu un bonbon ou quelque bienfait, on
nous a enseigné à dire merci. Tant que nous ne l'avions pas fait, tout restait
en suspens, il y avait une attente des adultes à satisfaire, un devoir à accomp
lir, une dette dont il fallait s'acquitter. Mais aussitôt le simple mot merci
prononcé, la tension se relâchait, nous étions quittes et libres à nouveau de
vaquer à nos jeux sans nous soucier plus longtemps des préoccupations des
grands. Dire merci, c'est donc en même temps reconnaître une sorte de dette
morale — une « dette de reconnaissance » — et s'en acquitter.
Rien de plus simple en apparence et de plus pratique que ce mot qui
suffit à annuler la dette et à congédier le bienfaiteur. Relevons tout de suite
l'ambiguïté de notre verbe remercier : on remercie un bienfaiteur tout
comme on remercie un employé qu'on licencie. Merci apparaît comme un
moyen bien agréable pour se débarrasser et du devoir et de la dette, et du
bienfaiteur devenu importun aussitôt le bienfait délivré.
Mais le mot n'a pas toujours eu dans notre langue ce sens léger et £
simple. Le serf de notre Moyen Âg

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