L héritage de la sociologie. La promesse des sciences sociales - article ; n°1 ; vol.33, pg 159-194
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L'héritage de la sociologie. La promesse des sciences sociales - article ; n°1 ; vol.33, pg 159-194

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Description

Sociétés contemporaines - Année 1999 - Volume 33 - Numéro 1 - Pages 159-194
IMMANUEL WALLERSTEIN
The Heritage of Sociology, the Promise of Social Science
There exists a culture of sociology, created in the period 1945-1970, and based on three simple axioms, derived respectively from Durkheim, Marx, and Weber. This culture has been subject in the last 25 years to six major challenges coming from within and without the cultural community: doubts about the concept of formal rationality, a civilizational challenge, the concept of multiple social times; the sciences of complexity and the end of certainties; gender as a structuring variable even in the sciences; and the view that modernity has never existed. Can sociology deal adequately with these challenges?
RÉSUMÉ: Il existe une culture de la sociologie, créée dans la période 1945-1970, sur la base de trois axiomes simples, dérivés respectivement de Durkheim, Marx et Weber. Dans les vingt-cinq dernières années, cette culture a été confrontée à six défis principaux, provenant de l’intérieur et de l’extérieur de la communauté culturelle: les doutes au sujet de la rationalité formelle: un défi civilisationnel; le concept des temporalités sociales multiples; les sciences de la complexité et la fin des certitudes; le genre comme variable structurante même dans les sciences; et l’idée que la modernité n’a jamais existé. Est-ce que la sociologie pourra relever ces défis?
36 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié par
Publié le 01 janvier 1999
Nombre de lectures 24
Langue Français

Extrait

      I M M A N U E L W A L L E R S T E I N      
L’HERITAGE DE LA SOCIOLOGIE,
LA PROMESSE DE LA SCIENCE SOCIALE
RÉSUMÉ : Il existe une culture de la sociologie, créée dans la période 1945-1970, sur la base
de trois axiomes simples, dérivés respectivement de Durkheim, Marx et Weber. Dans les
vingt-cinq dernières années, cette culture a été confrontée à six défis principaux, provenant
de l’intérieur et de l’extérieur de la communauté culturelle : les doutes au sujet de la rationa-
lité formelle : un défi civilisationnel ; le concept des temporalités sociales multiples ; les
sciences de la complexité et la fin des certitudes ; le genre comme variable structurante même
dans les sciences ; et l’idée que la modernité n’a jamais existé. Est-ce que la sociologie pour-
ra relever ces défis ?

1Nous sommes rassemblés ici pour débattre du « Savoir social : héritage, défis,
perspectives ». Je propose de considérer que notre héritage est constitué par ce que
j’appellerai la « culture de la sociologie », que je m’efforcerai de définir. Je montre-
rai ensuite que cette culture a été, depuis plusieurs décennies, confrontée à plusieurs
défis d’importance, qui sont autant d’appels à impenser la culture de la sociologie.
Considérant tout à la fois la réassertion persistante de la culture de la sociologie et la
force de ces défis, je m’efforcerai de vous convaincre que la seule issue fructueuse
est celle de la création d’une nouvelle culture ouverte, non pas de la sociologie mais
cette fois de la science sociale, et surtout, d’une culture qui soit construite sur une
réunification épistémologique de l’univers du savoir.
Nous divisons et classons les savoirs selon trois principes distincts : intellectuel-
lement en tant que disciplines ; organisationnellement en tant que structures consti-
tuées ; culturellement en tant que savants en communautés partageant certaines pré-
misses de base. Une discipline peut être considérée comme une construction
intellectuelle, un montage heuristique. C’est une manière de revendiquer un certain
champ, avec ses domaines d’étude propres, ses méthodes spécifiques, et par consé-
quent ses frontières. Une discipline, en ce sens, correspond à un effort pour discipli-
ner le travail intellectuel. Elle définit tout à la fois ce qui est son objet de réflexion et
comment l’aborder, mais aussi ce qu’elle en écarte. Une discipline se définit tout au-
tant par ce qu’elle est que par ce qu’elle n’est pas. Définir la sociologie comme dis-

1 . Ce texte est l’allocution présidentielle prononcée par l’auteur au congrès de l’Association Interna-
tionale de Sociologie à Montréal le 26 juillet 1998. Current Sociology l’a publié en anglais (vol. 47,
n° 1, janv. 1999).
Sociétés Contemporaines (1999) n° 33-34 (p. 159-194)

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cipline consiste donc, entre autres, à l’affirmer distincte de l’économie, de l’histoire
ou de l’anthropologie. La sociologie se distinguerait de ces autres disciplines parce
qu’on lui reconnaît un champ d’étude distinct, un ensemble de méthodes spécifi-
ques, une approche différente dans la connaissance de la société.
eL’invention de la sociologie comme discipline s’est produite à la fin du XIX siè-
cle, en même temps que se constituaient les autres disciplines que nous rangeons
sous l’appellation d’ensemble de sciences sociales. La discipline s’est établie au
cours de la période qui va de 1880 à 1945. Dans cette période, les figures marquan-
tes ont toutes cherché à écrire au moins un livre visant précisément à définir la dis-
cipline comme telle. Le dernier ouvrage majeur de ce type est peut-être celui de Tal-
cott Parsons, The structure of social action, écrit en 1937, ouvrage d’une grande
importance dans notre héritage, et sur le rôle duquel je reviendrai. Parallèlement, les
autres disciplines des sciences sociales se sont elles aussi établies et ont obtenu leur
ereconnaissance dans cette même première moitié du XX siècle. Chacune s’est défi-
nie d’une manière qui soulignait clairement en quoi elle était distincte de ses voisi-
nes. De ce fait, l’appartenance de tel livre ou article à une discipline donnée était en
général sans ambiguïté. Déclarer que tel texte « n’est pas de la sociologie ; c’est de
l’histoire économique, ou c’est de la science politique » était une affirmation dont le
sens était clairement reconnu et partagé.
Il n’est pas dans mon propos de discuter en détail de la logique des frontières qui
furent tracées dans cette période. Elle ont été construites à partir de trois clivages
séparant les objets d’étude, qui paraissaient évidents à tous, dont on a affirmé le ca-
ractère crucial. Le premier est le clivage entre passé et présent qui sépare l’histoire,
idiographique, du trio nomothétique de l’économie, de la science politique et de la
sociologie. Le deuxième est le clivage entre civilisés et autres, ou entre européen et
non-européen, qui sépare les quatre disciplines précédentes (consacrées principale-
ment au monde pan-européen) de l’anthropologie et des études orientales. Et le troi-
sième est le clivage, que l’on pensait propre au monde moderne civilisé, entre le
marché, l’état et la société civile, constituant les domaines respectifs de l’économie,
de la science politique et de la sociologie (Wallerstein et al., 1996, ch. I). Mais ces
principes de délimitation posent aujourd’hui problème sur le plan intellectuel, car
leur logique a été remise en question par les changements qui ont marqué le
système-monde après 1945 – accès des USA au rang de puissance hégémonique
mondiale, résurgence politique du monde non occidental, expansion de l’économie-
monde entraînant l’expansion du système universitaire mondial (Wallerstein et al.,
1996, ch. II) – de telle manière qu’à partir de 1970, les frontières sont devenues
floues. L’incertitude sur leur tracé est devenue telle que nombreux sont ceux qui,
comme moi, ont considéré dès lors qu’il n’était plus possible de défendre ces appel-
lations, ces délimitations, devenues peu pertinentes et peu utiles intellectuellement.
De ce point de vue, les différentes disciplines des sciences sociales ont cessé d’être
de véritables disciplines intellectuelles, parce qu’elles ne définissent plus des
champs d’étude clairement distincts ni des méthodes nettement différentes.
Leurs intitulés n’ont pas, pour autant, cessé d’être utilisés, loin de là ! Car les dif-
férentes disciplines se sont de longue date institutionnalisées en structures organisa-
tionnelles corporatives, sous la forme des départements universitaires, des pro-
grammes d’enseignement, des diplômes, des revues scientifiques, des associations
nationales et internationales, et même des classifications des bibliothèques. L’insti-
160              H E R I T A G E D E L A S O C I O L O G I E
tutionnalisation d’une discipline est un moyen de protéger et de reproduire les prati-
ques. Elle s’appuie sur la création d’un réseau humain réel avec ses frontières, un
réseau qui prend la forme de structure corporative avec ses règles d’entrée et les co-
des donnant l’accès aux trajectoires de mobilité ascendante dans les carrières. Les
organisations savantes cherchent à discipliner les pratiques, pas la pensée. Elle éta-
blissent des frontières bien plus consistantes que celles des constructions intellec-
tuelles, et elle peuvent perdurer alors même que les justifications théoriques à partir
desquelles elles se sont constituées ont disparu. C’est bien la situation à laquelle
nous sommes confrontés aujourd’hui. L’analyse de la sociologie comme organisa-
tion dans le monde du savoir est très différente de son analyse comme discipline in-
tellectuelle. Si l’on peut considérer que, dans l’Archéologie du savoir, Michel Fou-
cault a cherché à comprendre comment les disciplines académiques ont été créées,
définies et transformées, dans Homo Academicus, Pierre Bourdieu analyse comment
les organisations académiques se structurent, se reproduisent en se transformant au
sein des institutions.
Je ne suivrai ici aucune de ces deux pistes. Je pense, comme je l’ai dit plus haut,
que la sociologie n’est plus une discipline, (pas plus que les

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