Les perturbations de l énonciation dans la poésie de l avant-garde russe au début du XXe siècle - article ; n°1 ; vol.62, pg 257-273
18 pages
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Les perturbations de l'énonciation dans la poésie de l'avant-garde russe au début du XXe siècle - article ; n°1 ; vol.62, pg 257-273

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Description

Revue des études slaves - Année 1990 - Volume 62 - Numéro 1 - Pages 257-273
17 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié par
Publié le 01 janvier 1990
Nombre de lectures 10
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Monsieur le Professeur Jean-
Claude Lanne
Les perturbations de l'énonciation dans la poésie de l'avant-
garde russe au début du XXe siècle
In: Revue des études slaves, Tome 62, Fascicule 1-2. En hommage à Roger L'Hermitte. pp. 257-273.
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Lanne Jean-Claude. Les perturbations de l'énonciation dans la poésie de l'avant-garde russe au début du XXe siècle. In: Revue
des études slaves, Tome 62, Fascicule 1-2. En hommage à Roger L'Hermitte. pp. 257-273.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/slave_0080-2557_1990_num_62_1_5883LES PERTURBATIONS DE L'ÉNONCIATION
DANS LA POÉSIE DE L'AVANT-GARDE RUSSE
AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE
PAR
JEAN-CLAUDE LANNE
« Compagnons, oyez-vous rien ? Me semble que je oy
quelques gens parlans en l'air, je n'y voy toutesfoys
personne. Escoutez. »
(Fr. Rabelais, le Quart Livre des faits et dicts héroïques du
bon Pantagruel, chap. LV, « Comment, en haulte mer,
Pantagruel ouyt diverses parolles degellées ».)
Je me propose d'examiner les conséquences, pour renonciation poétique, de
quelques principes avancés par des groupes se proclamant de l'avant-garde de
l'art, en Russie, au début de ce siècle, et plus précisément par l'un d'entre eux, la
« compagnie littéraire » Hylée, plus connue encore sous le nom d'école cubo-
futuriste des budetijane (des « futuristes russes » ou « futuriens »). Ces
principes, exposés dans des chartes, manifestes ou articles théoriques, se r
amènent, en dernière instance, à une thèse apparemment simple : le samovitoe
slovo (le verbe lui-même, le verbe intrinsèque) ou le slovo как takovoe1 (le
« verbe en tant que tel »). Les poètes futuriens, qui se désignaient du terme de
rečetvorcy « créateurs de paroles » ou bajači « paroliers », ne se proposaient
rien de moins que le retour de la parole poétique, et plus largement de la littérature,
vers l'intrinsèque, vers la pureté de son essence de parole poétique dégagée de tout
élément adventice. Un des slogans de cette secte littéraire déclarait sans ambages
que « la littérature devait être avant tout elle-même2 », c'est-à-dire refuser de
véhiculer des valeurs réputées extralittéraires (idéologie, philosophie, morale,
1. Cf. le manifeste «Пощечина общественному вкусу» (Gifle au goût public) dans
Манифесты и программы русских футуристов, Miinchen, Wilhelm Fink, 1967, p. 57
s.f.
2. A. Kručenyx, V. Xlebnikov, «Слово как таковое» (Le verbe en tant que tel), ibid.,
p. 56.
Rev. Étud. slaves, Paris, LXII/1-2, 1990, p. 257-273. 258 JEAN-CLAUDE LANNE
etc.)1- La poétique nouvelle se fondait sur le rejet de toute conception instrumentale
du discours, sur le refus de considérer la parole comme l'humble servante d'un
sens étranger à l'essence de l'art verbal. Comme l'écrivait un des représentants de
l'aile « gauche » du futurisme, A. Krucënyx : « Si les artistes d'autrefois allaient
au verbe par la pensée, nous, c'est par le verbe que nous allons vers la saisie
intellectuelle immédiate. Dans l'art nous avons déjà les premiers essais de la langue
du futur. L'art marche à l'avant-garde de l'évolution psychique.2 »
J'illustrerai de quelques exemples empruntés à l'œuvre de certains repré
sentants du futurisme russe l'application de ces maximes poétiques, puis je m'atta
cherai à montrer quels procédés techniques ont utilisés ces poètes (qui se voulaient
novateurs) pour augmenter l'intensité et l'efficacité de l'expression poétique. Les
perturbations de l'économie énonciative traditionnelle dans la poésie d'avant-garde
obéissent en effet à une logique qui se confond avec les tendances évolutives les
plus profondes du langage poétique. Ces « accidents discursifs » sont aussi
conditionnés par l'histoire de la poésie occidentale dans son ensemble et par un
environnement philosophique et artistique propice à ľéclosion de la doctrine du
« verbe intrinsèque ».
I. LES MODÈLES
La crise qui affecte le langage poétique dans les années dix de ce siècle a été
comme préparée par le développement récent de la poésie européenne et, plus
largement, des arts représentatifs, ainsi que par une réflexion dissolvante sur les
capacités significative, cognitive et communicative du langage.
Tout le mouvement de la poésie française moderne post-romantique dont se
réclamaient tous les budetljane et particulièrement leur principal théoricien,
B. LivSic, aboutissait par une sorte de nécessité interne à l'exténuation du
discours poétique, c'est-à-dire à la presque disparition du sujet (lyrique) et à
l'instauration d'une parole impersonnelle où l'initiative était comme laissée aux
mots eux-mêmes, censés se proférer sans l'aide de la voix de l'auteur. Mallarmé a
porté à la perfection cette tendance ascétique du discours poétique. Il vaut la peine
de citer quelques passages qui annoncent clairement l'avènement d'une parole
poétique pure, dégagée du sujet — source de locution — et de l'objet, entendu
comme thème ou contenu du discours :
— « L'œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède
l'initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés ; ils s'allument de
reflets réciproques comme une véritable traînée de feux sur les pierreries, rem
plaçant la respiration perceptible en l'ancien souffle lyrique ou la direction person
nelle enthousiaste de la phrase3...»
1. Ibid., p. 59.
2. A. Krucënyx, «Декларация слова, как такового» (Déclaration du verbe en tant que
tel), ibid., p. 66.
3. St. Mallarmé, Variations sur un sujet, « Crise de vers », in Œuvres complètes, Paris,
Gallimard, 1974, p. 366 (Bibliothèque de La Pléiade). PERTURBATIONS DE L'ÉNONCIATION 259
— « Un désir indéniable à mon temps est de séparer comme en vue d'attr
ibutions différentes le double état de la parole, brut ou immédiat ici, là
essentiel...1 »
— « Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la
langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole2. »
Dans cette poésie qui, comme celle de Mallarmé, se veut désormais réflexive et
critique, c'est moins le poète qui parle, que la poésie elle-même qui se profère
d'une voix « blanche », impersonnelle, anonyme. En conséquence de cette
« disparition élocutoire » du poète, renonciation se réifie, le poème devenant un
objet qui sécrète du sens indépendamment d'une subjectivité ou d'une volonté qui
serait à la source de l'acte de parole. Dans cette progressive « exinanition » de
l'énoncé vers le « poème tu, aux blancs3 », le langage se défait, se dissout
jusqu'à se transsubstantier en une muette trace scripturale, « objective », close sur
elle-même comme une chose, et, comme telle, proprement indicible. C'est
exactement ce mouvement d'évanescence de la parole poétique vivante et sonore
que reproduiront les futuristes russes, en renchérissant encore sur le geste
« verbicide » de Mallarmé et rejoignant les appels destructeurs d'un Apollinaire
ou d'un Marinetti (destruction du « je » dans la littérature, remplacement de la
subjectivité par la matière, « picturalisation » de la poésie, etc.)*. Les futuristes
russes, au demeurant, n'avaient guère besoin du modèle « futuriste » franco-
italien pour retrouver spontanément le scepticisme (ou le nihilisme !) romantique,
dont témoignent, dans le champ de la poésie russe, les célèbres aphonsmes de Fet
et de Tjutčev :
О если б без слова сказаться душой было можно? (Fet).
Мысль изреченная есть ложъ. (Tjutčev, Silentium).
En Russie justement au début du XXe siècle le langage se révolte contre la
domination de la raison et tente de lui imposer ses propres lois. Le langage veut
usurper la fonction traditionnellement dévolue à la pensée et prétend désormais
penser pour l'homme. Le hiatus se fait donc de plus en plus grand entre le dyna
misme du langage

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