Histoire d une usurpation intellectuelle : L. N. Gumilev, « le dernier des eurasistes » ? Analyse des oppositions entre L. N. Gumilev et P. N. Savickij - article ; n°2 ; vol.73, pg 449-459
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Histoire d'une usurpation intellectuelle : L. N. Gumilev, « le dernier des eurasistes » ? Analyse des oppositions entre L. N. Gumilev et P. N. Savickij - article ; n°2 ; vol.73, pg 449-459

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Revue des études slaves - Année 2001 - Volume 73 - Numéro 2 - Pages 449-459
11 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 2001
Nombre de lectures 36
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Madame Marlène Laruelle
Histoire d'une usurpation intellectuelle : L. N. Gumilev, « le
dernier des eurasistes » ? Analyse des oppositions entre L. N.
Gumilev et P. N. Savickij
In: Revue des études slaves, Tome 73, fascicule 2-3, 2001. pp. 449-459.
Citer ce document / Cite this document :
Laruelle Marlène. Histoire d'une usurpation intellectuelle : L. N. Gumilev, « le dernier des eurasistes » ? Analyse des
oppositions entre L. N. Gumilev et P. N. Savickij. In: Revue des études slaves, Tome 73, fascicule 2-3, 2001. pp. 449-459.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/slave_0080-2557_2001_num_73_2_6726HISTOIRE D'UNE USURPATION INTELLECTUELLE :
L. N. GUMILEV, « LE DERNIER DES EURASISTES » ?
Analyse des oppositions entre L. N. Gumilev et P. N. Savickij
PAR
MARLÈNE LARUELLE
Depuis la chute de l'Union soviétique, les termes ď« eurasisme » et
ď« Eurasie » sont revenus sur le devant de la scène politique et intellectuelle de
Russie et de certaines républiques postsoviétiques comme le Kazakhstan. Ils
présupposent la position duale, médiane de la Russie entre Europe et Asie, ten
tent de lui donner une politique continentaliste, autarcique et tournée vers une
mise en valeur de ses terres asiatiques. Ils suggèrent également l'unité organique
des cultures nées dans cette zone de rencontre et de symbiose entre mondes
russe et turco-musulman, voire chinois. Non seulement les postulats que sous-
entendent les termes d'Eurasie et d'eurasisme sont peu connus, mais ils font de
plus référence à des courants historiques et contemporains trop souvent mal
identifiés.
Ambiguïtés et contradictions ne sont donc pas absentes dans l'emploi
d'une telle terminologie : « ľ eurasisme », est-ce la philosophie romantique de
l'Empire des années vingt1, la sociobiologie de l'ethnologue Lev N. Gumilev, la
géopolitique fascisante d'Alexandre Dugin, l'affirmation littéraire du sentiment
national kazakh du poète Olžas Sulejmanov, la volonté d'une reconnaissance
nationale et politique chez les Turco-musulmans de Russie ? Ľ eurasisme est
une idéologie à géométrie variable, susceptible des approches les plus contradict
oires, une constellation hétéroclite de milieux et surtout de personnalités qui, si
elles ont en commun une conception impériale de la Russie, ne partagent pas
toujours les mêmes présupposés.
Le but de cet article est donc de mettre au clair une partie de l'héritage
eurasiste. Les courants néo-eurasistes contemporains revendiquent en effet une
filiation continue entre le mouvement originel des années vingt et le renouveau
eurasiste des années quatre-vingt-dix au travers de la personnalité, contestée
mais reconnue, de Lev N. Gumilev (1912-1992). Une telle filiation contribue au
1. Pour plus de détails cf. Marlène Lamelle, l'Idéologie eurasiste russe ou Comment
penser l'empire, Paris, l'Harmattan, 1999, 423 p.
Rev. Étud. slaves, Paris, LXXID72-3, 2001, p. 449-459. 450 MARLÈNE LARUELLE
mythe de la permanence des idées eurasistes tout au long du XXe siècle : il aurait
ainsi existé une prétendue contre-culture eurasiste face au régime soviétique,
transcendant le rideau de fer et unissant dans une même approche tant l'exil que
la dissidence.
L'affirmation que Gumilev est « le dernier des eurasistes », titre de l'un de
ses articles, est très fermement défendue par ses disciples : elle permet en effet
de donner une validité historique et une caution scientifique de haut niveau au
discours gumilevien, de le parer du prestige intellectuel de l'émigration russe et
de contourner les critiques. Gumilev n'appartient cependant pas au courant
eurasiste stricto sensu. Son discours n'est pas uniquement une tentative de
démontrer l'existence et l'unité de l'entité « Eurasie » mais une vision du monde
et de l'histoire aux postulats particuliers : une sociobiologie qu'il faudrait plutôt
rattacher aux courants ethnicistes des sciences sociales soviétiques nés dans les
années soixante - soixante-dix.
Ainsi, Gumilev est nécessaire non seulement pour mieux saisir la nature et
l'évolution réelle de ce mode eurasiste de penser la Russie mais également pour
mettre à jour des courants mal connus des sciences soviétiques officielles. Il est
donc temps que l'étude de l'eurasisme ne soit plus le monopole des néo-
eurasistes, que l'idée d'une irréductible spécificité de la Russie ne soit plus
l'objet des seules réflexions de ceux qui en sont convaincus. De tels champs de
la pensée russe ne peuvent en effet être laissés aux discours partisans tentant de
les réhabiliter et de nier leur caractère « malléable ».
Gumilev a lui-même raconté, dans plusieurs interviews, ses liens avec les
eurasistes, qui se limitent en fait à quelques échanges de lettres avec l'historien
Georges Vernadsky (1887-1973), fondateur de l'école historiographique russo-
américaine de Yale, ainsi qu'à une correspondance plus dense avec P. N. Savick
ij (1895-1968), maître à penser et dernier représentant du courant originel.
L'idée d'une filiation directe est alors réfutable en analysant les différences
idéologiques qui existent entre l'eurasisme originel et la pensée gumile vienne
ainsi qu'en prenant connaissance de la correspondance entre Gumilev et Savick
ij. Cette correspondance est conservée pour partie à Prague et à Saint-Péters
bourg. Seules quelques lettres ont été publiées2 et le fonds russe reste pour
l'instant inaccessible aux chercheurs occidentaux. Heureusement, celui de la
Bibliothèque slave de Prague dispose d'une grande partie de cet échange
épistolaire3.
Cette correspondance constitue un élément clé dans la discussion et se
révèle particulièrement intéressante sur un sujet aussi sensible que celui des
filiations intellectuelles, où les écrits privés « parlent » parfois plus que les
publications. Commencée en 1956, elle prendra fin avec la mort de Savickij en
1968 : elle concerne donc la période où Gumilev, sorti de la marginalité poli
tique4, n'est pas encore devenu une grande figure de la science soviétique offi-
2. Dans Lev N. Gumilev, Ритмы Евразии : эпохи и цивилизации, M., Progress,
1993.
3. En partie grâce au fait que Savickij tapait à la machine les lettres reçues de
Gumilev et qu'il existe donc deux exemplaires de ces dernières.
4. Pour plus de détails sur la vie et l'œuvre de Gumilev, cf. Marlène Lamelle,
« LevN. Gumilev (1912-1992) : biologisme et eurasisme en Russie », Revue des études
slaves, t. LXXn, 2000, fasc. 1-2, p. 163-189. HISTOIRE D'UNE USURPATION INTELLECTUELLE 451
cielle, ce qui n'est pas sans importance lorsque l'on connaît l'évolution de sa
pensée et sa cristallisation idéologique tardive, dans les années soixante-dix.
GUMILEV, « LE DERNIER DES EURASISTES » ?
Gumilev était une personnalité hautement consciente de sa valeur, particu
lièrement dans les dernières années de sa vie, où la perestroïka en avait fait un
personnage important de la vie publique soviétique. Il s'est plusieurs fois pré
senté comme un eurasiste5, mais ce sont principalement ses disciples qui ont
instrumentalisé cette filiation dont l'enjeu est loin d'être neutre : elle permet en
effet de légitimer le discours de Gumilev en « prouvant » que les eurasistes eux-
mêmes l'auraient reconnu comme l'un des leurs.
La légende propagée par les disciples de Gumilev veut que ce dernier ait
rencontré Savickij dans les années cinquante au Goulag. Gumilev a cependant
lui-même démenti cette version. Il a en effet pris contact avec Savickij par l'i
ntermédiaire de M. A. Gusovskij, qui, lui, avait partagé la vie pénitentiaire de
Savickij. Ce dernier fut arrêté à Prague (où il enseignait depuis les années vingt)
en 1945 par les services secrets soviétiques pour son passé « blanc » lors de la
guerre civile6 et condamné à dix années de camps. La correspondance entre
Gumilev et Savickij ne commence qu'en 1956, lorsque le second, réhabilité, est
autorisé à résider à Moscou, mais demande cependant à pouvoir repartir en
Tchécoslovaquie.
Cette correspondance, qui comprend plus d'une centaine de lettres, durera
douze ans, mais la première rencontre entre les deux hommes n'a lieu qu'en
1966, lorsque Gu

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