Le domaine de la bruxaria et le plenum - étude de cas
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1Le domaine de la bruxaria et le plenum : Étude de cas Miguel Montenegro [Docteur en ethnologie par l’université Paris 7] « Pourquoi l’entendre pénétrant dans toutes les dimensions essentielles de ce qui peut se découvrir en lui s’infiltre-t-il toujours dans les possibilités ? Parce que l’entendre a en lui-même la structure existentiale que nous nommons la projection. […] Le caractère projectif de l’entendre constitue l’être-au-monde en voyant l’ouvertude de son là comme là d’un pouvoir-être. » Martin Heidegger, Être et Temps, Gallimard, p. 190. Le 30 septembre 1997, je me suis entretenu avec Dona Maria, une paysanne du Minho – le nord-ouest du Portugal – d’environ soixante-cinq ans, célibataire. Je menais une enquête de terrain sur ce que j’appelle, faute d’un nom plus approprié, le domaine de la bruxaria. Je voudrais ici présenter et commenter cet entretien. En tant que fenêtre s’ouvrant sur un parcours thérapeutique, il présente deux particularités qui retiendront notre attention. D’une part, il survient à un moment où ce parcours se trouve suspendu : Dona Maria hésitait quant à la direction à prendre. Dans un tel moment, le champ de 2virtualités culturelles et contextuelles dans lequel s’orientait son action devenait plus visible. D’autre part, Dona Maria a envisagé et utilisé l’entretien comme une opportunité pour redéfinir sa situation. Il est ainsi devenu un jalon supplémentaire dans son parcours thérapeutique. ...

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  Le domaine de la bruxaria et le plenum  : Étude de cas 1  Miguel Montenegro [Docteur en ethnologie par l’université Paris 7]     
« Pourquoi l’entendre pénétrant dans toutes les dimensions essentielles de ce qui peut se découvrir en lui s’infiltre-t-il toujours dans les possibilités ? Parce que l’entendre a en lui-même la structure existentiale que nous nommons la projection . […] Le caractère projectif de l’entendre constitue l’être-au-monde en voyant l’ouvertude de son là comme là d’un pouvoir-être. »  Martin Heidegger, Être et Temps , Gallimard, p. 190.
  Le 30 septembre 1997, je me suis entretenu avec Dona Maria, une paysanne du Minho – le nord-ouest du Portugal – d’environ sioxante-cinq ans, célibataire. Je menais une enquête de terrain sur ce que j’appelle, faute d’un nom plus approprié, le domaine de la bruxaria . Je voudrais ici présenter et commenter cet entretien. En tant que fenêtre s’ouvrant sur un parcours thérapeutique, il présente deux particularités qui retiendront notre attention. D’une part, il survient à un moment où ce parcours se trouve suspendu : Dona Maria hésitait quant à la direction à prendre. Dans un tel moment, le champ de virtualités culturelles 2  et contextuelles dans lequel s’orientait son action devenait plus visible. D’autre part, Dona Maria a envisagé et utilisé l’entretien comme une opportunité pour redéfinir sa situation. Il est ainsi devenu un jalon supplémentaire dans son parcours thérapeutique.                                                  1 Cet article a été rédigé en 2003. Il devait paraître dans le nº6 de Ethnopsy , lequel n’a entre-temps pas vu le jour. Email de l’auteur : monte.negro@clix.pt . 2  Cette notion de « champ de virtualités culturelles », je l’emprunte à Robert Jaulin ( L’univers des totalitarismes , Paris, Loris Talmart, 1995). Elle met en évidence le fait que tout acte culturel se définit comme un choix dans un champ de possibilités, lequel, loin de le déterminer de façon stricte, constitue la condition de la liberté inhérente à tout choix.
 
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Il nous faudra cependant commencer par une très brève présentation du domaine de la bruxaria 3 . Malgré les sombres dénotations de leur nom, les bruxos  portugais – nom que l’on traduirait littéralement par « sorciers » – sont des thérapeutes. Leur nom est par ailleurs un grave problème pour quiconque décide d’écrire à leur sujet : Les bonnes manières nous inviteraient plutôt à n’utiliser que ce terme, juste mais morne, de « thérapeutes » ou à reprendre leurs auto-désignations et ne parler que de « médium » ou de « médium spirituel », appellations qu’ils ont, pour leur part, empruntées aux Spirites mais dont leurs clients ne se servent guère. Cependant, on parle bien de bruxos  lorsqu’on veut s’en distancer ou, tout au moins, lorsqu’on ne se réfère pas au bruxo ou, le plus souvent, à la bruxa qu’on est allé voir soi-même. Autrement, on utilisera des expressions convenablement vagues telles que « une dame », « un monsieur » ou « une de ces personnes ». Bien que quelques bruxos  soignent certaines maladies de médecin , ce sont les maladies spirituelles  qui fondent leur spécificité 4 . Dans le système étiologico-thérapeutique de la bruxaria , les individus peuvent être classés en trois catégories selon leur degré de perméabilité au monde spirituel : les esprits forts , les esprits faibles et les corps ouverts . Alors que les premiers sont très peu vulnérables aux influences spirituelles, les deuxièmes ont une forte chance de tomber malades. La notion de corps ouvert désigne, quant à elle, la maladie spirituelle la plus grave et, souvent, irréversible. Dans ce dernier cas, la maladie est interprétée comme le signe d’un destin : celui du bruxo ou, le plus souvent, de la bruxa . Pourtant, il (ou elle) n’en deviendra un (ou une) qu’après avoir maîtrisé son extrême perméabilité au monde spirituel. Cette maîtrise passe en outre par son alliance avec l’esprit d’un mort en particulier qu’il (ou elle) appellera son guide . Quant aux maladies spirituelles les plus fréquentes, elles se divisent elles aussi en trois catégories : l’ encosto (litt. : « appui »), le bruxedo et le mal d’envie ou mauvais œil  (terme moins utilisé aujourd’hui). L’ encosto  survient lorsque, comme le nom l’indique, l’esprit d’un mort « s’appuie » sur un vivant. On peut le concevoir comme                                                  3 Pour de plus amples informations sur le domaine de la bruxaria au Portugal voir Miguel Montenegro, Le souci des morts , Paris, L’Harmattan, 2005 (à paraître).  4 Bien qu’en s’appuyant sur des compétences différentes, certains prêtres s’occupent aussi des maladies spirituelles . Ces activités sont cependant menées discrètement, en marge de la hiérarchie et de leurs attributions « officielles ».
 
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une semi-possession car normalement l’esprit du mort « n’entre pas » dans l’individu (la possession « complète » est déjà un indice fort de corps ouvert ). Il peut s’agir d’un bon ou d’un mauvais esprit : le premier essaye d’obtenir l’aide des vivants, alors que le deuxième est mû par des visées hostiles. Le bruxedo , que l’on pourrait traduire par sort ou envoûtement, est, lui, attribué à des actions rituelles accomplies par d’autres vivants avec l’intention de nuire ou d’influer sur le comportement de l’individu. Finalement, le mal d’envie est le résultat des sentiments envieux ou jaloux d’autres vivants, lesquels ne se rendent normalement pas compte de ce qu’ils provoquent. La discontinuité de principe entre le quotidien et l’invisible se reflète dans la position socialement marginale qui est celle des bruxos  et de leur monde. Cette marginalité , dont il ne faut pas s’offusquer, résulte de la « logique » même de la position charnière du bruxo , au croisement de l’invisible et du visible, du quotidien et du « surnaturel », mais aussi du moi et du toi, de l’ici et du là-bas, du présent et de l’avenir. Ces distinctions entre des termes complémentaires mais discontinus sont constitutives du champ du quotidien (du quotidien portugais tout au moins). Elles sont aussi coextensives et mutuellement impliquées. Lorsque, par exemple, à l’occasion de l’exercice inopiné – voire involontaire – d’unacte de voyance, la discrimination entre l’ici et le là-bas se brouille, la perturbation des autres distinctions est potentiellement impliquée. Cependant, ces différentes distinctions, auxquelles il faudrait ajouter les attentes les plus fondamentales sur le normal déroulement des choses dans le monde, ne s’équivalent pas. Car une seule d’entre elles permet de rendre compte de la perturbation de toutes les autres : la distinction entre le visible et l’invisible, autrement dit, entre le monde du quotidien et le monde des morts et des sorts – monde sans temps et sans distances, s’il en est. Le corps du bruxo  est le lieu où cette distinction est mise en cause en permanence – il est le représentant par excellence de sa perturbation. Et c’est naturellement de cette place que lui-même ou son guide  peuvent se prononcer sur les désordres et les maladies qui en résultent. Cette perturbation déclenche un processus générateur de sens qui va bien au-delà des expériences directement impliquées, et est susceptible d’engager l’ensemble de l’existence de la personne, famille ou groupe concernés. Elle problématise cette existence en en faisant l’horizon de la quête de son sens. Au cours de cette quête, la perturbation renvoie à différents aspects et moments de l’existence, lesquels contribuent avec la transformation de leurs sens aux redéfinitions successives de cette perturbation.
 
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C’est un tel processus qui se trouve reflété dans l’entretien que j’ai eu avec Dona Maria. Dona Maria m’a été présentée par une connaissance commune, M. Sousa, qui travaillait dans l’entreprise qui l’employait. Celle-ci avait acheté, environ 17 ans auparavant, la ferme où Dona Maria est née et où elle travaille depuis ses seize ans. Il s’agit d’une grande ferme avec une maison seigneuriale et une chapelle. Dona Maria avait déjà connu deux propriétaires individuels, lesquels avaient habité la ferme avec leurs familles. Après les présentations, nous avons été laissés seuls et Dona Maria m’a montré la maison seigneuriale. Celle-ci était inhabitée depuis le départ du dernier propriétaire. Dona Maria était visiblement nostalgique du temps où la maison était pleine et où elle côtoyait quotidiennement ses patrons. À présent, elle habitait dans une petite maison à part en compagnie de sa nièce et du mari de celle-ci. Dona Maria avait cassé son poignet trois mois auparavant. Elle venait de faire enlever le plâtre, mais devait encore se rendre chez le médecin avant de pouvoir reprendre son travail à la ferme. Notre entretien ne venait donc pas trop gêner sa routine. Au contraire, lorsque, après l’avoir entendue parler d’une « histoire d’esprits », M. Sousa lui avait demandé si elle pouvait s’entretenir avec moi à ce sujet, elle avait acquiescé, en ajoutant aussitôt que peut-être je pourrais aussi l’aider dans une autre affaire. Dona Maria a minimisé l’éventuel intérêt de son témoignage sur ladite histoire d’esprits au vu de son manque de « croyance ». Lorsque, déjà assis autour de la table de la salle à manger, nous avons entamé « l’entretien » proprement dit, elle a commencé par signaler son scepticisme :  « Pedant longtemps j’ai habité seule dans cette maison. Mais je n’ai jamais eu peur parce que je suis une personne forte, je ne suis pas quelqu’un de très croyant et je ne me mets jamais à penser à ces choses d’esprits. » 5   Je dois à ce point dire combien j’ai été frappé par la vigueur et la décision qui se dégageaient des gestes et du regard vif de Dona Maria malgré la situation d’indécision dans laquelle elle se trouvait. En effet, Dona Maria a plusieurs fois réaffirmé sa force                                                   5 Le texte en petits caractères reproduit des fragments du rapport de terrain que j’ai écrit le jour suivant à partir de notes prises pendant l’entretien. Dona Maria n’a pas voulu que j’utilise le magnétophone.
 
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(son esprit fort ) et son manque de croyance au cours de l’entretien, mais de façon de plus en plus hésitante, voire ambiguë, face aux incidents qu’elle me racontait. Le premier, celui qui avait motivé l’entretien, était le plus ancien. Après avoir vendu la ferme et avant de la quitter définitivement, les anciens patrons de Dona Maria ont organisé une fête d'au revoir. Une des invitées s’est sentie mal et a dû s’allonger. Dona Maria, qui est allée lui apporter un verre d’eau, l’a entendue se plaindre d’une sensation de « poids ». La dame parlait aussi d’une « restitution à restituer » (sic). Les paroles de la dame n’ont pas été sans conséquences. Il y avait dans la chapelle de la ferme un caveau où reposaient deux morts. « On » a d’abord cru qu’il pourrait s’agir d’un trésor :  « …parce qu’autrefois les gens emmenaient avec eux les fortunes, les bijoux, les valeurs. Et ils sont même allés ouvrir les deux cercueils qui se trouvent ici dans la chapelle, mais il n’y avait rien, naturellement, il n’y avait que les os, un crâne plus large et un autre plus petit – ce devaient être un homme et une femme qui se trouvaient là enterrés. » « Mais on disait qu’il y avait là une « restitution à restituer », que c’étaient peut-être les esprits de ces deux personnes – je ne saispas – qui auraient fait une promesse, n’est-ce pas, sauf que maintenant ils n’ont personne… »  Les promesses religieuses non accomplies sont probablement la motivation la plus fréquemment attribuée aux morts qui se manifestent auprès des vivants. Ils viennent leur demander de les accomplir à leur place, ce qui leur permettra de trouver le « repos ». Cependant, Dona Maria n’évoque cette possibilité qu’à titre d’hypothèse. Contrairement à ce que pourrait faire croire son propos, les morts ne s’adressent pas toujours à leur famille. D’autre part, comme nous le verrons par la suite, sa proposition n’est pas exacte : ces morts-là avaient bien quelqu’un. Celle-ci n’a pas été la dernière manifestation de ces morts car, selon Dona Maria, en une autre occasion où son beau-frère avait fait venir « une de ces femmes » (pour des raisons non spécifiées), cette dernière aurait également mentionné l’existence d’une « restitution à restituer ». À ce point de l’entretien Dona Maria a brusquement changé de sujet : « Et mon père, il a travaillé ici et c’est ici que je suis née et que j’ai été élevée ». Après avoir répété son « manque de croyance », elle a enchaîné sur l’autre histoire, l’affaire sur
 
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laquelle elle allait me demander mon avis. Il n’est pas superflu de citer mon rapport de terrain en longueur :  « Je n’y crois pas, mais il y a quelques mois 6 , il y a eu un cas chez moi. Et c’est à ce moment que j’ai été confuse et maintenant je ne sais plus. « Cela s’est passé et huit jours après, le même jour et la même heure, cela s’est répété. » « Mais comment ça ? » « Cela s’est produit un mercredi, à deux heures du matin, et huit jours après, un mercredi, à deux heures du matin, une fois de plus, les mêmes signes », a ajouté Dona Maria de façon emphatique.  « Un gros bruit, les couvercles des poêles qui roulaient [sic] tous dans la cuisine ! La deuxième fois, cela a été plus fort. La première fois, on aurait dit deux couvercles, mais la deuxième fois, c’étaient tous les couvercles qui roulaient [sic] dans la cuisine. » « Ma nièce – la nièce qui habite avec moi – elle est allée voir et elle est venue dans ma chambre : « Oh Maria, c’était comme si tout était tombé par terre mais tout est en place ! » « « Oh, Maria, c’est un signe ! Il va y avoir des morts dans la famille ! » Et moi : « Eh bien, si cela arrive ce sera la volonté du Seigneur » », a dit Dona Maria qui me montrait dans ses manières qu’elle n’avait guère été impressionnée par le propos de sa nièce. Mais la deuxième fois, le fracas a été encore plus fort et une cruche métallique est même sortie du crochet. Cette fois Dona Maria a été plus effrayée. « Et je suis allée m’informer… C’était mon père décédé qui avait besoin de messes. Et maintenant je ne me sens pas bien. Cela m’a ébranlée [« Mexeu comigo »] – et depuis je ne me sens pas bien [« não ando bem »]. » « Mais qu’est-ce que vous sentez ? » ai-je demandé. « J’ai des irritations, des crises, et alors personne ne peut s’approcher parce que tout de suite je deviens … Et des haut-le-cœur, j’ai comme ça des haut-le-cœur – je ne vomis rien, mais j’ai des haut-le-cœur – et la nourriture me dégoûte. » D’après Dona Maria, depuis le deuxième incident, elle a fait des analyses et des échographies. Les médecins essaient de découvrir ce qu’elle a mais ils ne trouvent rien. « Et vous êtes allée voir quelqu’un ? » ai-je demandé. « Moi non, c’est mon beau-frère – en ce moment il va voir une dame de [nom d’une ville proche] et je lui ai demandé d’emmener une de mes photos pour qu’elle dise ce qui ce qui se passe 7 .                                                  6 En avril, selon une précision ultérieure. 7  Vers la fin de l’entretien, j’ai demandé à Dona Maria quand cette consultation avait eu lieu. Elle m’a répondu qu’elle datait de trois semaines seulement.
 
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« Elle regarde la photo, elle la regarde comme ça un certain temps et elle demande : « Est-ce que dans sa famille il y avait quelqu’un qui s’appelait José  ? » « Oui : Son frère et son père, ils s’appelaient José tous les deux. » Et elle dit : « Non, ce n’est pas le frère, c’est le père. » « Et elle a dit que je devais assister à dix messes, le dimanche, une fois pour la personne et les autres neuf fois pour l’esprit. Que je devais offrir des yeux en cire à Santa Luzia et un estomac en cire à São Bento da Porta Aberta 8 . » Dona Maria est revenue sur son incertitude en ce qui concerne la « vérité » de ce qui lui est arrivé et de la « confusion » qu’elle éprouvait à ce sujet. Elle ne savait pas quoi faire. Elle était déjà allée offrir les yeux en cire à Santa Luzia . Et elle a senti « une force », « une joie ». Ses yeux s’illuminaient lorsqu’elle me l’expliquait. Le bien-être est demeuré, et il a allégé le « poids » que cependant elle sentait toujours. « Parce que mon père », a continué Dona Maria, « il n’allait pas à la messe, mais il avait une grande dévotion pour les saints et il avait le petit saint de São Bento da Porta Aberta 9 à la maison. » Elle a évoqué le fait pour renforcer la vraisemblance de l’explication de la femme. Pourtant, comme sous l’effet d’une impulsion irrésistible, elle a ajouté : « À moins que la femme ait menti… » Mais non, elle ne pouvait pas le croire non plus face à ce qui s’était passé chez elle… Cette dame était une femme « forte, une vraie paysanne ». Dona Maria a gonflé sa poitrine tout en gardant les bras et la tête en retrait, m’indiquant par là que la dame en question était une personne du peuple, comme elle-même. Pourtant, Dona Maria  était toujours indécise. Son beau-frère qui habite en Espagne lui a téléphoné pour savoir si elle était déjà allée accomplir les promesses. Il estime qu’elle devait aller. « Je ne sais pas… Je suis confuse. Qu’est-ce que vous pensez que je dois faire ? » m’a-t-elle demandé.  J’ai dit à Dona Maria qu’elle devait accomplir les promesses. C’était le seul conseil sensé dans ces circonstances. Dona Maria n’en a cependant pas été satisfaite. Elle a plusieurs fois réitéré son indécision, la « force » qu’elle a toujours cru avoir et, maintenant, sa « confusion »…. La question qu’ elle m’avait adressée était toujours là, en creux, dans ses réticences. Elle allait me la reposer explicitement après. Entre-temps,                                                  8 Ce sont deux saints de la région. L’usage des ex-voto est très courant dans cette partie du pays. L’organe en cire correspond à l’organe malade guéri après la demande d’intercession. 9 « ...e ele tinha muito o tal santinho de São Bento da Porta Aberta aqui em casa. » C’est-à-dire, il était dévot de ce saint et il en avait une statuette à la maison.
 
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sa présence, en sourdine, ouvrait un espace d’interrogation que Dona Maria allait meubler de questions, d’évocations et de réflexions et auquel j’ai également participé avec quelques questions. Pensant aux ex-voto, j’ai demandé à Dona Maria si son père avait été malade de l’estomac. Elle m’a répondu que non, du moins pas lorsqu’elle l’avait connu, et a ajouté qu’il était mort du cœur et d’une cirrhose, tout en précisant qu’il n’était pas un gros buveur. Sans trop y réfléchir, il me semble, je lui ai demandé de m’expliquer ses symptômes. Dona Maria a répété ce qu’elle m’avait déjà dit sur son malaise, le « poids » et les haut-le-cœur, sur lesquels elle a insisté davantage. Elle a cependant ajouté que ces problèmes l’avaient plus d’une fois obligée à s’adresser aux urgences d’un hôpital, sans que les médecins puissent déterminer ce qu’elle avait, ce qui l’obligeait à admettre que « quelque chose d’étrange » se passait avec elle. Les recours infructueux aux urgences ainsi que les analyses médicales « normales » sont des épisodes classiques dans les parcours thérapeutiques des malades qui finissent par être pris en charge par un bruxo . Quant à la sensation de « poids », les comportements agressifs ou inaccoutumés, et les malaises indéfinis, ce sont des plaintes habituelles chez les malades auxquels un encosto est diagnostiqué – et c’est bien un tel diagnostic qui a été prononcé par la bruxa  consultée. Dans l’ensemble des plaintes de Dona Maria, seuls les haut-le-cœur et, dans une moindre mesure, la perte d’appétit, se détachent du « syndrome standard » de l’ encosto . Souvent de tels symptômes « particuliers » sont identifiés aux maux dont souffrait la personne décédée. Est-ce là la raison pour laquelle la bruxa  a prescrit l’accomplissement de la promesse dont l’objet serait un estomac en cire ? Et les yeux en cire qu’elle avait déjà offerts à Santa Luzia 10 ? Dona Maria ne s’est plainte d’aucun trouble de la vision. Elle ne s’y est pas référée non plus à propos de son père. Qui dans cette histoire ne voyait pas bien ? Dona Maria ? La bruxa ? Moi-même ?! Les messes auxquelles on assiste à l’intention du mort et d’après l’indication du bruxo ou de la bruxa sont des rites propitiatoires relativement courants destinés à attirer la bienveillance divine sur l’esprit du mort concerné lorsque celui-ci est censé être en
                                                 10 « Luzia » est également la déclinaison à la première et à la troisième personne de l’imparfait du verbe « luzir » (luire).
 
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difficulté 11 . La messe supplémentaire ayant pour bénéficiaire le malade lui-même est moins habituelle. La prescription de la bruxa  consultée présente donc quelques aspects problématiques. L’absence, chez son père, de maladies auxquelles pouvait se référer l’ex-voto que Dona Maria devait offrir à São Bento da Porta Aberta , combinée avec la présence, chez elle, de symptômes (haut-le-cœur et manque d’appétit) ayant un lien significatif avec cet ex-voto, ainsi qu’avec l’absence de lien entre les symptômes dont se plaignait Dona Maria et les maladies dont souffrait son père entraînent quelques complications, notamment : l’affaiblissement du lien que le diagnostic avait pourtant établi entre les incidents insolites chez Dona Maria et l’esprit de son père, le renforcement des liens entre Dona Maria et les symptômes dont elle se plaignait 12  et l’ouverture sur la possibilité d’un diagnostic alternatif. L’évocation de l’éventuel « mensonge » de la « dame » semble emprunter cette direction. Certes, Dona Maria a aussitôt désavoué cette hypothèse, mais l’argument dont elle s’est servie – les événements insolites qui se sont produits chez elle et, implicitement, leur caractère non reconductible à ce que l’on pourrait appeler la logique du quotidien – n’allait pas dans le sens du diagnostic prononcé par la bruxa  mais plutôt dans celui de la réalité  d’une manifestation de l’invisible. Cependant, Dona Maria n’a à aucun moment rejeté l’étiologie proposée par la bruxa et nous l’avons entendue dire son soulagement après avoir offert les yeux en cire. En fait, il m’a semblé que Dona Maria était plutôt encline à accepter la validité du diagnostic de la bruxa selon lequel elle souffrait d’un encosto de l’esprit de son père. Au risque de sembler paradoxal, je dirais que le problème de Dona Maria n’était pas tant le diagnostic d’ encosto  de l’esprit de son père, qu’elle semblait plutôt encline à accepter, que celui de choisir entre croire et ne pas croire . Et c’est ce dilemme qui l’a conduite à évoquer d’autres expériences relevant du domaine de la bruxaria .
                                                 11 Une autre prescription similaire consiste à conseiller au malade d’allumer un nombre précis de bougies à l’intention du mort dans une chapelle ou église. Il ne s’agit pas dans ce cas de l’accomplissement d’une promesse que le mort aurait fait. Le but souvent explicite de ce geste est « d’apporter de la lumière » à l’esprit pour qu’il puisse « aller dans un bon endroit ». 12  Ce qui est contraire à la logique habituelle du système étiologico-thérapeutique de la bruxaria , conforme en cela au mode de fonctionnement de la plupart des systèmes de soins traditionnels. Voir Tobie Nathan, « Manifeste pour une psychopathologie scientifique » in Tobie Nathan et Isabelle Stengers, Médecins et sorciers , Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1995, pp. 9-113.
 
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Reprenons le fil de l’entretien juste après l’évocation du recours aux urgences, de l’absence de réponse médicale précise et des implications quant à la « nature » de ce qui se passait avec elle :  « Et il y a de telles choses au monde ! » s’est-elle exclamée. Et elle a évoqué l’exemple de la cousine de sa belle-sœur (peut-être la veuve de son frère décédé) qui a entendu son grand-père parler par la bouche de la femme. Son visage s’était transfiguré pour reproduire fidèlement l’expression du grand-père. « La fille, elle était désorientée [« andou tontinha da cabeça »]. Et lorsqu’ils ont fini d’accomplir les promesses, une colombe blanche est apparue à la maison. « J’y ai déjà été », a dit Dona Maria. Elle se référait à la dame à qui son beau-frère a emmené sa photographie. « Vous laissez ce que vous voulez », dit la dame aux clients. Elle ne fixe pas de prix à ses services, mais elle accepte ce que les clients veulent bien lui donner. Dona Maria est revenue sur la question du nom que la femme avait prononcé : « José ». « Ce ne pouvait pas être mon frère. Si elle avait dit que c’était lui, je n’y aurais pas cru. Il est mort d’une maladie méchante [« doença ruim », c’est-à-dire le cancer]. Il a eu le temps d’accomplir ses promesses. Mais mon père non. Il n’avait pas de mal à promettre, mais il ne tenait pas toujours sa parole… 13 » Lorsqu’elle était allée voir la dame en compagnie d’une autre personne, Dona Maria s’était étonnée d’y trouver un prêtre. « Il venait avec un jeune homme. Aïe ! Lorsqu’il est entré [dans le cabinet de la dame], il remuait comme un fou. » Je lui ai demandé ce qu’elle voulait dire et Dona Maria m’a expliqué que le jeune homme est entré « en crise » dans la « consultation ». Il a fallu lui tenir les bras et les jambes tant il se débattait. « C’est le prêtre qui allait le fermer 14 », a-t-elle dit et je n’ai pas compris pourquoi le prêtre l’y amenait. Avait-il besoin d’aide ? Selon Dona Maria, le jeune homme est ressorti tranquillement par ses propres moyens. « Or si un prêtre s’en mêle, c’est qu’il y a là quelque chose… N’est-ce pas ? » a-t-elle demandé, pour ensuite évoquer la foule qu’on y trouve tous les jours : Comment pouvait-on tromper tellement de monde ? Malgré son incroyance, Dona Maria a toujours entendu des histoires.  Pendant le reste de l’entretien, Dona Maria allait encore évoquer d’autres histoires et d’autres expériences relevant du domaine de la bruxaria , ou, si l’on veut,                                                  13 « Ele era homem de prometer, mas não era sempre de cumprir... » 14 Bien que ce soit difficile, on arrive parfois à fermer le corps ouvert , surtout chez les plus jeunes.
 
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des rapports entre l’invisible et le monde du quotidien, avec lesquelles elle tissait graduellement une toile de fond de précédents et de possibilités contrastantes où elle pouvait inscrire et rendre intelligible sa situation et son problème particuliers. Mais revenons au dilemme de Dona Maria car il est aussi notre problème : Quel peut bien être le sens de l’incroyance dont elle se réclame alors que ses propos semblent à la fois présupposer et soutenir la réalité  de « ces choses » ? Pouvons-nous aborder cette difficulté en la localisant d’abord dans notre compréhension ? Puisqu’une partie au moins du problème semble résider dans le concept de croyance, il nous faut d’abord entreprendre l’élucidation de cette notion en essayant de nous approcher le plus possible du contexte dans lequel elle est employée par Dona Maria. Tout d’abord nous devons suspendre l’acception rationaliste de « croyance », beaucoup plus récente et limitée dans sa diffusion qu’on ne le suppose d’ordinaire 15 . Ensuite nous devons distinguer les deux principaux usages qu’en fait Dona Maria. Examinons un exemple du premier usage – et donc de la première acception du terme. À propos des messes auxquelles elle devait assister, Dona Maria m’a demandé :  « Assister aux messes – cela ne peut faire que du bien, n’est-ce pas ? » J’ai hésité un petit instant et Dona Maria, ayant compris le sens de mes réticences, a ajouté : « Étant Catholique et croyante, n’est-ce pas… » « Certainement », ai-je répondu.  
                                                 15 La première occurrence historique de la conception de « croyance » en tant qu’admission de la valeur de vérité d’une proposition telle que « Dieu existe », a été localisée vers la fin du XVII siècle en Europe et notamment chez John Locke par l’historien et théologien Wilfred Cantwell Smith (cité par Byron Good, Comment faire de l’anthropologie médicale ? , Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1998). Avant la révolution rationaliste, la notion de croyance désignait surtout la confiance  en la divinité et en ses représentants ou porte-paroles, et l’appartenance impliquée par ce lien au divin ainsi que par son partage au sein d’une communauté. Voir également Malcolm Ruel, « Christians as believers » in John Davis, ed., Religious Organization and Religious Experience , London, Academic Press, 1982, pp. 9-31. Cette acception qui était, malgré les logiques « sectairogènes » impliquées par son soubassement monothéiste, celle du catholicisme « traditionnel », nous pouvons toujours la retrouver au Portugal dans les milieux catholiques populaires , plus soucieux de la compatibilité avec l’autre que de l’extension de soi. Voir Robert Jaulin, op. cit.  
 
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