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Linguistique et littérature – (c) octobre 2005Suite du cours sur « Poésie et langage selon Yves Bonnefoy »2.2. Le versant symbolique du langage (rappel du cours du 6 octobre, puis suite du cours)Bonnefoy fait remarquer à plusieurs reprises que les mots ne signifient pas seulement un « autrechose » de nature transcendantale, mais qu'ils signifient également « autrement » qu'en dénotantsimplement une signification. Il illustre cela en analysant les représentations que l'on attache auxmots « pain » et « vin » :« Que je dise : le pain, le vin, (...) et l'on aura tout de suite à l'esprit (...) un certain type derelations essentielles entre les êtres, on va penser à leur solidarité, sous le signe des grandsbesoins de la vie et de ses grandes contraintes, ce sont là des mots pour la communion, desmots qui font souvenir que la langue n'est pas vouée seulement à décrire des apparences,mais à nous tourner vers autrui pour fonder avec lui un lieu et décider de son sens.L'important avec ces mots, le pain, le vin, ce n'est donc pas seulement qu'ils signifient autrechose (...), mais qu'ils signifient autrement. Et (...) les employer sous ce signe, c'est doncfaire apparaître au sein de la langue une liaison structurelle (...) : je la dirai symbolique carelle rassemble les êtres au sein d'une unité. » (EP, 21)Cette dimension dite « symbolique » du langage n'est pas de nature transcendantale au sens définiplus haut, dans la mesure où il ne s'agit pas de fuir le monde tel ...

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Linguistique et littérature
– (c) octobre 2005
Suite du cours sur « Poésie et langage selon Yves Bonnefoy »
2.2. Le versant symbolique du langage (rappel du cours du 6 octobre, puis suite du cours)
Bonnefoy fait remarquer à plusieurs reprises que les mots ne signifient pas seulement un « autre
chose » de nature transcendantale, mais qu'ils signifient également « autrement » qu'en dénotant
simplement une signification. Il illustre cela en analysant les représentations que l'on attache aux
mots « pain » et « vin » :
« Que je dise :
le pain, le vin,
(...) et l'on aura tout de suite à l'esprit (...) un certain type de
relations essentielles entre les êtres, on va penser à leur solidarité, sous le signe des grands
besoins de la vie et de ses grandes contraintes, ce sont là des mots pour la communion, des
mots qui font souvenir que la langue n'est pas vouée seulement à décrire des apparences,
mais à nous tourner vers autrui pour fonder avec lui un lieu et décider de son sens.
L'important avec ces mots, le pain, le vin, ce n'est donc pas seulement qu'ils signifient
autre
chose
(...), mais qu'ils signifient
autrement
. Et (...) les employer sous ce signe, c'est donc
faire apparaître au sein de la langue une liaison structurelle (...) : je la dirai
symbolique
car
elle rassemble les êtres au sein d'une unité. » (EP, 21)
Cette dimension dite « symbolique » du langage n'est pas de nature transcendantale au sens défini
plus haut, dans la mesure où il ne s'agit pas de fuir le monde tel qu'il est en activant les
représentations concernées, mais au contraire de retrouver des valeurs communautaires,
prfondément humaines, que la simple signification lexicale de « pain » et de « vin » ne permettrait
pas d'appréhender.
Selon Bonnefoy, analyser ces mots – et les mots en général – comme le font les linguistes (qu'il
n'aime pas beaucoup...), en les limitant à leurs significations, c'est laisser de côté tout un pan du
langage tel qu'il existe vraiment, c'est perdre ces «
relations essentielles entre les êtres » que
reflètent également les mots d'une langue.
D'où l'opposition qu'il développe
entre langue poétique et langue scientifique :
« les pouvoirs de la langue, c'est qu'elle peut rebâtir une économie de l'être-au-monde, une
intelligence de ce qu'il est, par opposition au regard désincarné de la science ; c'est qu'il y a
dans ses mots fondamentaux une incitation à se souvenir qu'il peut y avoir de l'être c'est-à-dire
du sens, des lieux, de la présence et non de l'absence, là où notre parler scientifique n'accepte
de percevoir que de l'objet » (EP, 21-22)
On notera là encore que le poète explicite l'idée que le versant symbolique concerne ce qu'il appelle
ici, dans une expression colorée de phénoménologie, « l'être-au-monde », et non quelque chose
comme un être en dehors ou au-delà du monde, qu'il condamne comme une facilité ou une erreur
(voir § 1).
Cette dimension symbolique du langage est vraie à la production du message, mais aussi à la
réception :
« ce rapport nécessaire d'intimité authentique avec une langue donnée, le lecteur (...) peut (...)
le recréer, (...) pour peu que ces poèmes qu'il aime fassent allusion à des situations
universelles : il suffira qu'il inscrive en ces mots d'un autre ses souvenirs personnels » (EP,
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Par exemple :
« Lorsque Rimbaud écrit, par exemple : « mais que salubre est le vent ! » nou avons chacun
notre expérience du vent, nos rêves qu'il stimula, sur des plateaux, dans l'orage, à retrouver, à
recommencer dans cette parole profondément partageable. » (EP, 23)
Quoi qu'en pense Bonnefoy, il est toutefois possible de dcrire en termes « scientifiques » cela que le
poète décrit avec ses mots à lui. Les développements récents en pragmatqiue cognitive ont en effet
montré que les représentations attachées à un terme ne se limitait pas, effectivement, à une
signification ou, pour reprendre la perspective de Bonnefoy, un point de vue objectal. A côté de ce
que les sémanticiens appellent la signification d'un terme, sont effectivemen stockées des
informations de nature différentes, qui relèvent à la fois de l'expérience du sujet (mon idée du
« vin » ne sera pas la même selon que j'habite Bordeaux ou Lille) et de ce que nous appellerons ici
« l'expérience collective » : sur un certain nombre de notions, comme par exemple le « pain » ou le
« vin », nous disposons tous d'un certain nombre de représentations communes, plus ou moins
largement diffusées dans la société sous diverses formes. Assez souvent, celles-ci sont stockées
dans notre mémoire sous la forme de « scripts » ou « scénarios », dont les exemples donnés ci-
dessus par Bonnefoy donnent une idée assez juste.
=> Références bibliographiques : Dan Sperber et Deirdre Wilson,
La Pertinence. Pragmatique et
cognition
, Paris, Editions de Minuit, 1989 ; Dan Sperber,
La Contagion des idées,
Paris, Odile
Jacob, 1996.
La critique d'Yves Bonnefoy de ce qu'il appelle le « parler scientifique » le conduit plus largement à
critiquer la pensée rationnelle en elle-même, puisqu'elle se construit justement sur un langage réduit
à sa seule signification dénotative :
« c'est quand on cherche à penser conceptuellement, de façon logique et non symbolique, que
l'on est la proie des automatismes, car dans ce cas on n'a plus conscience que d'un seul niveau
dans les mots, et on se laisse jouer par ce qui se passe dans les profondeurs » (EP, 18)
Dit autrement, le langage du savant et du philosophe est un langage qui, malgré son ambition de
rationalité, se laisse de plus tromper par les dimensions symboliques qui lui sont sous-jacentes et
que, par principe, il a décidé d'ignorer.
Il en va de même de ce que le poète appelle «
la langue commune
», c'est-à-dire celle de tout un
chacun :
« A chaque instant la langue commune se dégrade, (...) et c'est la fonction de la poésie que de
la réaccorder, si je puis dire, de lui rendre un peu de sa résonance assourdie » (EP, 20)
On voit donc se dessiner peu à peu la nature même de la démarche poétique d'Yves Bonnefoy : en
accord avec celle d'autres poètes du vingtième siècle, l'artiste considère qu'il convient de réagir à la
fois contre le langage scientifique - et l'invasion du scientifique (on dit aujourd'hui aussi du
« technologique ») dans notre société que ce goût pour un tel langage reflète – et contre la langue
commune, celle de tous les jours,en quelque sorte usée à la fois par les usages triviaux répétés qui
en sont faits aujourd'hui, et l'épaisseur du temps qui a consacré ces mêmes usages.
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En revanche, la pensée poétique, du fait qu'elle s'intéresse à toutes les dimensions signifiantes du
langage, sera beaucoup plus maître d'elle-même, et libre de se construire :
« Que l'on s'ouvre, (...), comme la poésie le demande, aux polysémies, aux images, à la
pluralité des figures dans les textes, et plus la proposition de l'inconscient sera autonome et
obscure, plus la conscience aura joie à rester active, ayant à choisir, à mettre de l'ordre dans ce
chaos apparent » (EP, 18)
Ceci suppose cependant une démarche volontaire et consciente de la part du poète :
« Mais encore faut-il (...) que ces pouvoirs soient réveillés ; et cela signifie, pratiquement, que
si je veux que le pain, le vin, reviennent dans ma voix avec tout leur sens, j'ai à les attendre
avec d'autres mots qui, nés de ma vie, vérifiés en elle, les accueilleront et les soutiendront. (...)
Pour que se reforment les symboles, j'ai à méditer les événements de mon existence où ce
qu'ils enseignent s'est révélé de soi-même, à mi-chemin entre ma particularité et les constantes
de toute vie. (...) Et c'est cela les structurations spécifiques, de cette langue comme privée dont
je vous disais tout à l'heure qu'elle ranimait la langue commune. » (EP, 22)
et ce travail doit être toujours recommencé :
« Mais remarquez qu'à supposer même qu'on ait disposé à quelque moment de mots un peu
avertis de la présence, il reste (...) que notre vie peut changer, d'où suit qu'on perd le contact,
une fois ou l'autre, avec l'expérience que cette langue portait, qui de ce fait se dégrade, comme
il en va déjà si souvent pour la parole ordinaire. » (EP, 22-23)
« Autrement dit, il ne suffit pas pour le bien de la création nouvelle que la langue qui a pris
forme dans les poèmes qui la précèdent ait été vivante et consciente, il faut encore qu'elle
continue de s'articuler à l'existence de l'écrivain, dans son étape présente, avec se sproblèmes
toujours nouveaux et sa constante faiblesse » (EP, 23)
Il découle de ce qui précède que le poète ne conçoit pas son travail d'écriture comme consistant à
écrire « des poèmes », ou des « recueils » de poèmes. Chaque texte est une tentative pour raviver la
langue commune, expérimenter au mieux la langue dans l'instant même de l'écriture :
« je n'écris pas de poèmes, s'il faut entendre par ce mot un ouvrage bien délimité, autonome
(...), ce que j'écris, ce sont des ensembles dont chacun de ces textes n'est qu'un fragment : car
ces derniers n'existent pour moi, dès leur début, que dans leur relation avec tous les autres, si
bien qu'ils n'ont de raison d'être et même de sens que par ce que les autres tendent à être et à
signifier en eux-mêmes. » (EP, 19-20)
2.3. Les mots dans le processus d'écriture
« les oppositions essentielles, dans le travail poétique, ne sont pas entre tel ou tel ouvrage (...),
mais entre divers aspects du processus le plus général de l'écriture » (EP, 20)
Bonnefoy distingue trois étapes, dans le processus d'écriture, qui confèrent chacune un statut
particulier au langage et, entre autres, aux mots de la langue.
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2.3.1. Etape 1
« Au début donc, le silence, le besoin qui s'est fait sentir à nouveau d'une parole vraie et par
conséquent d'une langue en partie au moins restructurée, au-delà d'un premier instant de
« table rase » ; et rien de précis à dire, bien entendu, car il n'y a pas de connaissance, pas
d'expérience vraiment poussées qui préexistent à la parole qui finira par les exprimer. » (EP,
25)
« c'est alors que les mots surgissent. Des mots, des fragments de phrases, des métaphores, -
des métonymies aussi, et j'entends par là des associations sans raison visible, irrationnelles,
énigmatiques » (EP, 25)
« cet
autre
de ma parole, aussi obscur qu'il me soit alors, je le laisse monter pendant des jours,
des mois : et même ce pourront être des années » (EP, 26)
« c'est tout cela
le premier travail
, et il bâtit ce que je puis appeler un espace verbal, un champ
sémantique »
2.3.2. Etape 2
La deuxième étape consiste à :
«
Comprendre
, me demander ce que ces signaux
veulent dire
: j'entends par là découvrir des
relations signifiantes entre certaines
présences
qu'il faut préserver comme telles (...), puis
rechercher, en leur compagnie mieux comprise (...) ce que le temps, et la vie, sont en train en
cet instant même, (...) de nous apporter, de nous prendre. »
Il s'agit toutefois de comprendre de manière intuitive, et non pas conceptuelle :
« Une compréhension non conceptuelle, et c'est pourquoi les hypothèses que je puis faire sur
ce sens qui demeure obscur, ce ne sont pas des penées qui me feraient ainsi philosophe,
m'éloignant de la poésie, mais des fragments de parole pleine, polysémique » (EP, 27)
« ces mots du début demeurent énigmatiques, souvent, mais c'est aussi comme s'ils éclairaient,
malgré tout, d'une étrange lumière plutôt frisante, un petit espace autour d'eux, entre eux, où
d'autres relations, insoupçonnées jusqu'ici, commencent à vaguement apparaître. »
Une langue se forme et, se faisant, un monde se créé, et ce monde formé par et dans une parole
présente est (et non pas reflète ou traduit) l'expérience présente de l'univers aux yeux du sujet :
« C'est (...) un monde qui de proche en proche se précise, puisqu'une langue à nouveau se
forme, et par conséquent un ordre. Ce monde, c'est celui dans lequel, à ce moment de ma vie,
j'existe, c'est mon expérience présente de l'univers. » (EP, 27)
Yves Bonnefoy, pour mieux faire saisir cet étape, établit d'ailleurs un parallèle avec le langage
mathématique, qui n'est pas anodin, compte tenu de l'orientation première de ses études :
« Le mathématicien ne transcrit pas son théorème, comme si celui-ci était déjà là, en son
esprit, préparé par d'autres méthodes, il le produit à l'aide des signes mêmes qui le formulent »
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(EP, 25)
2.3.3. Etape 3
La troisième étape consiste à accepter le monde créé dans la parole. Bonnefoy prend comme
exemple Rimbaud. Il rappelle quelques-unes des dernières phrases qu'il ait écrites : « Moi ! Moi qui
me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol avec un devoir à chercher et
la réalité rugueuse à éteindre », et il commente en ces mots :
« c'est quand il semble renoncer ainsi à toute poursuite de beauté qu'il ajoute (...) :
Recevons
tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l'aurore, armé d'une ardente patience,
nous entrerons aux splendide villes.
Il a découvert une beauté de l'exister qui vaut plus à ses
yeux que la beauté de l'imaginaire. (Ces phrases de Rimbaud) font justice d'une opposition
qu'on croit trouvr aujourd'hui, bien naïvement, entre l'engagement dans le temps, supposé
étroit, de l'existence vécue et la recherche et l'avènement d'une beauté, d'une forme. Mais (...)
faut-il aussi en conclure, comme on dirait bien qu'il le fait, que la pratique des mots est
condamnée tout entière à n'ête que la beauté extérieure, ne faut-il pas plutôt redonner cours à
ce beau mot,
poésie
, (...) en commençant (...) la quête d'une parole qui intérioriserait peu à
peu, en son
ardente patience,
la
réalité rugueuse
, c'est-à-dire le temps, la finitude ? » (EP, 31-
32)
Il y a un refus de transcendance de l'expérience, une volonté d'accueillir l'expérience de l'instant
comme un absolu et un hasard « qu'aucun plan divin n'explique ou ne va finir par transfigurer » (EP,
32). La poésie de Bonnefoy vise une contingence de l'instant, au sein de laquelle le temps et la
causalité sont abolis.
Si l'on s'attache à cette « présence », « les éléments de ce monde-image qui, en leur forme
d'ensemble, l'ont censurée vont commencer à se différencier, à se dissocier (...). Et un sacrifice a
lieu – le « retour au sol » que dit Rimbaud -, sauf que ce mot ne doit nullement évoquer la privation,
la souffrance, (...) car c'est surtout le rêve d'auparavant qui était négatif, et du manque, puisqu'il
n'apportait rien, ne construisait rien, sinon sur le fond d'une peur. » (EP, 32-33)
En effet, « il faut savoir reconnaître l'omniprésence du vide, l'obsession de la mort vécue comme
vide, comme néant (...) dans la plénitude apparente de ces trop belles images » (EP, 33).
« Mais qu'on sacrifie comme elles (les belles images) ne l'osent pas tous les biens douteux que
l'imaginaire propose ; et l'angoisse que je signale tendra à se dissiper, cependant que les
choses simples révéleront, augmenteront leur saveur » (EP, 33)
« Le vrai commencement de la poésie, c'est quand ce n'est plus une langue qui décide de
l'écriture, une langue arrêtée, dogmatisée, et qui laisse agir ses structures propres ; mais quand
s'affirme au travers de celles-ci, relativisées, littéralement démystifiées, une force en nous plus
ancienne que toute langue, (...) que j'aime appeler la parole. » (EP, 34)
2.4. Le but de la poésie
Dans la perspective qui vient d'être dessiné, se pose le problème de la communication
(communicabilité) de l'expérience poétique du monde qui, si elle est étroitement au sujet, risque
d'être incompréhensible par autrui.
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De même, se pose le problème de la définition de l'oeuvre d'art.
La réponse de Bonnefoy consiste à dire que le sujet intègre nécessairement autrui dans sa parole
« car on ne peut rejoindre la finitude, c'est-à-dire se pénétrer de la relativité de notre être propre, (...)
qu'en s'ouvrant au fait difficile de la différence d'autrui, point de vue qui dénie le nôtre » (EP, 33-34)
Lors de la première étape du travail poétique, lorsque se dessine un ordre et que « des mots
surgissent », « dans cet ordre, dans ces mots, il y a bien quelque chose de l'existence d'autrui,
puisque celui-ci fait partie de mon horizon et qu'il est l'objet de mon intérêt, si bien que cette réalité
de l'autre je puis prétendre, en un sens, que je l'ai fixée, retenue (...). Mais si je fixe ainsi des
moments ou des formes d'une existence, c'est en la réécrivant, en tout cas, avec des notions et dans
une économie qui lui resteront étrangères et afin, en profondeur, de nourrir une idée du monde qui
vient de ce que je suis : j'aurai
employé
ce que cette existence paraît, j'en aurai fait un mot de ma
langue, un symbole dans mon théâtre, je ne l'aurai pas du tout préservée en ce qui assure son être et
consitue sa présence. » (EP, 34-35)
En employant ainsi la représentation qu'il a de l'autre, le poète prend conscience :
« que la cohérence de son écrit est dénoncée, débordée, par une réalité, par une vérité qu'il ne
savait guère mais ne peut plus dénier, c'est comme si autrui, qu'il avait forclos dans son livre,
prenait soudain la parole » (EP, 36)
« Cette réalité d'autrui, certes, ne va pas être décrite par lui, directement, comme il le fait des
objets que sa pensée continue de se donner de façon plus particulière (...) ; mais elle agira sur
les mots, bien qu'obliquement, invisiblement, - on peut l'estimer présente » (EP, 36)
d'où :
« Ecrire poétiquement, selon moi, c'est parler, tant soit peu, la langue de l'autre (...) pour
dépasser le conflit le conflit de ces deux langues privées et déboucher sur enfn un peu de
sens collectif. - Ce qui est d'autant moins inaccessible (...) qu'autrui rêve comme nous, si
bien que même si le but et l'éveil, l'au-delà quasi inconnu de l'existence en image, nous en
sommes encore pour bien longtemps, lui autant que moi, à ces figure de rêve, qui peuvent se
reconnaître, nées qu'elles sont des mêmes aliénations » (EP, 36)
d'où :
« le but de la poésie (...), c'est peut-être moins le coup de force direct contre la vie en image,
l'accès bouleversant à l'éveil sous le signe de la présence absolue, que le rapprochement, au
cours de cette recherche, d'êtres chacun mais à sa façon en chemin » (EP, 36-37)
Le travail de Bonnefoy se définit donc comme une réduction ou simplification de l'imaginaire, mais
cela reste un idéal jamais atteint :
« un jour vient (...) où je dois bien constater que ce que j'ai cru rejoindre, ce monde ouvert, ce
lieu de présence au moins affleurante, je ne l'ai abordé, en réalité, qu'avec des mots dangereux,
où par connotations cachées sont restées actives nombre de distorsions, de chimères. Je n'ai
rien pu qu'ébaucher. Et le livre n'est en cela qu'un échec. Sauf qu'il a valeur, à mes yeux,
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valeur en tant qu'échec même, parce qu'au moins j'ai compris, à un moment défini de son
regard sur le monde, que c'était là tout ce que j'étais capable d'atteindre : ce qui arme pour
continuer à chercher » (EP, 38)
En ceci, Bonnefoy se démarque complètement d'une posture comme celle de Beckett
(« ces oeuvres
noires et comme volontairement apahsiques de la littérature de notre époque ») :
« Ces écrivains nous disent que communiquer, instaurer un sens, c'est désormais impossible.
(Or) il me semble que pour expérimenter l'impossible, il faut recommencer sans fin, comme
Sisyphe avec son rocher, ce mouvement d'espérance que je nome la poésie. (...) L'écriture du
vide, c'est l'art encore, et à des fins qui restent celles du rêve : affichant le néant pour mieux le
fuir dans la forme » (EP, 40)
Au final, l'oeuvre d'art et, plus précisément, l'oeuvre poétique, apparaît comme un moyen de re-
trouver le monde, et de l'accepter comme il est :
« Car de quoi est faite la poésie, sinon d'unité, d'unité vraie qu'on a pu rejoindre, c'est-à-dire
d'assentiment? » (EP, 28)
dans cette perspective, le refus du rêve et de l'image fallacieuse est à la fois une morale et une
esthétique (les deux sont liés pour Bonnefoy) :
« s'il est vrai qu'on peut appeler morale une attitude d'esprit qui tend à se refuser au rêve (...),
on peut aussi la dire esthétique, puisque par cette préoccupation morale on veut atteindre à une
harmonie, c'est-à-dire à une beauté. » (EP, 31)
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